Vaincre l’angoisse de la page blanche avec la méthode Pomodoro

Dennis “DieTa” Klein

OK. Comme je reprends l’écriture pour attaquer le volume 2 de « Les Dieux sauvages », le moment me paraît très bien choisi pour parler de cette astuce / technique (déjà évoquée lors de l’été de la productivité en 2013) qui, semble-t-il, a sauvé bien des étudiants en retard sur leurs mémoires et qui m’a permis, en 2016, d’écrire très régulièrement 20 000 signes par jour : la méthode Pomodoro.

La méthode

Pomodoro signifie “Tomate”. (La méthode Tomate, c’est le meilleur nom du monde.) La légende voudrait que son inventeur, Francesco Cirillo, ait fait partie de ces étudiants en retard sur un mémoire à produire ; il ne savait pas par quel bout prendre la chose et, en conséquence, procrastinait terriblement tandis que la date de remise approchait. Pressé par l’urgence, il a fini par se dire : “OK, je n’arrive pas à attaquer, mais je peux bien travailler dix minutes concentré dessus, non ? Et après, je m’octroie une pause ; mais travailler dix minutes, ce sera déjà mieux que rien.”

Lo and behold, Cirillo a été productif, et a réussi à enchaîner les sessions de travail courtes sur la promesse de cette pause, ce qui lui permettait d’avancer sur ses projets. À force d’essais / erreurs, il a cerné que la bonne alternance était : 25 minutes de travail, 5 minutes de pause (suivies avec un minuteur de cuisine en forme de tomate, d’où le nom).

Le contrat est le suivant : 25 minutes de travail concentré, sans interruption aucune, pour 5 minutes de totale liberté.

Application à l’écriture

Un livre est un immense édifice qui prend des mois, des années à se rédiger, sans parler de la construction. Par définition, la tâche est sans forme, donc plutôt intimidante, et certains auteurs – surtout les structurels, me semble-t-il – peinent tout autant à savoir par quel bout prendre le projet ; des tas d’angoisses inconscientes peuvent venir se greffer là-dessus, comme la nécessité d’être productif et d’être bon – deux impératifs profondément anti-sexe pour la liberté présidant à la créativité. (C’est en tout cas mon expérience, surtout quand j’ai une date de rendu qui s’approche.)

Du coup ? On procrastine.

La méthode Pomodoro vient alléger ces craintes en n’imposant qu’un seul impératif : “coucou, cerveau, on passe un contrat, toi et moi : tu dois travailler là-dessus 25 minutes, sans interruption mais sans impératif autre que de rester concentré, et après tu auras cinq minutes totalement libres pour lire les dernières rumeurs sur d’éventuels futurs Mac Pro”.

En général, tout ce qui manque à une bonne session d’écriture, c’est de s’y mettre pour lancer les idées, pour créer les conditions présidant à l’état de flow ; en supprimant les tergiversations, en se donnant une obligation de moyens plutôt que de résultats, on libère l’esprit – et c’est exactement ce dont il a besoin pour fonctionner. (Robert Sheckley avait une méthode très personnelle pour régler ce problème.)

C’est pour cela que le minuteur est un outil nécessaire de la méthode. Il y a une forme de validation du contrat dans le fait de l’actionner manuellement qui ne s’émule pas rien qu’en regardant une horloge et en se disant “je fais ma pause à 16h47”. Pour ma part, je préfère un truc silencieux (un chronomètre de montre fonctionne très bien) mais j’ai récemment passé mes Pomodoros sous l’application Due, qui présente l’avantage de disparaître de mon champ de vision une fois le compte à rebours lancé, et ne se signale qu’à son terme avec une notification.

Cela ne fonctionne évidemment que si le contrat est respecté. Si un Pomodoro est interrompu, il reprend à zéro, et la pause doit bien durer 5 minutes, pas plus. Je ne développe pas davantage, on en avait parlé ici.

Adaptations à l’écriture

Mais attention : écrire un livre est une tâche plus agréable et amusante que remplir sa déclaration d’impôts (normalement – le contraire pourrait indiquer un problème plus grave). Le but de la méthode Pomodoro est d’obtenir, au pire, 25 minutes de productivité en cas de difficultés. Pas seulement 25 minutes. C’est une sorte de starter de la créativité, un hack pour accélérer l’entrée en flow1, pas une fin en soi, et surtout, les pauses ne doivent pas (trop) sortir l’esprit du projet en cours. J’ai développé l’année dernière quelques stratégies supplémentaires fondées sur le travail de Cirillo (et cette série d’articles de Kourosh Dini) pour adapter la méthode au cas particulier d’un travail de création, et voici donc quelques petites recommandations pour faire fonctionner la chose :

Ne respectez pas le moment de la pause avec une obsession procédurière. La pause fait 5 minutes, pas plus, mais le Pomodoro fait 25 minutes au moins. C’est très important : si vous êtes en état en flow, que ça fonctionne bien, que l’écriture a décollé, ne vous arrêtez pas en pleine envolée lyrique (ou même en pleine phrase) juste parce que l’heure de regarder des chatons sur YouTube a sonné. Ne cassez pas cette concentration si durement acquise ; finissez à tout le moins votre phrase, voire votre scène si c’est bien parti ; ne vous laissez pas obligatoirement interrompre. (Il m’arrive régulièrement d’être tellement pris par ma tâche que j’en oublie de prendre la pause, et c’est la situation idéale.) Reconnaissez seulement qu’au prochain coup de mou, vous aurez gagné une pause. Et peut-être sera-t-elle plus longue, même, si vous avez bien avancé. L’humain n’est pas une machine, soyez attentif.ve à vos rythmes et respectez-les. Le but est de démarrer.

N’invitez pas l’inconnu dans la pause. (Formulation piquée à Kourosh Dini.) La concentration est fragile, donc ne profitez pas de la pause pour faire quelque chose qui vous sortirait complètement de la tâche en cours. Cela veut notamment dire (je sais, c’est dur, on n’a pas une vie facile) : pas de mails ni de Facebook. Les mails contiennent des tâches à faire et donc du stress, Facebook peut entraîner l’envie de répondre à ses notifications, messages etc. et (d’expérience) cela prend bien plus de cinq minutes. (Twitter, je trouve, passe encore en raison de la brièveté et de la volatilité du contenu.). A la place, allez aux toilettes, faites-vous un thé, méditez deux minutes, marchez un peu, rafraîchissez ce fil RSS qui vous passionne tant à condition qu’il n’y arrive pas quinze articles par demi-heure, mais, en gros : faites ce qui vous permet de poser le cerveau sur la table et qui n’invite pas du stress dans votre pause, au risque de flinguer la concentration.

Respectez le format préconisé par Cirillo. Pourquoi 25/5, vous demandez-vous ? (Vous ne vous le demandiez pas ? Allez, faites un effort, sinon je passe pour un crétin.) Cirillo dit que c’est, à l’usage, le bon format (qui compose, en plus, des heures complètes). J’ai tenté de faire plutôt 50/10 pour rester concentré plus longtemps – après tout, c’est la même chose, non ? Eh bah non. S’engager à plancher 50 minutes quand on est en difficulté, psychologiquement, ce n’est pas 25, c’est presque une heure ; et quand on a l’esprit dans la choucroute, ça ne fonctionne pas. 10 minutes de pause, c’est encore pire : cela laisse amplement le temps à l’esprit de sortir du projet et s’y remettre est bien plus difficile. 5 minutes est le bon format pour éviter de divaguer, tout en se donnant un réel moment pour souffler.

À mesure que je m’engage dans l’écriture de La Fureur de la Terre, donc, mes Pomodoros sont prêts, et je commence à pratiquer suffisamment la méthode pour que mon inconscient sache que je respecte ses envies de divaguer, et nous travaillons donc lui et moi en bonne intelligence. Il sait que je ne lui demande pas de produire quelque chose de génial d’emblée, juste de rester concentré sur des tranches raisonnables et qu’il aura le loisir de se reposer régulièrement, de procrastiner à loisir pour satisfaire son petit syndrome de déficit de l’attention. Et depuis, lui et moi, nous avons une relation bien plus harmonieuse et, paradoxalement, productive, parce qu’il est sait quand travailler et quand se reposer.

  1. En maximisant le ROI sur un cash-flow de la timeline buffée du computer online, évidemment.
2019-06-04T20:29:37+02:00mardi 14 février 2017|Best Of, Technique d'écriture|14 Commentaires

La Fureur de la Terre gronde au loin

Nous y voilà ! Je travaille en parallèle sur les corrections éditoriales de La Messagère du Ciel (qui sort en mai, au moment des Imaginales, où je serai ; pour mémoire, Port d’âmes ressort en poche chez Folio SF un peu avant), mais les livres ne s’écrivent pas tout seuls (je dis ça tellement souvent, y aurait-il un vœu inconscient derrière ?).

Difficile de dévoiler dans quel état je reprends la situation, vu qu’on parle d’un livre qui n’est même pas encore sorti (la dissonance cognitive est assez étrange, j’avoue, et je mesure tout à fait et remercie les éditions Critic pour leur confiance) mais, heu, il y a un sacré nombre de choses à démêler. Me voilà reparti pour la deuxième étape de ce voyage au long cours en compagnie de ces personnages, et j’ai hâte de dévoiler et de conclure un certain nombre de fils d’intrigue… mais pas tous, évidemment, puisque la seconde partie de mon année sera occupée par l’écriture du troisième et dernier tome, L’Héritage de l’Empire, dont la sortie est prévue en mai 2018.

2017-03-07T16:46:59+01:00lundi 13 février 2017|À ne pas manquer|3 Commentaires

La boîte à outils de l’écrivain : minimiser les distractions avec Fluid

Bientôt un an que j’ai (re)mis le doigt dans les produits Apple – après avoir été aussi farouchement que stupidement réfractaire – et que j’ai vu ma productivité s’envoler littéralement, sans parler du plaisir que j’ai retrouvé à utiliser un ordinateur (plaisir disparu depuis longtemps avec mon utilisation de MS-DOS 6 – oui madame – où j’avais toujours eu la sensation de lutter contre mon ordinateur au lieu qu’il m’aide et soit mon fidèle compagnon). Je découvre encore aujourd’hui de petites merveilles d’automatisation, d’optimisation, de nouvelles applications qui me font gagner un temps fou.

Fluid est l’une de ces gemmes. Très simplement, Fluid permet d’encapsuler un site web dans une application autonome. C’est une sorte de “super-signet” qui se lance indépendamment du navigateur et offre la possibilité d’employer le site concerné de façon séparée.

À quoi ça sert ? À réduire les distractions, pardi. La limite entre les applications et le web purement informatif s’amincit toujours davantage. Accéder à une application web sur le navigateur, c’est s’exposer à tous ces onglets laissés ouverts qui réclament l’attention, c’est se tenter avec Facebook ou YouTube au lieu d’écrire (ou autres). Fluid transforme un site en application séparée, ce qui change l’état d’esprit : on utilise le service comme un programme réel, dans une fin précise, au lieu d’ouvrir la boîte de Pandore des autoroutes de l’information multimédia 2.0 participatives et citoyennes.

Je m’en sers tout le temps pour Focus@Will, par exemple, avec lequel je t’ai rabâché les oreilles (ce qui est paradoxal) (si tu ne comprends pas la blagounette, voir ce dont il s’agit), auguste lectorat. Bien que ce soit un site web, Focus@Will trône dorénavant comme une application indépendante dans ma barre de menu, lancée au démarrage de mon Mac, avec une jolie icône, ce qui me dispense de chercher Safari parmi toutes mes applis ouvertes pour trouver le contrôle de lecture. À la manière d’iTunes, je peux lancer et arrêter la musique à mon gré :

Créer une application Fluid est d’une simplicité absolue, il suffit d’entrer l’adresse du site web, de laisser le truc mouliner, et l’on dispose d’une application toute neuve à placer où l’on souhaite :

Cliquez pour agrandir

Utilisant l’adresse du lecteur de Focus@Will, j’obtiens très simplement ce résultat, qui n’est pas une capture d’écran de mon navigateur mais bel et bien le résultat de l’application “Focus@Will.app” que je viens de créer en deux clics :

Et, depuis le menu de mon application, je peux la réduire simplement dans la barre supérieure, comme un simple tableau de bord système :

Fluid a toutefois un petit défaut : jusqu’ici, je n’ai pas réussi à l’obliger à retenir mes informations de connexion concernant un site donné ; à chaque rallumage du Mac, par exemple, je dois entrer à nouveau mon mot de passe dans la fenêtre de mon application Focus@Will. J’ignore si c’est un bug de l’application ou moi qui n’ai pas trouvé la bonne option, mais je ne me soucie guère de ces quelques secondes perdues par rapport à l’efficacité que je retire de l’astuce.

Fluid est gratuit à l’essai (et propose déjà beaucoup de fonctionnalités), la version complète coûte seulement 4,99 $. Je n’ai pas hésité une seule seconde en voyant tout le potentiel du principe ; en fonction des besoins de chacun, je suis sûr qu’il existe des centaines de petites astuces et d’utilisations productives à trouver pour minimiser les distractions.

C’est pour ce genre de gemmes et d’optimisations magiques que je ne regrette pas un seul instant d’être passé sous Mac. Certes, l’achat m’a fait mal au portefeuille, mais je considère que la différence d’investissement m’a déjà été remboursée avec ce que j’ai gagné en plaisir et en efficacité au quotidien.

[Site web de Fluid]

2019-06-04T20:29:30+02:00jeudi 9 février 2017|Best Of, Technique d'écriture|7 Commentaires

Science fiction, science frissons : captation du débat au forum de bioéthique de Strasbourg

Ce débat s’est déroulé dans le cadre du Forum européen de bioéthique 2017 à Strasbourg, avec : Catherine Dufour, Ariel Kyrou, Stéphanie Nicot, Faruk Gunaltay, LD. Grands témoins : Jean-Philippe Meilland, université populaire de Macon, Franck Queyraud, bibliothécaire en charge des médiations numériques aux Médiathèques de Strasbourg Eurométropole. Animation : Olivier Mirguet.

Ce forum proposait cinq jours de conférences et interventions gratuites autour du thème de la bioéthique sous les angles scientifiques, juridiques, artistiques… Plus d’informations ici. Toutes les tables rondes ont été filmées et sont disponibles gratuitement sur la chaîne YouTube de l’événement, il y a des choses absolument passionnantes à découvrir.

2017-02-06T15:57:51+01:00mercredi 8 février 2017|Entretiens|Commentaires fermés sur Science fiction, science frissons : captation du débat au forum de bioéthique de Strasbourg

Les projets de l’année, en entretien sur ActuSF

ActuSF : Sur quoi travailles-tu ? Quels sont tes projets ?
Il y a en fait beaucoup de choses qui vont se concrétiser cette année après avoir été préparées l’année dernière. Je me suis lancé dans une trilogie de fantasy post-apocalyptique intitulée « Les Dieux sauvages » dont le premier volume, La Messagère du Ciel, sortira en mai. Et…
… Et je ne vais pas vendre toute la mèche ici, tiens ! Merci au site de référence ActuSF qui m’a proposé, comme à tous les camarades, la désormais classique interview de début d’année, pour établir le paysage de 2017 et de ses publications. Il y est question de La Messagère du Ciel et même déjà de sa suite, La Fureur de la Terre. C’est à lire ici ! 
2017-03-16T11:43:36+01:00mardi 7 février 2017|À ne pas manquer, Entretiens|Commentaires fermés sur Les projets de l’année, en entretien sur ActuSF

L’inconscient, cette machine à régler des problèmes

C’est un peu mon fil personnel dans l’écriture en ce moment : je creuse les mécanismes curieux et inconscients qui président à l’écriture (et toute forme de création). Restant structurel (et m’appuyant donc fortement sur des plans et la préparation de mes récits à l’avance), j’explore néanmoins davantage les aspects du lâcher-prise : c’est une notion que nous avons pas mal abordé avec Mélanie Fazi et Laurent Genefort dans le podcast Procrastination (entre autres avec le double épisode sur le rêve et la création).

Sur le sujet, j’ai raconté une petite anecdote il y dix jours à Decitre Grenoble qui semble avoir bien plu, du coup, la revoici, en version un peu plus étoffée.

L’inconscient est une fantastique machine à résoudre des problèmes : c’est une notion assez bien connue des neurosciences, mais il vient un moment où cette notion passerait presque dans le mystique (je ne dis pas que ça l’est ; mais on peut s’interroger). Un certain nombre d’auteurs décrivent parfois leur travail de création de mondes imaginaires, pas tant comme une invention, mais comme une forme de “souvenir”, une recherche du sens “logique”, qui s’emboîte avec le reste, avec le projet désiré. Insérez là-dessus l’explication spirituelle ou psychanalytique de votre choix ; je n’en plaque aucune, pour ma part, je constate simplement le mécanisme, à savoir que, concernant Évanégyre, j’ai parfois davantage l’impression d’agir en archéologue qu’en démiurge.

Entre l’anecdote.

Dans Évanégyre, il y a deux nouvelles qui agissent en quasi-miroir l’une de l’autre : “Bataille pour un souvenir” et “Au-delà des murs” (reprises toutes deux dans La Route de la Conquête). Sans spoiler (divulgâcher), “Bataille pour un souvenir” raconte, surprise, une bataille selon le point de vue d’un des camps. “Au-delà des murs” relate le point de vue du camp opposé, après la bataille.

Bataille pour un souvenir” a été écrite aux alentours de 2007 (de mémoire) puis publiée en 2009 dans l’anthologie Identités dirigée par Lucie Chenu chez Glyphe (le tout premier récit d’Évanégyre à être publié, d’ailleurs, et merci à Lucie à qui je devrai toujours cette première possibilité de présenter cette brique de l’univers au public). À l’origine, la nouvelle était donc parfaitement indépendante ; c’est une règle de l’univers que je me suis fixé peu de temps après, soit l’indépendance des ensembles narratifs. Une nouvelle (comme « Bataille pour un souvenir »), un roman (comme Port d’Âmes), une trilogie (comme « Les Dieux sauvages »), tout cela doit pouvoir se lire parfaitement indépendamment du reste et dans n’importe quel ordre, car chaque récit doit se suffire à lui-même (même si l’on retrouve parfois des lieux, des personnages, voire l’évocation d’événements différents sous des éclairages nouveaux, mais il s’agit du petit bonus pour le lecteur fidèle de l’univers, lequel peut voir, par transparence, émerger un autre récit sous-jacent avec le recul – ce qui est visible notamment sur La Route de la Conquête).

Donc. Avance rapide deux ans plus tard : Stéphanie Nicot m’invite à participer à l’anthologie Victimes & Bourreaux. Une “suite” ou du moins une reprise des guerriers-mémoire de « Bataille pour un souvenir » m’ayant été fréquemment demandée, et le thème de l’anthologie s’y prêtant bien, il me vient l’idée de revisiter la bataille des Brisants. Mais je reste fidèle à mon précepte d’indépendance absolue des ensembles narratifs, et l’écriture de ce qui deviendra « Au-delà des murs » se présente alors comme un défi personnel à relever : reparler d’un événement qui a plu aux lecteurs d’Évanégyre, dans un texte qui pourra les satisfaire, tout en satisfaisant aussi les lecteurs qui découvriraient le monde via cette nouvelle. (Ce n’est pas à moi de dire si ça fonctionne ou pas, mais le blog IfIsDead, à l’époque, n’avait pas du tout vu que le récit participait d’un univers plus vaste, ce qui est pour moi une marque de succès.)

Au moment de l’écriture de « Bataille pour un souvenir », je n’avais donc aucune idée ni perspective de revenir à cet événement ni à ce peuple. Construisant « Au-delà des murs », je suis donc lié par l’écriture de « Bataille pour un souvenir », les événements tels qu’ils y sont décrits, et si l’on pourrait considérer que Thelín Curmerial, le narrateur de ce texte, n’est pas fiable et donc ment, je préfère ne pas abuser de cet artifice narratif et me lier très fermement, au contraire, à sa description de la bataille des Brisants. Laenus Corvath, le vétéran protagoniste d’« Au-delà des murs », s’y trouvait lui aussi ; construisant cette deuxième nouvelle, je dois donc trouver à insérer son propre destin dans le déroulé de l’affrontement. Pas difficile à première vue, après tout, un champ de bataille, c’est vaste, et Thelín et Laenus ne se sont pas forcément croisés.

Sauf que si ; il apparaît très vite que Laenus et Thelín doivent être tous les deux présents au cœur de l’affrontement qui décidera plus ou moins du sort du conflit, l’un dans le rôle du témoin (Laenus, « Au-delà des murs »), l’autre dans le rôle d’acteur (Thelín, « Bataille pour un souvenir »). Là, je me dis que ça va forcément coincer. Au moment d’écrire « Bataille pour un souvenir » par les yeux de Thelín, je n’envisageais absolument pas d’écrire un autre récit autour de cet événement ; ce n’est que trois à quatre années plus tard (en temps d’écriture) que l’idée d’« Au-delà des murs » se présente. Quand je décris la bataille des Brisants du point de vue de Thelín, Laenus n’existe pas encore.

Songeant que cette scène-là sera donc, finalement, impossible, je reprends quand même attentivement le passage concerné de « Bataille pour un souvenir » par acquit de conscience, pour voir si je ne peux pas caser Laenus dans les non-dits de Thelín.

Et là, je tombe – avec un certain vertige cognitif, je dois l’avouer – sur ce passage, décrit par Thelín, au moment de l’affrontement :

Je grimace de dégoût. [L’adversaire de Thelín] tend la main dans le dos et dégaine son arme inhumaine. Je raffermis ma prise sur mon sabre. Derrière Erdani, à moitié dissimulé par le char, un soldat en armure rouge se tient prêt à dégainer.

Et là, comme on dit au Café de Flore, OMG.

Laenus Corvath a toujours été là. Il était là depuis le début, depuis l’écriture, trois-quatre années plus tôt, de « Bataille pour un souvenir ». Je connais suffisamment mes mécanismes internes : ce petit morceau de phrase n’a pas grand-chose à faire là, il ne sert guère de finalité (hormis peut-être l’atmosphère) : j’ai juste suivi l’envie du moment. Surtout, ce soldat n’est pas seulement présent : il est “à moitié dissimulé”, signifiant qu’il n’est pas tant un intervenant de la bataille qu’un témoin discret, voire qui ne se trouve pas tout à fait là où il de faudrait (les autres gardes d’élite présents dans la scène – qui sont, eux, à leur place – portent une armure vermeille, comme tous les Valedànay ; celui-là est en armure rouge, c’est un soldat du rang).

J’ai écrit Laenus Corvath dans la scène à une époque où je n’imaginais même pas son existence. Je – le moi conscient, qui croit maîtriser ce qu’il écrit et les histoires qu’il construit – n’y suis absolument pour rien ; cela fait partie des bonheurs ? vertiges ? miracles ? de l’inconscient et de l’écriture. Cela m’a été servi par autre chose.

Je n’ai aucune idée de ce que c’est, mais j’en suis reconnaissant, et je “le” laisse faire. Il y a un côté assez réjouissant et qui rend humble en même temps à comprendre que, malgré toute la préparation et la technique (que je ne désavoue absolument pas), on reste le vecteur de… trucs… qui nous échappent.

La technique en art est indispensable. Mais j’ai toujours pensé qu’elle devait seulement être le support qui donne les outils au créateur de laisser transparaître sa création de la manière la plus limpide qui soit, tant pour le lecteur qui la reçoit, que pour lui-même, en ôtant le maximum d’obstacles dans la réalisation entre le média qu’on s’est choisi et la création brute, ce qui émerge à travers la conscience et qui, pour ce que j’en sais, représente peut-être une transmission extra-terrestre en provenance d’Alpha du Centaure.

2019-06-04T20:29:19+02:00lundi 6 février 2017|Best Of, Technique d'écriture|7 Commentaires

“On est une goutte d’eau dans l’océan” – sur l’humilité et l’écriture, entretien par Justine Carnec

Justine Carnec, étudiante en journalisme, m’a proposé cet entretien dans le cadre de ses travaux personnels après avoir découvert et aimé Port d’Âmes (gloire à elle !). Parce qu’elle avait d’excellentes questions, qu’elle a fait un excellent travail de synthèse dans une discussion qui partait dans tous les sens, et afin qu’il en subsiste une trace, le voici – ça parle de sujets peu courants, comme la postérité et l’impact de la littérature. Pour une lecture à tête reposée, l’entretien est également disponible mis en page en PDF.


« On est une goutte d’eau dans l’océan »

Interview : Justine Carnec

Amoureux de l’écriture et de science-fiction, dont ses parents sont friands, il écrit sa première nouvelle à six ans. Mais, passionné par la mer, les orques et les dauphins, il décide de faire des études d’agronomie, pour devenir biologiste marin. Après l’obtention de son diplôme, il revient finalement à la littérature, à laquelle il se consacre entièrement depuis 2001. Avec humour et humilité, il raconte pourquoi ses romans lui permettent à la fois de raconter des histoires et de contribuer aux questionnements du monde.

Où êtes-vous né ?

Ah ! (rires) Je suis né en région parisienne, ça arrive à des gens très bien !

Qu’est-ce qui vous a donné l’envie de venir vous installer en Bretagne ?

J’ai toujours été attiré par la mer, et je venais en Bretagne jeune. Quand j’avais 18 ans, je suis venu faire mes études d’agronomie à Rennes, car c’était là qu’était la seule école qui avait une spécialité en rapport avec la mer. J’ai ensuite décidé de tenter ma chance dans le domaine de l’écriture, et comme j’étais bien là où j’étais, je ne suis jamais reparti.

Quand avez-vous commencé à écrire ?

J’ai commencé à six ans. Quand, gamin, j’ai découvert ce qu’était l’écrit, j’ai trouvé ça génial. Alors j’ai bassiné ma mère pour apprendre à écrire, et, gloire lui soit rendue, elle m’a pris une répétitrice. C’est comme ça que j’ai appris à lire et à écrire avant d’entrer en primaire. Et je pense que j’ai toujours eu envie d’écrire des histoires.

Quelle a été la réaction de vos parents quand ils ont appris que vous écriviez ?

C’était un peu de leur faute ! C’étaient tous les deux des grands lecteurs de science-fiction. Forcément, ça a déteint sur moi. J’ai déclaré que je voulais tenter ma chance quand j’ai fini mes études. Mais j’avais déjà écrit un bouquin, des nouvelles ici et là, je m’impliquais de plus en plus dans le milieu de la SF et de l’imaginaire… Donc c’était un peu une évolution naturelle. Mon père, qui est dans le domaine de l’édition musicale, a accueilli ça en disant : « Écoute, t’as un diplôme, tu peux tenter ta chance pendant un certain temps et voir ce que ça donne. ». Rétrospectivement, je pense que j’ai eu la chance des inconscients, parce que je ne me rendais pas compte à quel point c’était dur.

Commencer à écrire à 6 ans, c’est un peu une vocation… Pourquoi avez vous décidé de faire des études en biologie marine ?

Je ne sais pas si c’est une vocation. J’ai découvert ce truc-là, ça a pris toute la place dans ma tête, et je n’étais plus capable de faire autre chose. Mais j’étais aussi passionné par la mer, les dauphins, les baleines… J’étais totalement dans la génération Grand Bleu. Et puis, il fallait quand même avoir un diplôme sérieux, histoire d’assurer les arrières. Mais en fait, je me suis rendu compte, une fois que j’ai eu le diplôme en poche, que la recherche était exactement ce qui ne m’amusait pas, et que tout le côté romantique du commandant Cousteau, qui passe sa vie sur les bateaux pour aller voir les dauphins, ça représentait un à deux mois de travail dans l’année. Moi, je voulais entrer là-dedans pour le côté rêve ; je ne me rendais pas compte. J’étais un peu candide par certains côtés. (rires)

Qu’est-ce qui vous a poussé à laisser la biologie marine de côté pour vous consacrer à la littérature ?

C’est vrai que la question s’est posée de rester dans ce domaine, mais je me suis vite rendu compte que c’était soit la recherche, soit travailler en zoo marin, avec, des deux côtés, les problèmes que ça peut entraîner. Mon truc, c’était le terrain : je préférais mille fois récurer les bassins que de faire des analyses statistiques. Or, une façon de retrouver ça, c’était de parler de l’émerveillement que ça causait chez moi, dans des bouquins. Et puis, j’ai gardé contact avec ce domaine-là en partant de temps en temps en volontariat. Paradoxalement, en écrivant et en allant aux salons littéraires, j’ai été beaucoup plus amené à parler de biologie marine que je l’aurais probablement fait si j’avais été chercheur. J’ai même eu des contacts avec des éditeurs pour faire des livres de vulgarisation sur ce genre de sujets. Je ne pense pas que j’aurais eu cette chance là en restant dans le milieu de la recherche. C’est assez paradoxal : j’écris des romans, et on dirait que ça me donne un crédit meilleur à celui de chercheur. (rires)

Comment en êtes-vous venu à faire de la traduction ?

Mes parents m’ont mis au jardin d’enfant en anglais quand j’avais 6 ans, ce qui fait que j’ai appris l’anglais avec très peu de retard par rapport au français. Aujourd’hui, je suis bilingue. Et puis, quand j’ai décidé que je voulais écrire, j’ai voulu essayer un maximum de trucs. À l’époque, Stéphanie Nicot m’avait fait rentrer dans Galaxies (revue de SF, ndlr) en tant que critique littéraire, et j’ai rencontré Jean-Daniel Brèque, grand traducteur de l’imaginaire, qui s’occupait des fictions anglophones. Je lui ai dit que je tenterais bien la traduction, et il a considéré que mon début n’était pas trop mauvais, donc j’ai continué. Je me suis assez vite rendu compte que ça me permettait d’affiner ma plume, en me coulant dans celle d’un autre. La traduction m’a appris à considérer l’écrit comme un matériau entièrement plastique. Tout l’aspect « technicité » de l’écriture, c’est en grande partie la traduction qui me l’a enseigné.

Ancien biologiste marin, traducteur, écrivain, auteur de jeux de rôles, vous réalisez même des podcasts et animez des ateliers dans des salons littéraires, ça fait beaucoup de métiers… Comment vous imaginiez-vous, enfant ?

Je pensais que je serais un commandant Cousteau. Mais il y avait aussi le côté « Ah, j’aimerais bien écrire des livres, raconter des histoires… ». Je travaillais à l’école dans ces deux buts, mais au collège, les cours de français m’ont complètement cassé les jambes. C’est en Troisième que ma prof de français, gloire lui soit rendue, m’a mis Boris Vian entre les pattes, et que j’ai découvert qu’on pouvait faire des trucs fun avec la littérature « sérieuse » (je lisais de la SF, mais tout le monde sait que c’est pas de la vraie littérature, hein). Et, voilà, je m’imaginais entre les deux, peut-être à écrire des bouquins tout en allant étudier les dauphins dans mon zodiac. (rires) Bon, j’étais gamin, ce n’est pas ma faute.

Aujourd’hui, comment vous définiriez-vous ?

J’essaye de ne pas définir les trucs, à commencer par moi-même. Définir, c’est déjà un peu enfermer. J’essaye de faire des choses qui ont du sens, d’une manière qui ait du sens. L’un étant aussi important que l’autre. Je n’écris pas des bouquins pour passer un message, mais pour raconter une bonne histoire, et pour essayer de contribuer de manière anonyme aux questionnements du monde. « De manière anonyme », ça paraît bizarre, parce que mon nom est sur la couverture. Mais il y a un truc que j’ai réalisé il y a quelque temps, c’est qu’aucun auteur vivant et travaillant aujourd’hui n’atteindra la postérité. Mais ce n’est pas grave. D’ailleurs, on se rend compte en regardant les choses en détail, que ce que la postérité conserve, c’est aussi en grande partie une question de circonstances. Il y a beaucoup d’auteurs moins connus que les classiques très célèbres, qui sont aussi intéressants, voire davantage, ne serait-ce que dans le cadre de la littérature de l’imaginaire. Par contre, on est lus, et ce n’est pas que notre parole n’a aucune valeur et qu’on prêche dans le désert, mais… On est une goutte d’eau dans l’océan. Ça ne veut pas dire que ce qu’on fait ne sert à rien et n’a pas de sens. Ça veut dire que ce qu’on fait à un moment va peut-être pouvoir résonner avec une, dix, cinquante personnes avec de la chance, et que ça va peut-être contribuer à faire avancer une réflexion. Tout ça, c’est une goutte d’eau dans l’océan, même si chaque goutte est importante. Je le fais moins maintenant, mais, quand je partais en volontariat, j’avais l’habitude de dire que c’était un truc que tous les auteurs devraient faire. On arrive dans un endroit perdu au bout du monde, où tout le monde s’en fiche de vos activités. Et c’est très bien. Je pense qu’il y a beaucoup d’auteurs à qui ça ferait beaucoup de bien de réaliser que ce qu’on fait est important pour soi avant toute chose, mais qu’il ne s’agit pas du centre du monde.

Je suis allé loin, là… Je ne sais pas si j’ai répondu à la question. (rires)

Vous n’aviez pas trente ans quand vous avez commencé à publier des nouvelles. Quand avez-vous commencé à vous dire « Ça y est, je suis écrivain » ?

C’est un truc que j’ai toujours essayé d’éviter de me dire. Quand on me demande ce que je fais dans la vie, je réponds « J’écris des bouquins. ». Ce n’est pas que j’en aie honte, mais le fait de dire « Je suis écrivain », même si c’est une description juste de mon activité, ça va projeter dans l’esprit des gens une image préconçue que je n’ai pas forcément envie de projeter. Je préfère donc dire que j’écris des bouquins. Mais, pour ce qui est de savoir à partir de quand j’ai commencé à me dire que je savais ce que je faisais, eh bien, à chaque livre, j’ai l’impression que j’en sais un peu plus. Quand j’ai eu un certain nombre de nouvelles derrière moi, qu’on commençait à me payer régulièrement pour ça, et qu’on m’en demandait, je suis dit que, peut-être, je n’étais pas complètement un imposteur. Mais ça ne va pas beaucoup plus loin que ça. J’écris des bouquins, je fais de la traduction, je compose un peu de musique pour les jeux vidéo, et puis voilà.

Quels sont les moments de votre vie qui vous ont le plus inspiré pour l’écriture de vos textes ?

Il y a de tout… J’ai vu un panneau qui m’a fait rire, à mettre sur la porte de bureau d’un écrivain. C’était : « Attention, écrivain au travail. Les passants innocents risquent d’être intégrés à l’histoire. ». Un auteur fait exactement ça, et le premier matériau, c’est lui-même. Par exemple, dans ma nouvelle trilogie, je traite de trucs qui me grattent et qui m’agacent depuis longtemps. Mais le lecteur devine simplement que ça me gratte et que ça m’agace. En fait, personne ne peut voir l’auteur à travers le récit. Ce qu’on peut apprendre, c’est simplement les questions qu’il se pose, pas les réponses qu’il donne. Et puis, je pense que l’écriture change l’auteur. Un auteur qui finit un bouquin n’est pas le même que quand il l’a commencé, même s’il l’a écrit sur une période courte. Et, avec l’âge, les questionnements changent. Port d’Âmes, que j’ai publié en 2015, est un manuscrit que j’avais écrit huit ans plus tôt, et que j’ai réécrit aux deux tiers. Pour moi, retravailler dessus a presque été une expérience en collaboration avec un auteur mort. C’est-à-dire que c’était moi, des années plus tôt, avec des questionnements spécifiques à cet âge-là. L’auteur que j’étais devenu, avec le savoir-faire acquis, s’est mis au service de la publication de ce manuscrit-là, auquel je tenais. C’est pour ça que je me suis vraiment vu comme mon propre écrivain fantôme. C’est un drôle de métier.

2019-08-28T21:21:43+02:00jeudi 2 février 2017|Best Of, Entretiens|Commentaires fermés sur “On est une goutte d’eau dans l’océan” – sur l’humilité et l’écriture, entretien par Justine Carnec

Procrastination podcast ép. 10 : “La place du rêve dans la création (2)”

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Deux semaines ont passé, et le nouvel épisode de Procrastination, notre podcast sur l’écriture en quinze minutes, est disponible ! Au programme : “La place du rêve dans la création (2)“.

Après une tentative de définition de l’inspiration et du processus du rêve dans la création, Mélanie Fazi, Laurent Genefort et Lionel Davoust partagent leur expérience et proposent des encouragements ainsi que des techniques pour nourrir l’inspiration. Et il ne s’agit pas que d’exercices d’écriture, mais au contraire de prendre conscience de ses rythmes personnels !

Références citées :
– Stephen King, Écriture
– Elisabeth Vonarburg, Comment écrire des histoires, guide de l’explorateur

Procrastination est hébergé par Elbakin.net et disponible à travers tous les grands fournisseurs et agrégateurs de podcasts :

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Bonne écoute !

2019-05-04T18:48:39+02:00mercredi 1 février 2017|Non classé, Procrastination podcast|2 Commentaires

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