Pourquoi je ne me revendique plus du féminisme (mais continue à le défendre)

men_and_feminism_2_400x400Spoiler alert : la clé est dans le mot “revendiquer”, pas dans le mot “féminisme”. 

J’ai écrit pas mal de trucs ici, assez agressifs d’ailleurs, sur le fait que, principalement, le patriarcat n’est qu’un étalage de faiblesse, de peur, de petitesse intellectuelle et émotionnelle, et, probablement, d’une béance psychologique aussi tragique qu’ancienne. Je les écrirais peut-être un peu différemment aujourd’hui pour certains détails mais, globalement, je les assume et, surtout, je suis content qu’ils existent, et soient disponibles d’une manière ou d’une autre dans les archives.

Pourtant, aujourd’hui, je n’écris plus rien sur le sujet, même si cela ne m’empêche pas de continuer à partager un certain nombre d’articles sur les réseaux sociaux concernant les aberrations moralistes de régimes oppressifs venus d’un autre temps (hint : on parle ici de diktats religieux davantage que politiques, les premiers gouvernant les seconds), que mon opinion n’a pas changé sur le sujet, et qu’au contraire, à force d’éducation personnelle, j’ose espérer qu’elle s’est raffinée et renforcée.

Alors, quoi ?

Eh bien, toute la clé est dans cette simple équation. M’entendre dire avec un air méfiant « dis-donc, tu serais pas féministe, toi ? » sera toujours pour moi un grand compliment, que je prendrai comme la preuve que je fais peut-être deux ou trois trucs correctement. Dans l’écriture, j’espère profondément que je traite mes personnages féminins avec la même dose de forces et de faiblesses que mes personnages masculins. (Ce qui veut dire que mes femmes sont potentiellement tout aussi faillibles que mes hommes, pas qu’elles sont parfaites – car c’est une autre forme de sexisme insidieux.) Avoir été l’homme invité sur la table ronde des Utopiales portant sur le féminisme il y a quelques années restera pour moi, sincèrement, un des plus grands honneurs et plaisirs de mon existence.

En revanche, je constate que j’ai arrêté depuis un moment d’affirmer, clairement et fortement « je suis féministe ». Pourquoi ? La réponse en trois points, comme dans toute bonne dissertation.

La main-mise masculine sur l’étiquette

Un article que j’ai en vain cherché à retrouver, d’un autre auteur, présentait plus ou moins la thèse suivante, qui m’a fait beaucoup réfléchir : une certaine frange masculine a plus ou moins fait main basse sur l’appellation pour s’attirer une forme de crédit et de respectabilité. Voire, dans un placement qui s’apparente à une forme retorse de mecsplication (mansplaining), pour tirer à soi la couverture de l’anti-sexisme.

Je me suis toujours qualifié de féministe en toute bonne foi, et je continue à défendre l’appellation au quotidien quand elle est interprétée de travers (comme c’est hélas encore souvent le cas). Mais j’éprouve une fausse note quand je l’endosse moi-même comme une revendication. Même si toute population est infiniment diverse, certain-es ne voient pas d’un œil favorable la revendication d’une mouvance vue comme une lutte par un membre de l’oppresseur.

Ce qui amène au point suivant :

No man’s club ?

L’attitude féministe envers la place et le rôle des hommes dans les luttes varie énormément : l’exclusion radicale (qui tombe heureusement en désuétude), l’exclusion « de survie » (pour éviter à court terme le noyautage par des emmerdeurs, pour résumer rapidement – comme certaines réunions de Nuit Debout), jusqu’au travail en concertation.

Certaines féministes soutiennent qu’un homme ne peut pas, voire ne doit pas, parler de lutte sexiste parce qu’il fait partie de la classe privilégiée. Cette attitude est pour moi aussi absurde que décourageante – mais devinez quoi : je ne me bats pas contre, parce que j’ai mieux à faire.

Elle me semble absurde et décourageante car elle nie l’une des capacités les plus fondamentales de l’être humain, à savoir l’empathie – la capacité de se mettre à la place d’autrui. Tous les jours, j’écris des livres parlant d’autres personnes que moi ; c’est justement pour moi une façon très personnelle d’explorer mon empathie, et si j’ai une telle proportion de personnages « cassés » ou extrêmes (Julius, Masha, Alukar ou Puck dans Léviathan, une grande part des militaires de l’Empire d’Asreth, etc.), c’est parce que je suis obsédé par la quête de la part humaine dans l’inhumain, de ce qui reste de l’identité quand l’humain pousse au dernier degré l’une de ses pulsions les plus fondamentales mais aussi, peut-être, les plus monstrueuses, la quête de la transcendance et la transfiguration qui s’ensuit. Plus prosaïquement, je peux activement clamer le droit républicain au mariage pour tous sans avoir envie d’épouser un homme.

Je comprends pleinement, intellectuellement, qu’exclure les hommes représente fréquemment une réaction de survie ou de ras-le-bol après d’innombrables confrontations avec de sombres individus indignes de confiance, incapables de cette empathie, justement, et qu’éduquer les masses mal dégrossies est un travail profondément usant et dont on peut légitimement souhaiter s’affranchir. De même, à titre purement personnel, je ne suis pas obligé, en tant qu’individu, d’apprécier ni d’approuver, et ce sans donner dans le not all men ; il est bien plus simple, pour tout le monde, de ne pas insister à vouloir à tout prix être admis dans certaines franges d’un club où l’on n’est pas le bienvenu. Car quelle insécurité, malaise ou faille cela cacherait-il ? Une des belles leçons que j’ai apprises en passant trente ans, c’est que chercher à tout prix à affirmer son identité peut (j’insiste : peut et à tout prix) cacher une forme d’insécurité et une quête de validation par l’extérieur – tout particulièrement dans le cas de l’appartenance aux strates privilégiées (d’où l’insistance sur le peut et à tout prix). (Culpabilité, anyone ?) La soif de reconnaissance et de validation par l’autre est, bien sûr, bien plus fondée quand on se trouve du mauvais côté de l’injustice (quelle qu’elle soit – un autre jour, on pourrait parler du diktat de la reproduction).

Pour quelle raison chercherais-je (et cherche-t-on) à tout prix à être admis dans les strates féministes qui me refusent l’entrée ? Pour être rassuré sur un statut de mâle respectable ? Pour être différent, privilégié ? Pour qu’on me confirme que « not all men » ? À quoi cela rime-t-il – et si on passait son chemin, plutôt ?

Faisant partie sur ce point de la classe privilégiée, je n’ai pas à me sentir menacé en aucune manière, je n’ai pas à donner de leçons même si je ne suis pas d’accord ; c’est la beauté de la liberté offerte par la civilisation, et du lâcher-prise qui est toujours accessible à l’individu.

Peter via Flickr CC License by CC

Striving to be a “man of quality”. Peter via Flickr CC License by CC

Plus beau encore : je peux agir en féministe, défendre le féminisme, sans chercher à tout prix à à le revendiquer pour moi, à m’en réclamer, à mendier une admission sans condition dans l’intégralité de cercles qui sont de toute façon vastes et divers ; je pense que c’est une dépense d’énergie totalement vaine et, de plus, psychologiquement suspecte. Les débats sans fin concernant qui peut se réclamer de quoi dans quelles circonstances me, désolé, gonflent prodigieusement. Il me paraît plus intéressant (et important) de réfléchir et surtout d’agir en accord avec cette réflexion, à chaque instant. Pleine conscience, tout ça. C’est aussi là que, quand on appartient à la classe privilégiée, on porte une importante responsabilité quand à l’usage à bon escient de sa parole et au respect d’autrui (en commençant, par exemple, par laisser aux autres la place de parler).

Mais je ne suis pas un homme d’action collective, de toute manière.

Cent féminismes différents

Ce qui enchaîne sur un point encore plus fondamental (et je remercie Anne Larue et d’autres pour les discussions enrichissantes) : il n’y a pas « un » féminisme mais des féminismes (historiques, géographiques, etc.) – une discussion féministe entre deux femmes (pour éviter le biais sus-nommé) conduit de toute façon rarement à un assentiment parfait – et pourquoi cela devrait-il être le cas ? Existe-t-il une Vérité Féministe Ultime à laquelle « la » femme (unique et archétypale, comme on le sait, comme « la » ménagère, « le » lecteur, « le » musulman) accéderait-elle une fois la révélation reçue ?

Lolilol.

C’est, en théorie, la beauté du débat et du pluralisme respectueux d’une civilisation qui aspire à être éclairée : la reconnaissance et le respect de la diversité des opinions, une réflexion de fond subséquente conduisant à une évolution (ou pas), et un peu de cuir tanné chez tout le monde pour qu’on puisse gratter un peu là où ça pique et où, justement, ce serait intéressant de gratter.

Des intellectuels et des bancs

En conclusion, Gandhi disait « sois le changement que tu souhaites voir dans le monde », une phrase que je ressors à toutes les sauces parce qu’elle me paraît le meilleur guide éthique de la personne : elle incite à l’action, à se confronter au monde, à chercher l’inspiration dans cette action pour soi-même et, si l’on y parvient, à la propager peut-être aussi.

C’est dorénavant ma ligne directrice, dans ce domaine mais aussi beaucoup d’autres : je me frotte à la réalité, j’essaie d’agir et de me surveiller plutôt que de parler et de revendiquer. J’ai très envie que « Les Dieux sauvages » porte un fort message féministe (à l’image de « Quelques grammes d’oubli sur la neige », nous sommes à une époque semblable d’Évanégyre), et il y a près d’un an, j’en parlais en ces termes ; mais j’ai arrêté, et c’est la dernière fois que je le mentionnerai ici ou ailleurs de moi-même de cette façon, pour toutes les raisons qui précèdent. Parce que, pour reprendre les trois points précédents : a) je ne veux pas m’arroger l’étiquette. b) Je n’ai pas envie qu’un débat sur l’étiquette et son bien-fondé prenne l’ascendant sur les autres aspects du roman (car ce sont des romans). c) La littérature parle de diversité, elle s’efforce de mimer la vie ; mes personnages féminins sont des gens, ils sont faillibles, agaçants, adorables, courageux, inquiets, balaises, drôles, comme tous les autres, en tout cas j’espère, et vous aurez pleinement le droit de ne pas tous les aimer autant, d’en haïr certains, et c’est justement tout le fond de la question : j’aimerais que vous les aimiez, ou pas, parce que ce sont des êtres humains, et que j’ai des gens sympas, stupides, tragiques, intéressants, amusants, en raison de ce qu’ils sont et d’où ils viennent (leur genre formant un pan de leur identité, certes, mais un pan seulement).

En résumé, un intellectuel assis va toujours moins loin qu’un con qui marche ; approchant de la quarantaine, je me suis dépouillé de l’illusion d’être un jour un véritable intellectuel (… et là encore, nous pourrions parler des insécurités relatives à ce genre d’aspiration). Alors, dans le doute, autant que je marche.

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2016-09-24T15:21:34+02:00lundi 26 septembre 2016|Humeurs aqueuses|2 Commentaires

Compassion, mais prison

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Bon, auguste lectorat, c’est un article sérieux, voire important pour moi. Sachant que tout cela n’est que vision de l’esprit, proposition, attitude personnelle. Combat continuel, d’ailleurs, sur lequel je n’oserais prétendre à l’impeccabilité. Mais, par les temps qui courent, c’est un truc qu’il me semble important de partager.

Je cite souvent ce philosophe de l’extrême qu’est Ken le Survivant en version française : “les temps comme les œufs sont durs”. Lapalissade, l’état du monde, la dérive sécuritaire, que ce soit envers la délinquance ou le terrorisme, etc. Encore une fois, avec les événements de Nice la semaine dernière, les réactions s’enflamment, les politiques s’en emparent, etc. Les commentaires tendent à aller dans deux directions :

  • Répression, davantage de mesures sécuritaires, voire restrictives des libertés ;
  • Tentative de compréhension plus vaste de l’événement par la géopolitique, l’économie, la sociologie.

Le débat se prend un mur quand les deux points de vue se rencontrent. Les premiers (traditionnellement de droite) reprochent aux seconds leur angélisme, leur laxisme, leur vision peu réaliste du monde ; les seconds (traditionnellement de gauche) reprochent aux premiers leur autoritarisme, leur réponse à la violence par d’autres violences et l’entretien d’un cycle sans fin.

Parfois (et même souvent), ces deux visions luttent dans la même personne. La réaction aux attentats, par exemple, peut mêler la peur, la colère (et donc des envies se rapprochant de la première réponse) à l’inquiétude de l’avenir, un ferme attachement à des valeurs républicaines (encourageant la seconde réponse). À force de peur, de colère, la seconde réponse cède parfois la place à la première (comme le chantent les Fatals Picards) – c’est exactement, soit dit en passant, faire le jeu des terrorismes qui cherchent à construire une rhétorique manichéenne.

J’aimerais humblement soumettre à l’Internet multimédia que l’erreur fondamentale consiste à considérer – selon la rhétorique exposée plus haut – que ces deux visions du monde sont fondamentalement irréconciliables. Que quelqu’un qui souhaite de la sécurité ne cherche nécessairement pas à expliquer ni améliorer la situation, ou que quelqu’un qui cherche à comprendre entraîne obligatoirement le chaos. Je soumets donc au vaste monde un principe développé avec un ami proche lors d’une soirée de refaisage de monde (y avait effectivement du rhum arrangé, merci), que nous avons baptisé : “compassion, mais prison“.

Voici le cas général dont il a fini par dériver. Un fait divers comme il y en a hélas tant met en scène le crime tragique d’une mère de famille seule, submergée par sa charge et le désespoir, qui assassine ses trois enfants.

La première réponse condamne, conspue, hue et s’émeut d’un tel “monstre”, “ne comprend pas comment c’est possible”, voire appelle au bûcher. La seconde (qui ici incarnerait probablement l’avocat de la défense) place le cas de cette femme dans le désespoir qui est le sien, la maladie mentale qui l’atteint peut-être, etc.

Nous posons (avec mon camarade, car il détient autant la paternité de cette discussion que moi) que l’on peut parfaitement nourrir de la compassion pour cette pauvre femme, qui a été poussée à un acte inimaginable, et qui, surtout, va devoir vivre avec pour le restant de ces jours – je ne sais pas si vous imaginez ; si le crime choque les consciences, que dire que la personne qui l’a commis ? Mais que, dans le même temps, cela n’empêche nullement de la juger coupable ; d’appliquer la loi avec toute la fermeté requise ; et de s’assurer que la peine soit purgée. (Rappelons que dans une société civilisée – à vous de juger si nous en sommes une – la prison n’a théoriquement pas pour but de châtier mais de protéger la civilisation de ses éléments dangereux qui sont mis à l’écart.)

Id est : Compassion, mais prison. 

Il n’est pas honteux de désirer la sécurité, la paix, le calme, pour soi et ses proches. Il est nécessaire de comprendre le contexte plus vaste d’un crime, quelle que soit sa nature, de manière à faire progresser la société, voire le monde. On peut simultanément désirer plus de sécurité dans un quartier difficile, que les responsables soient identifiés et arrêtés, maintenant, tout en comprenant que la délinquance est due à un déficit d’éducation et qu’on ne relèvera jamais la situation sans un projet ambitieux de société, demain. On peut exiger la sécurité sur son sol, dans les transports, refuser les discours intégristes, maintenant, tout en mesurant qu’il existe des pans de société livrés à eux-mêmes et que bombarder des positions civiles à l’étranger risque d’alimenter davantage le terrorisme, demain.

See what I did there? 

La première réponse concerne le présent. La seconde concerne l’avenir. La première traite de la situation dont on a hérité et des façons de la cadrer, la seconde de projets pour construire un meilleur héritage. Il n’est pas étonnant que les deux dimensions se heurtent parce qu’elles ne parlent pas de la même échelle ni du même problème, et, pour cette raison, justement, elles ne devraient pas s’opposer mais se compléter. J’avance aussi que, dans le cœur et la conscience de chacun, il n’est nullement impossible de nourrir de la compassion pour un criminel, que son chemin / sa souffrance / sa maladie mentale aura amené sur un chemin terrible et sanglant, tout en s’assurant avec la dernière des énergies qu’il se retrouve bien sous les barreaux et qu’il y reste. Compassion (je suis désolé au sens du regret sincère), mais prison (je suis désolé au sens de la fermeté indiscutable).

Nous protestons beaucoup sur la classe politique et son ineptie, ces temps-ci. Pour certains, la solution est d’abandonner les urnes – comme si la classe politique était une fatalité imposée d’en-haut. Je ne nie pas leur aspect élitiste, leur structure de “classe”, relativement étanche – mais une des paroles sur la démocratie, la société, le monde les plus importantes à mon sens a été prononcée par Gandhi : “Sois le changement que tu veux voir dans le monde”. Personne ne change le monde tout seul ; personne ne peut l’endosser tout entier ; mais personne, également, n’est exempt de toute empreinte. Les actes, les paroles, aussi faibles soient-ils, comptent. C’est l’histoire d’une petite fille excédée qui hurle sur sa maman, alors sa maman excédée hurle son papa, alors son papa excédé hurle sur un conducteur dans la circulation, alors le conducteur excédé qui dirige une entreprise hurle sur ses employés, alors un des employés, excédé, hurle sur son épouse, laquelle est institutrice de maternelle et qui, excédée, hurle sur ses élèves, dont la petite fille du début.

Si la classe politique est une fatalité et qu’on a raison de mettre le suffrage universel en faillite (ce dont je disconviens – merci de ne pas détourner les commentaires vers le sujet de l’abstention, la modération sera sans pitié), alors la parole de Gandhi est fondamentale. Si la classe politique n’est pas une fatalité et que le suffrage universel a sa place, alors la parole de Gandhi est fondamentale aussi, car c’est par le travail de chacun qu’on pourra peut-être arriver à mériter une classe politique de meilleure tenue.

Compassion, mais prison, c’est dire qu’il n’est absolument pas impossible de se soucier d’avenir en s’inquiétant du présent, mais aussi, et c’est fondamental, que, quelle que soit l’action proposée ou entreprise, il ne faut jamais hypothéquer l’un au profit de l’autre.

Maintenant, c’est dit, faites-en ce que vous voulez.

2016-07-18T11:36:54+02:00jeudi 21 juillet 2016|Humeurs aqueuses|8 Commentaires

Tout le monde diplômé, tout le monde au chômage

Salut, auguste lectorat, c’est le retour de moi énervé, ça t’avait manqué, je ne sais pas, mais greuh.

Alors il se trouve que, depuis quelque temps, j’ai un léger pied dans l’enseignement, et donc de plus en plus de contacts un peu partout sur le sujet. Sais-tu qu’il est impossible de virer un élève de cours sans un camarade pour l’accompagner là où il a été viré, pour des raisons d’assurance (des fois qu’il cherche à ingurgiter un porte-savon) ? Qu’on ne peut, d’ailleurs, le virer que s’il met en danger sa vie ou celle des autres ? (Qu’il mette en danger l’apprentissage des autres, on s’en cogne) Te fais-je un dessin sur le niveau du brevet des collèges (qui, surprise, n’est pas obligatoire non plus pour entrer au lycée – bah ouais, sinon ça implique un… redoublement), sur le niveau du bac, sur le niveau d’orthographe parfois indigne que je découvre en Master de filière littéraire ? Sais-tu que l’admission en Master 1 ou 2 est de droit ? Sais-tu justement que le redoublement est à présent quasi-interdit à tous les niveaux (il faut l’accord des parents, et s’ils s’y opposent, même si la petite Kevina a 4 de moyenne, elle passera quand même au niveau supérieur) ? Et n’attaquons pas la réforme des collèges, etc.

Alors, bah oui, hein. Faisons passer tout le monde d’un niveau à l’autre, même en cas de décrochage grave ; surtout, que les élèves sortent du système scolaire fissa.

Parents, qui interdisez les redoublements contre l’avis des conseils de classe, ce que vous faites est criminel. Redoubler ne signifie pas que votre enfant est stupide, mais qu’il rencontre des difficultés, qui peuvent être de toute nature : difficultés de méthodes ; d’apprentissage ; de maturité ; ou, peut-être aussi, que c’est un glandu fini qui n’a rien branlé et qui a besoin qu’on lui mette un peu de plomb dans la tête, et c’est aussi votre boulot. Peut-être aussi qu’il n’est pas heureux (houlà, un mot grossier, le bonheur) dans une filière d’apprentissage classique. Un gamin en retard scolaire, le forcer à continuer de marcher, c’est le meilleur moyen qu’il décroche complètement, parce que, breaking news, les retards se comblent rarement d’eux-mêmes et les mômes n’obtiennent pas de révélations divines où, tout à coup, ils proclament : “Mais oui, je vais arrêter de jouer à la PlayStation et plutôt calculer des équations différentielles !” Un refus de redoublement, c’est multiplier drastiquement les risques de décrochage puis d’échec scolaire, mais, forcément, certains parents vivent tant à travers leurs mômes qu’ils ne peuvent pas accepter un seul instant qu’ils rament un peu. Parce que, grands dieux, qu’on les en garde : ce serait les insulter, eux, directement. Ne faisons rien – ça va forcément s’arranger. Il est intelligent, puisqu’il est mon fils.

Non, ça n’a rien à voir.

Cette politique éducative également est criminelle, parce qu’elle ne fait que de la gestion de flux (plus vite on sort les élèves du système, moins ça coûte – qu’on nous garde de proposer un enseignement de qualité en y mettant des moyens !), et qu’elle séduit les parents, les berce dans l’illusion scandaleuse que tout va bien dans l’apprentissage de leur enfant, qu’il est intelligent, alors ça les flatte, ça les fait rêver, peut-être auront-ils une meilleure place, une meilleure vie ; quand on n’y arrive pas soi-même, autant la vivre par procuration à travers la descendance, hein ? Tu seras pharmacien parce que papa ne l’était pas. J’imagine peu de façons aussi ignobles de mentir qu’en flattant l’électeur par de faux compliments sur ses enfants – et en l’en rendant complice, par-dessus le marché. La réussite universitaire n’est pas synonyme de réussite. Surtout quand on la vide tellement de son sens qu’elle ne signifie plus rien.

Ce qui se passe, comme toujours, c’est qu’on favorise ceux qui auront les moyens de payer des profs à domicile, ceux qui naîtront dans des familles où l’apprentissage et la culture occupent une place centrale, ceux qui pourront être accompagnés par l’entourage au quotidien dans le développement de leurs talents, voire ceux qui pourront payer une école privée (qui sélectionne, elle, et pas qu’un peu) à quinze mille brouzoufs l’année ; donc, ceux qui ont des ressources. C’est une forme écœurante d’élitisme tout en maintenant dans le mensonge des générations entières de mômes incapables de s’évaluer et de parents trop fiers de les voir décrocher des médailles en chocolat ; c’est une forme scandaleuse de séduction démagogique, qui réussit l’exploit d’écarter à la fois de la discussion toute considération d’excellence ET le développement personnalisé des talents. Et si, à la sortie, les mômes sont nuls, incompétents, chômeurs ? Ah, ça ne peut pas être la faute de l’État ; c’est le marché du travail, ma bonne dame, qui est concurrentiel, c’est la mondialisation, c’est la faute aux Chinois. Nous, on leur a filé un diplôme, c’est qu’ils sont intelligents, vos mômes, hein, et donc vous aussi. Voilà, votez pour moi.

C’est ainsi qu’on parvient à la faillite de l’effort.

Facebook-education

Je vois de plus en plus d’étudiants partisans du moindre effort qui suivent, cahin-caha, une formation sans conviction et donc sans réelle compétence, qui l’obtiennent avec des moyennes ric-rac, et qui arrivent en fin d’études avec la surprise totale que, ben, faut bosser. Le pire, c’est que je les houspille, les maltraite, et ils aiment ça, parce que, diable, je suis peut-être le premier, ou l’un des rares, à leur dire sincèrement ce que vaut leur travail, et que, bordel, ils en ont bien besoin ! Comment peuvent-ils s’évaluer, se situer, se construire ? Où sont les difficultés, les épreuves qui permettent de se mesurer à soi-même, et surtout, leçon plus importante encore, qui permettent de constater que ces difficultés-là ne sont pas celles au bout du compte qui stimulent, qui motivent – qu’on n’est peut-être pas taillé pour cette filière-là mais pour une autre ?

Et quand le réveil-matin sonne, trop tard, quand le mensonge se dissipe enfin et que vient le moment de découvrir Pôle emploi, quand on se rend compte qu’on n’a rien appris parce que le gouvernement préfère protéger la paix sociale que lancer une réelle politique d’éducation ambitieuse qui permette à chacun de trouver sa place et sa passion, on commet un réel crime contre l’humanité ; on ment à des générations entières, déboussolées, animées d’une colère dangereuse mais aussi parfaitement compréhensible quand elles se rendent compte qu’elles ne sont bonnes à rien et que la société ne leur a pas gardé une place cotonneuse jouant cette même berceuse qu’on leur a joué toute leur vie.

En général, ça se passe mal quand il faut expliquer que le père Noël n’existe pas, ou que c’est Najat Vallaud-Belkacem qui a déposé ta licence au pied du sapin.

Ça m’écœure. L’attitude de l’Éducation Nationale et des directives ubuesques de ses hauts fonctionnaires qui n’ont jamais approché une classe de leur vie, l’attitude des parents trop vexés dans leur amour-propre par les difficultés de leurs enfants pour reconnaître et chercher les sources des problèmes, tout ça me donne envie de déménager dans un pays scandinave ou au Bhoutan. J’ai toujours eu une tolérance très basse à la bêtise ; quand ça provient du système éducatif, lequel est censé, du moins théoriquement, représenter le bastion où, par excellence, on la combat, ça me donne juste envie de ressortir mon permis de gifler.

Allez, pour terminer sur une note plus constructive, je t’encourage très, très chaudement, auguste lectorat, à dévorer les conférences TED de Ken Robinson sur le sujet de l’éducation (qui sont en plus très drôles). Il y en a trois d’un quart d’heure pièce, il connaît le sujet bien mieux que moi et j’adhère entièrement à son propos.

2016-07-01T08:45:25+02:00mercredi 29 juin 2016|Humeurs aqueuses|43 Commentaires

Sept anglicismes à bannir du langage geek et de l’imaginaire

thank-you-fistingQuoi ? Quoi, j’ai dit “sus aux anglicismes” et “geek” dans la même phrase ? Alors d’une, je l’ai mis en italiques, ce qui explique bien que c’est un emprunt, et de deux, geek n’a pas de réel équivalent en français, vu que ça signifie en gros “mec chelou” ou “débile” en langue anglaise.

Donc bon.

Nous, peuple de l’imaginaire et par extension peuple du jeu vidéo, de la contre-culture, embrassons les nouveautés pour lesquelles il n’y a pas encore de réel vocabulaire (ce qui est beau), un mode de pensée et de construction venu d’ailleurs dans le cas des mécaniques ludiques (ce qui est intéressant) mais oublions au passage que nous avons une langue avec laquelle nous pouvons faire autre chose que manger des glaces, c’est-à-dire parler correctement quand il existe des termes parfaitement valides, a fortiori quand les anglicismes que nous importons sans réfléchir se heurtent à des mots existant déjà, concourant à des phrases qui, franchement, ne veulent plus fucking rien dire. (Là encore, les italiques, vous avez vu ?)

Alors maintenant, ça suffa comme ci, voici sept anglicismes qu’il faut cesser d’utiliser, parce que sérieux, ils vous donnent l’air tarte : les mots que vous employez ne signifient pas ce que vous croyez.

1. Franchise

“J’adore toute la franchise Star Wars.”

Star Wars ne vous fait pas de secrets ! Star Wars vous dit tout ! La franchise, c’est la somme que vous devez payer avant que l’assurance ne couvre les frais, ou bien l’honnêteté dont vous faites preuve pour dire à votre coloc que ses chaussettes puent, mais cela ne désigne en aucun cas une propriété intellectuelle dont on dérive des oeuvres. Une franchise, à la rigueur, c’est le droit d’exercer pour un artisan passé maître (ce qui explique qu’on puisse être franchisé Subway de nos jours, quand il est plus civilisé de servir des poulet teriyaki que des parpaings), mais cela ne s’applique pas à une oeuvre de l’esprit – dans ce cas, on parle de licence, c’est-à-dire une licence d’exploitation pour créer une oeuvre secondaire, ou pour continuer à explorer un univers existant.

2. Achèvement

“J’ai tous les achèvements héroïques de World of Warcraft.”

Les achèvements sont donc une fin en soi ? En même temps… Ahem. Les trophées / exploits / hauts faits / réussites que l’on obtient dans les jeux (les petits défis sans autre récompense qu’un score à la clé) dérivent de l’anglais achievement, mais to achieve signifie réussir, parvenir à. En français, achever, ça veut dire terminer, pas réussir (une réussite est terminée, mais toute terminaison n’est pas réussie, comme, peut-être, celles des neurones des locuteurs qui intervertissent les termes sans distinction). Sinon, quoi, vous avez obtenu des terminaisons dans World of Warcraft ? Ça a l’air tarte, hein ? Bah voilà. Utilisez ce que vous voulez, mais pas achèvement.

3. Disposer de ses ennemis

octopus1“J’ai disposé de toute l’équipe ennemie, je roxxe !”

Alors un truc, les gens, disposer de, c’est avoir à son service, ou bien donner congé. Comme dans : “Alfred, vous pouvez disposer.” Si j’ai vaincu Sauron, je dis quoi : “Sauron, tu peux disposer ?” RLY ? Et sinon, si je dispose de Sauron, c’est mon majordome. Donc vous avez Sauron comme majordome ? (Oui ? Oh d’accord je ne voulais pas vous agacer excusez-moi de vous demander pardon.) Cet horrible anglicisme vient de dispose of, ce qui signifie se débarrasser de. On poutre, assassine, détruit, se débarrasse de, que sais-je encore, mais disposer, non. Sauf si vous vous débarrassez de vos ennemis au sein du service public via des mises à disposition, mais là, c’est retors.

4. Tiers

“J’ai débloqué le quatrième tiers de l’évolution de ma colonie spatiale.”

Combien y a-t-il de tiers dans un quatre-quarts ? Hein ? Hein ? Trois, bon dieu ! Un tiers, c’est une fraction. Mettre quatre tiers dans un verre, à moins qu’on soit chez Pagnol (et que ça dépende de la grandeur des tiers), ça veut dire remplir le verre et en fiche un tiers de plus sur le comptoir. Celui-là vient de tier qui signifie palier. Cessez d’être grotesque, je vous en prie, quand votre paladin de WoW vient de débloquer son ensemble de raid T27 – tiers vingt-septième ? Sérieusement ? What is this I don’t even. Palier. Palier. Ça me rend fou palier. LOL.

5. Expertise

“J’ai appelé un spécialiste qui nous fera bénéficier de son expertise.”

Expérience, fichtrefoutre, pas expertise ! L’expertise, c’est réservé aux comptables ou aux assurances, c’est une forme d’audit, si l’on veut. Dans tous les autres cas, il s’agit d’expérience. De savoir-faire. Non, dire expertise ne donne pas de cachet à l’expérience. Sinon les moines bouddhistes feraient preuve de patise au lieu de patience, l’équipe de Charlie Hebdo très irrévérencieuse montrerait de l’irrévertise et les méduses qui brillent fort dans l’obscurité illustreraient la bioluminestise.

6. Digital

“J’aimerais vous proposer mes compétences en marketing digital.”

Digital, c’est un doigt brandi bien haut. Oui, je sais, l’usage de digital (traduction directe de digital) a été entériné par l’Académie Française (la même qui nous a offert cédérom et mél, rappelons-nous, hein), mais les dictionnaires recommandent plutôt, et explicitement, numérique. C’est du binaire, ce sont des nombres. Je veux bien qu’on interagisse avec des doigts, mais quand on aura des interfaces neuronales, nos doigts seront au repos, quand les nombres défileront toujours dans la matrice. Soyez dans le coup, prenez une longueur d’avance. Parce que quelqu’un qui a des compétences digitales, ça s’appelle un empoisonneur.

7. Habiletés

“J’ai maximisé toutes les habiletés de mon personnage.”

L’habileté, c’est le caractère de celui qui est habile, adroit ; les habiletés, ce sont les maîtrises de techniques et de savoir-faire. Or, ability en anglais recouvre plutôt les facultés, les capacités, à la rigueur les compétences. Et non, “abilité” n’est pas un mot. Débilité, en revanche, si.

8. Bonus : Âge

slip_carefully“Nous entrons dans un âge digital” (double combo)

Celle-là est plus subtile (d’où le fait qu’elle soit en bonus).

Ce n’est pas parce que le titre du film Ice Age a été traduit bêtement par L’Âge de Glace qu’il faut croire tout ce qu’on raconte au cinéma (d’ailleurs, breaking news, les mammouths ne parlent pas). Age en anglais, c’est une période, voire une ère (mais cela engendrait des confusions avec l’échelle géologique du même nom). On peut parler d’âge mais, dans ce cas, on ajoute plutôt un adjectif, comme pour le “petit âge glaciaire” géologique qui n’était pas tant une “période” à proprement parler, mais un refroidissement.

Alors je veux bien que Période glaciaire, ça n’aurait pas fait un titre très sexy, mais j’ose avancer que L’Âge de Glace, c’est à peine mieux. Ce qui fait l’équilibre d’une formulation ne se trouve pas seulement dans les termes employés mais dans leur conjonction. Ici, la solution était simplement : Âges glaciairesL’âge des glaces, ou autres ; parce que L’Âge de glace, ça évoque un peu “les noces de diamant” de ta grand-mère (récit à rebondissement s’il en est, avec dégel, glaciation, mammouths et tigres à dents de sabre maison).

Bref, sur “âge”, se méfier comme l’oiseau qui vient de naître au risque de savonner la pente de la branche sur laquelle on est assis.

Circulez et portez la bonne parole !

2019-09-19T10:37:01+02:00lundi 28 mars 2016|Best Of, Humeurs aqueuses|52 Commentaires

Bruxelles

Tu me connais, auguste lectorat, je ne suis pas du genre à surfer sur l’actualité quand je n’ai manneken_pis_terroristesrien d’intelligent à ajouter. Mais pas envie non plus de rester silencieux, sans un mot de soutien pour la Belgique et Bruxelles. Pas envie de ne rien dire, pas envie de répéter des choses déjà dites non plus, pas envie de faire du clic facile. Alors, simple rediffusion de cet article écrit le 8 janvier 2015, des choses qui ont été dites et redites par d’autres que moi de cent manières différentes, et les idées restent plus ou moins les mêmes.

Une remarque, quand même, par rapport aux diverses inquiétudes défilant sur les réseaux sociaux quant à la décroissance des réactions choquées, dans l’opinion, face à cette barbarie : est-ce à dire que nous serions devenus insensibles ?

Non. Je crois que nous refusons de plus en plus, collectivement, d’avoir peur. Je crois que nous sommes de plus en plus nombreux à refuser de changer quoi que ce soit à nos vies. Je crois que c’est, justement, la marque que la tactique terroriste, sur le long terme, échoue.

2016-03-23T15:14:50+01:00jeudi 24 mars 2016|Humeurs aqueuses|6 Commentaires

Pourquoi les boutiques en dur peinent-elles ? Petite leçon de commerce

service_failEDIT 15 septembre 2016 : Dans l’intérêt de l’équité, il me faut signaler que j’ai eu par la suite au téléphone, en personne, le directeur de l’établissement mentionné plus loin, très soucieux de régler les dysfonctionnements. Cette conscience professionnelle mérite d’être soulignée, saluée et applaudie !

Or doncques, il était une fois un type quelconque (appelons-le Moi), allant dans une grande surface dont nous cacherons le nom (appelons-la la Fnouque) dans une ville où il pleut fréquemment (appelons-la Rain, tiens). Nous sommes le matin, très peu de clients dans les rayons, disponibilité maximale.

Moi à un vendeur : Bonjour, j’aurais voulu savoir si vous aviez des informations sur la sortie de futurs modèles Zouip et Waah de la marque Duguchnu ?

Le vendeur : Holà, alors là, moi, je suis spécialiste Tribidi, vous savez, donc j’en sais rien. En plus, je déteste la marque Duguchnu, mais d’une force ! Alors, je peux pas vous dire.

Moi (un peu courroucé) : Okay, c’est pas écrit sur vous, que vous êtes un vendeur Tribidi.

Le vendeur : Ah ouais, c’est vrai, je sais. Mais vous voyez, on a un vendeur Duguchnu, d’habitude, mais là, c’est lundi, il n’est pas là. Et en plus, du coup, depuis qu’il y a ce système, les représentants de Duguchnu ne passent même plus nous voir, donc on n’a plus les infos. Attendez, je vais quand même demander à Bob. Bob ? Tu sais s’il y a des Zouip ou des Waah qui sortent chez Duguchnu ?

Bob : Nan, on sait rien.

Le vendeur (satisfait d’avoir accompli son devoir) : Bah voilà, désolé, on peut pas avoir d’infos. Si vous pouvez repasser quand le vendeur Duguchnu sera là peut-être ?

Moi : Peut-être. Pensant en réalité : Jamais de la vie. Je suis con aussi à espérer un conseil qualité de la Fnouque, à chaque fois j’espère, et à chaque fois je me fais avoir, c’est peine perdue. Fnouque that, je vais faire comme tout le monde, aller sur Internet, demander des avis sur les forums, et quand j’aurai arrêté mon choix, je commanderai sur Matos.com, le cul sur ma chaise.

Hé, toi, le Jeune (ou tout autre quidam de description aléatoire) qui passe un diplôme de commerce actif ou d’action commerciale, stay a while and listen : voilà donc ce qu’il ne fallait pas faire.

a) Ridiculiser le choix du client (et le client par extension) : “je hais Duguchnu” transmet en substance “je m’en carre le dongle Wi-fi de ta demande d’information et tu fais des choix de merde”.

b) Expliquer par le menu toute l’étendue de son incompétence. Le commercial n’est pas là, de toute façon, j’y connais que dalle à ton truc et en plus on n’a pas les infos, donc je demande à Bob, mais Bob il s’y connaît pas mieux que moi. Content ?

c) Demander au client s’il peut repasser à l’ère où le moindre smartphone donne accès au savoir du monde entier et, par extension, tous ses magasins. Leçon durement acquise dans les salons littéraires, auguste lectorat : les gens ne repassent jamais. JAMAIS.

Le pire, c’est que la marque Tribidi, dont le vendeur était représentant, venait de sortir un modèle Patapata qui aurait peut-être pu convenir à mes besoins. Mais est-ce que le vendeur, confit dans son rôle bien délimité, s’est intéressé à la demande de son putatif client ? Nope. Pour ma part, agacé d’avoir l’impression dès la première phrase que je perdais mon temps, je ne cherchais plus qu’à une façon de mettre un terme à cette interaction regrettable sans trop laisser transparaître ma basse opinion du fâcheux interlocuteur.

Que faire dans ce cas-là ? Pas compliqué. Une simple phrase en deux temps aurait suffi :

a) Je suis désolé,

b) car je suis spécialiste de la marque Tribidi (pas de mal à ne pas savoir), mais venez avec moi, je vais demander à un collègue qui sait.

Il ne sait pas non plus, okay : face à l’indisponibilité de l’information, demander : “C’est pour quel usage ? Quel produit cherchez-vous ?”

Et là, chercher un produit de substitution – justement le Tribidi Patapata qui se serait prêté à ce besoin. Le faire tester, faire la retape. “Vous savez, Duguchnu le fait, mais Tribidi, c’est tellement mieux parce que : regardez ! Il est en titane de carbone siliconé et en plus il a des paillettes.”

Ne pas faire une vente, peut-être. Mais laisser son client sans avoir l’impression qu’il a perdu son temps et, surtout, l’inciter à revenir au lieu du résultat contraire. 

Parce que, dans ces conditions, c’est bien beau de chouiner sur la concurrence déloyale d’Internet, mais si on n’apporte pas, justement, en boutique, la plus-value du conseil et du contact, alors le client n’a aucun intérêt à sortir de chez lui.

Heureusement qu’il reste des commerçants qui savent faire : qu’ils en soient mille fois loués.

2016-09-15T14:36:00+02:00mercredi 3 février 2016|Humeurs aqueuses|45 Commentaires

L’auteur, cette personne censément modèle

desproges-parler-a-un-conOn sait que Desproges disait “On peut rire de tout, mais pas avec tout le monde”; à l’heure des réseaux sociaux, où l’on s’adresse potentiellement à tout le monde, il vient qu’on ne peut plus rire de rien avec personne. Ni rien dire.

Heureusement que Bukowski n’avait pas Facebook ; je me demande combien de commentaires outrés il aurait reçus sur la tenue de la bonne morale.

L’article sur le piratage de lundi dernier – que j’ai trouvé pourtant modéré, je me suis connu plus vindicatif, tu t’en rappelleras, auguste lectorat – et celui sur l’abstentionnisme de l’année dernière ont généré tous les deux plus ou moins le même phénomène : massivement partagés (ça a donc parlé à du monde, c’est toujours rassurant) mais générant également un flux de nouveaux commentaires , positifs et constructifs pour beaucoup, même s’ils étaient en ferme désaccord avec le propos : merci et bravo pour l’intelligence.

Et puis aussi une charretée de bêtises, parfois longues, parfois clairement insultantes, que je t’ai épargnées : j’ai la grande facilité du bouton Supprimer.

Je m’interroge de plus en plus sur le rôle lisse qu’un auteur, ou artiste, est censé adopter. Qu’attend-on exactement ? La mésaventure de Maxime Chattam me vient en tête : en résumé, celui-ci n’a jamais trop aimé le cirque, mais il y va un soir, passe un excellent moment et poste sur Facebook à ce sujet. Que ne vient-il pas de faire : tonnerre de commentaires scandalisés sur la variation “puisque vous soutenez l’esclavage animal, monsieur Chattam, je ne lirai plus jamais vos livres”. Il a fallu qu’il se fende d’une explication disant en substance “ça va, merci, je sais qu’un tigre ça vit en liberté et d’ailleurs la guerre c’est mal, on peut aussi ne pas être d’accord sur tout, vous voulez bien arrêter de partir en vrille s’il vous plaît ?”

WTF ? Faut-il, pour lire et apprécier un livre d’un auteur, qu’il se conforme aussi pleinement aux idées du lecteur ? Histoire d’être sûr de ne jamais être “choqué”, “outré”, “scandalisé”, voire de ne pas “avoir envie de vomir”, tous ces termes si viscéraux, capitalisant tout l’afflux émotionnel d’une population – vous, moi, nous1 – qui réagit avant tout par l’immédiat, l’instinctif, d’un like, d’un pouce vert, et qui symbolise toute la révolte confortable de hurler à la face du monde : “ceci est mal, je le proclame, donc j’existe !” Quels fantasmes vient-on là projeter ?

Un auteur, c’est un être humain, et, comme tout être humain, il est différent de soi. Je suis d’accord – et le premier à dire – qu’un métier public implique une certaine vigilance dans l’emploi de la parole dont on dispose, afin d’en faire un usage, sinon constructif, au moins pas destructeur. Qu’on se doit à celui ou celle qui vient vous voir et vous parler, a fortiori pour les métiers de scène – on n’a pas à savoir que votre chien est mort la veille quand vous jouez le soir dans une pièce comique. Quelqu’un qui bénéficie d’un peu plus d’audience que le voisin doit faire proportionnellement plus attention à ce qu’il raconte (à tout le moins, ne pas propager d’erreurs tant que possible). Mais il est impossible d’espérer une parfaite adéquation entre le sentiment inspiré par une oeuvre et la personne qui l’a créée, pour la bonne raison qu’une part du plaisir inspiré par une oeuvre est une projection de soi ; espérer qu’une personne s’y conforme revient ainsi à espérer qu’elle corresponde à cette projection, ce qui est rigoureusement impossible.

La sécurité, dans ce cas, consisterait à surtout la fermer et ne jamais donner son avis sur rien. Existant seulement par son oeuvre, le créateur ne prend plus aucun risque : s’il ne dit rien, il ne froissera personne. Cela peut fonctionner. Pour ma part, je prends le risque, mais ça me fait réfléchir, à la longue, sur l’attitude de l’humanité. (En tant qu’auteur, tout me fait réfléchir sur l’attitude de l’humanité, c’est ça qui est cool. Quand je prends le métro avec la B.O. de Broadchurch dans les oreilles, j’ai l’impression d’être dans un drame existentialiste. Je me raconte ainsi que je réfléchis là aussi sur l’attitude de l’humanité alors qu’en fait, je vais chercher un burger à emporter. C’est mon excuse à tout faire. “Tu viens au match ?” “Ah ouais, super, ça me permettra de réfléchir à l’attitude de l’humanité.”)

Bien sûr qu’il existe des idées délétères, sinon je ne les interdirais pas dans la charte de commentaires, mais flûtasse, il n’y a pas, genre, un léger intervalle entre aller au cirque et le négationnisme, par exemple ? C’est quoi, la suite : se garder de poster des photos de steaks sur Instagram pour éviter la colère des végétariens ? Chattam le dit en conclusion de son intervention ça s’appelle de l’intégrisme. Je suis d’accord que l’action sur les réseaux sociaux peut contribuer à changer les mentalités, donc le monde ; sinon je ne déborderais pas sur des sujets chers à mon cœur en ces lieux. Mais est-il bien nécessaire de faire parler les tripes à tout bout de champ ? (Ce doit être bigrement fatigant.) Où sont les moyens termes ? Tout n’est-il qu’étendard ? Ne faut-il pas choisir ses combats ? Fromage ou dessert ?

Voilà qui me rappelle deux choses.

D’abord cette citation d’une grande intelligence d’Orson Scott Card, justement (je cite de mémoire) : “Tout le monde a une religion. Pour la découvrir, discutez avec quelqu’un jusqu’à trouver le sujet sur lequel il s’énerve : voilà sa religion.” Corollaire : je trouve toujours utile (quand j’y arrive) de me demander pourquoi je m’énerve – taperait-on sur ma religion ?

Ensuite, je me remémore constamment les paroles de ce mien professeur d’écologie halieutique : “les opinions publiques ne comprennent pas le compliqué”. Violent, mais ô combien réaliste, et pas que dans le domaine de l’écologie. L’espèce humaine veut des simplifications, du prêt à digérer, savoir ce qu’il faut penser pour ne pas avoir l’air stupide auprès de ses congénères – ce que les réseaux sociaux magnifient à l’extrême. Corollaire : face à une situation, je trouve toujours utile (quand j’y arrive) de me demander s’il n’y a pas une couche de compliqué supplémentaire qui me manque (laquelle arrive souvent ici même via les commentaires – que les intéressé-e-s soient de nouveau remercié-e-s, parce qu’en plus tout le monde en bénéficie).

Alors je sais, je suis utopiste, j’attends – j’espère – d’une population2 des réactions intelligentes. Je suis un ouf gueudin. Mais peut-être que là aussi, on peut contribuer à changer les mentalités en commençant par se changer soi-même. Avant de réagir et de s’emporter, peut-on prendre un instant pour, déjà, ne pas se sentir personnellement visé ?

Je dévie. Quand quelqu’un vous fait part de ses réflexions personnelles, on court le risque d’un désaccord. Pourquoi en serait-il autrement sur les réseaux, avec un musicien, un auteur ? Mais surtout, quand quelqu’un – auteur, musicien, ma grand-mère3 – publie quelque chose, pourquoi se sent-on la nécessité de lui expliquer combien il a tort ? Quand on publie quelque chose, nul n’est forcé de lire. Réagir, en revanche, est une démarche entièrement volontaire. Faut-il donc que chacun s’exprime mais que tout le monde soit d’accord ? En plus, l’auteur et l’oeuvre sont souvent bien différents : j’ai longtemps haï le blog d’Orson Scott Card (qui défendait des opinions néoconservatrices qui me révoltaient – aujourd’hui, je n’en sais rien, je n’y vais plus depuis pfouuh au moins tout ça) mais c’est un auteur majeur de la science-fiction et je recommande constamment ses romans sans hésiter une seule seconde.

Prenons un instant pour méditer à nouveau la Sainte Parole du Grand XKCD.

Après les réactions sur l’article sur le piratage et quand j’ai vu à nouveau le torrent de stupidité auquel je pouvais être confronté (tu ne l’as pas vu, auguste lectorat), pour la première fois en des années, je me suis demandé : putain, est-ce qu’endiguer ça, ça m’amuse ? Est-ce que j’ai envie d’être lisse, constructif, quand mon réflexe premier est de hausser le ton et de traiter une certaine frange de pauvres cons ? Et si j’ai cette réaction, est-ce qu’il ne serait pas temps d’arrêter, avant de partir en vrille à mon tour (et je serais absolument en tort) ? Mais surtout, comment font les blogueurs à dix fois plus de visites que moi ? Ils y arrivent, j’ai probablement donc une leçon à prendre ici. Nommément, gérer ça d’une façon qui ne m’évoque pas aussitôt la célèbre prière : “Dieu, donne-moi le pouvoir de gifler les gens à travers le protocole TCP/IP”.

Je n’ai pas envie d’insulter l’intelligence de qui que ce soit en lui faisant croire que je suis lisse et parfait, parce que je ne le suis pas et que je ne vous ferai pas croire le contraire ; surtout parce que je crois par défaut à l’intelligence de mon interlocuteur (et c’est pourquoi l’espèce humaine me déçoit quotidiennement). Holly Lisle a eu une démarche intéressante en publiant les caractéristiques de “son lecteur” ; elle ne cherche pas à plaire à tout le monde, et résumé à qui elle s’adresse. J’aurais plutôt tendance à dire à qui je ne m’adresse pas :

Si tu n’as pas d’humour, si tu n’as pas de recul sur les mots, si tu lis en diagonale puis es persuadé que tu as raison, si tu penses qu’une seule explication résout toujours tout, si tu préfères la certitude au doute, si tu n’aimes pas être gentiment chahuté, si tu ne comprends pas l’ironie et le second degré, il y a de fortes chances que ce blog te hérisse et que tes commentaires ne passent jamais le filtre de la modération, alors épargne-toi du mal. En revanche, si tu es prêt à disconvenir de façon constructive, mieux : que tu as les preuves que je raconte nawak et que tu me les apportes, fichtre ! Dans mes bras, je t’offre une bière (ou un diabolo grenadine), accepte de rester ici, s’il te plaît, tu m’honores (c’est ainsi que s’est formée ici cette belle communauté au fil des ans).

Je peux être rêche, rugueux, acerbe, parce que je déteste les harmonies molles ; parce que je pense que les progrès naissent dans les frontières et les questionnements ; et, donc, parce que je m’efforce de ne pas insulter ton intelligence. Je ne suis pas ta mère ni ton curé. Je ne cherche pas à te plaire (sinon je me tairais scrupuleusement). J’essaie de construire / lancer une discussion. Si tu crois que les deux sont équivalents, fuis. 

  1. Je mets “moi” parce qu’après, certains mal-comprenants vont encore imaginer que je me place au-dessus de la mêlée – tu vois à quoi j’en suis réduit ?
  2. Dont moi , oui oui, cher visiteur mal-comprenant.
  3. Cher mal-comprenant, elle n’est ni auteur ni musicienne, hein, tu as saisi, c’est pour l’exemple ?
2016-01-27T10:23:45+01:00jeudi 21 janvier 2016|Humeurs aqueuses|49 Commentaires

Joies de la société de l’information

Mon article anti-abstentionnisme hier a déclenché des tollés, ce à quoi je m’attendais, mais surtout, il a déclenché un certain tonnerre de réactions qui, franchement, suscite en moi presque davantage d’inquiétude sur le discernement de mes concitoyens que le triste résultat du scrutin de dimanche.

Par conséquent, il convient, dans l’intérêt de la raison (big up à Korzybski) de clarifier un ou deux points.

Déjà : il y a une différence entre l’abstention et le mouvement abstentionniste. Chacun fait bien ce qu’il veut, et le truc génial avec une société moderne, c’est qu’on peut être en désaccord et continuer de ce se parler. Quand je parle d’abstentionnisme, c’est faire l’apologie de l’abstention. Ce qui entraîne le point suivant :

Scoop : je ne suis pas l’alpha et l’oméga d’Internet. Renversant, je sais. Quand je bannis jusqu’à nouvel ordre le discours abstentionniste, c’est sur MES réseaux (blog, réseaux sociaux). Je ne suis tenu en rien de fournir une tribune (à mes frais) à des discours qui me déplaisent. Ici, c’est chez moi. Je considère à titre personnel ce discours délétère et je n’ai pas l’énergie d’en discuter actuellement. Je n’ai pas envie de contribuer indirectement à sa propagation (à l’instar d’autres idées). Il est donc banni ICI. Cela devrait aller sans le dire, mais tout le monde a (encore) le droit de discuter de ce qu’il veut ailleurs. Aussi, quand j’endigue un flot de commentaires scandalisés de gens qui débarquent pour la première fois sur le blog proclamant à la censure ou qui s’offusquent de mon fascisme, je suis très inquiet sur la confusion des notions. La liberté d’expression est garantie par l’État, pas par moi. Quand vous êtes chez un végétarien, vous ne lui bourrez pas le mou sur son choix de vie et que pourquoi y a pas de l’entrecôte à dîner nom de dieu : vous lui foutez la paix (ou bien on vous fout dehors). Ici, c’est exactement la même chose. C’est un sujet dont on ne parle pas ici jusqu’à nouvel ordre parce que j’en ai marre. Vous avez vos raisons, okay, elles vous regardent, vous m’excuserez d’en disconvenir ; si, en plus, vous vous abstenez sans prosélytisme, je ne suis toujours pas d’accord avec vous mais je salue votre cohérence ; le prosélytisme sur ce sujet, en revanche, m’exaspère et m’épuise. C’est un peu comme avec la religion, quoi.

Quand je constate l’énergie et le temps que certains ont passé à essayer de contourner mes mesures de modération, à rédiger des tartines sur l’abstention comme en provocation, à balancer insultes et grossièretés, à se sentir exister en disant “je m’en carre de faire partie de tes potes”, j’ai juste envie de dire : CQFD. Pour un mec qui lâche sa tartine, quelle énergie dépensée en vain ? Qui aurait pu être employée à plus utile ? Il faut un quart d’heure pour rédiger un long commentaire, je n’ai besoin que de cinq centièmes de seconde (aussi vite que la transmutation d’X-Or) pour l’annihiler sans remords s’il contrevient aux règles exposées. Si c’est comme ça que certains espèrent changer le monde, en vociférant sur Internet dans le vent, on n’est pas sorti du sable.

Par ailleurs, j’ai un petit conseil d’ami pour tous les révolutionnaires candides en puissance. Prenons l’exemple de Bob (le prénom a été changé – étonnant, non -, mais le cas est réel, et j’en ai d’autres). Bob est très énervé par ce que Davoust raconte chez lui et se sent très obligé de lui expliquer qu’il a tort et qu’il marche au bruit des bottes des partis démocratiques, houlàlà.

xkcd-duty_calls

Source (immortelle)

Bob pense bien ce qu’il veut, hein, hé. Mais Bob se sent obligé de commenter quand même sur le blog, et ses commentaires sont passés en file de modération. Les commentaires contrevenant à la charte, je les oblitère les uns après les autres.

Mais Bob est toujours énervé, alors Bob va expliquer cette fois sur Facebook, dans les mêmes termes, avec des copier-coller, qu’il a raison. Peut-être bien, mais osef ; comme cela contrevient toujours à la règle du jeu, les mêmes réactions sont effacées. Au bout d’une demi-douzaine de tentatives, Davoust a quand même piscine et finit par bloquer Bob histoire d’avoir la paix.

Maintenant, un petit cours de fonctionnement d’Internet. Après ce bref échange, je possède, sans avoir levé le petit doigt :

  • L’adresse mail de Bob (qu’il a obligeamment renseignée dans le formulaire de commentaires sans en mettre une bidon…) ;
  • Son vrai nom (qu’il met obligeamment en clair sur Facebook), sa photo, plein d’informations publiques le concernant ;
  • Son adresse IP (laquelle est loggée à chaque commentaire – procédure antispam standard de toutes les plate-formes de blogging).

Tout ça sans faire le moindre effort : Bob m’a donné toutes ces infos de lui-même. Je ne veux pas dire, mais si un État mal intentionné arrivait au pouvoir, il retrouverait Bob sans difficultés avec une seule de ces informations (pour lui loger une balle dans la nuque, par exemple).

Le jour où Bob “se lèvera contre l’oppression”, comme il le promet, je garantis qu’il ne fera pas un pas hors de chez lui (plus probablement parce que c’est en réalité un rebelle de canapé, mais c’est une autre histoire) : s’il m’a fourni à moi, un particulier, toutes ces informations de lui-même, que peut-on imaginer que Google, Facebook ou l’État possèdent sur son compte ?

Ben merde alors. Si même ceux qui doivent me protéger de mon aveuglement et des méfaits du système démocratique montrent une telle incompétence révolutionnaire, mais sur qui vais-je pouvoir compter, à la fin ?

2015-12-08T10:08:19+01:00mardi 8 décembre 2015|Humeurs aqueuses|63 Commentaires

Ayerdhal

Putain, 2015.

Un grand monsieur, un grand écrivain, nous a quitté hier, et il m’engueulerait copieusement pour le traiter de “grand”, et c’est justement aussi pour ça qu’il l’était ; un grand auteur, c’est souvent une personne grande qu’il y a derrière. Et dans son cas, quel panache, mêlé de quel altruisme ; quelle puissance intellectuelle, et quelle simplicité à la fois.

Photo Pascale Doré, ActuSF

Photo Pascale Doré, ActuSF

Sous le choc, je ne sais absolument pas quoi dire. Raconter des anecdotes sur sa gentillesse, sa force de volonté, sa droiture dans l’espoir maladroit d’invoquer sa mémoire et son immense humanité me donnerait l’effet absolument intolérable de vouloir m’arroger un peu de sa grandeur. Alors, silence et respect. Adresser mes pensées à ses proches, sa compagne. Boire un verre à lui. Et puis plein d’autres, parce que vraiment, vraiment, fait putain de chier.

Auguste lectorat, si tu ne le sais pas déjà, sache que nous avons perdu hier un bonhomme absolument majeur de la SF française, un pilier de sa littérature et aussi de la défense des auteurs, surtout des petits et des débutants, qui n’a jamais compté son énergie pour aider les autres, toujours disponible, à la fois gentil et franc. Un être humain splendide et fort. La meilleure façon de rendre hommage à un écrivain, dit-on, c’est de le lire, et tu dois lire Ayerdhal, vraiment, parce qu’il était le seul de son espèce, à la fois révolté et mû par un profond amour pour l’humanité et ce qu’elle pouvait devenir de meilleur, offrant des livres passionnants, forts, jamais démonstratifs mais toujours intelligents. Vois sa bibliographie ici, et pioche dedans à l’envi et avec la joie de lire un auteur majeur. Si tu ne le fais pas, tu passeras à côté d’un des grands plaisirs de ta vie, et tu te coucheras aussi bête qu’avant. Alors lis-le. Éclate-toi. Réfléchis.

Vraiment, fais-le, s’il te plaît. 

Lire son interview la plus récente.

L’hommage d’ActuSF.

Celui d’Actualitté.

2015-10-27T18:52:38+01:00mardi 27 octobre 2015|Humeurs aqueuses|9 Commentaires

Uber, et le monde découvre brutalement le statut du créateur

La fureur du conflit taxis / Uber est retombée et tout le monde s’accorde à peu près pour dire que personne ne sort vraiment gagnant de cette affaire ; les taxis dont le comportement violent et honteux n’a fait que salir une profession à l’image ternie, les chauffeurs en situation de précarité qui comptaient sur ce revenu, les clients qui trouvaient ce service bien pratique. En somme, la grande économie du “partage” ne revient qu’à une paupérisation / précarisation des travailleurs de tous bords, à un morcellement des activités, et à une concentration des revenus et du pouvoir dans les mains d’un petit nombre de gros acteurs (Amazon, Uber, etc.) Voir cet article court et bien résumé.

L’affaire Uber n’est que la partie émergée d’une mutation déjà bien amorcée dans d’autres secteurs d’activité. Amazon (et autres grosses plate-formes) centralise les offres des vendeurs d’occasion et ne fait que de la mise en relation. Graphistes, codeurs, webdesigners, traducteurs se font payer à la parcelle de contrat au bénéfice des plate-formes sur lesquelles ils sont inscrits. Ils sont presque reconnaissants : après tout, ils trouvent du travail.

Ce que tout le monde voit se dessiner, mais que personne n’ose s’avouer, c’est que la tendance ne va aller qu’en s’accélérant et en touchant des secteurs d’activité de plus en plus vastes et inattendus. Dans les années 2000 circulait une blague parmi les fervents défenseurs du piratage des échanges non-marchands :

Les ventes de voitures ont baissé de 20% cette année. Fichus pirates qui téléchargent des voitures !

C’était drôle parce qu’absurde, c’était un peu rebelle aussi, bref c’était très dans le coup.

Dans quelques années, avec le développement des imprimantes 3D, la blague va devenir une réalité. On peut imaginer un Renault du futur, qui concevra ses véhicules en les sourçant collectivement sur des plate-formes de travail à distance, au design établi par concours ouvert, dont la fabrication se fera partiellement chez le client pièce à pièce, et dont la durée de vie n’excédera par un ou deux ans, pour un prix égal au dixième du cours actuel. Et le client final, qui paiera moins cher, trouvera ça parfait, jusqu’au moment où sa propre profession se verra touchée par cette uberisation – peut-être même sera-t-il capable de trouver ce système idéal tant qu’il est client, tout en se révoltant quand on l’applique à lui, sans même voir la contradiction.

Pour que même Jaron Lanier, un des activistes et penseurs historiques de l’Internet libre, considère qu’un problème se dessine, on est en droit de se poser des questions. (Si le sujet vous intéresse, l’article ici vaut largement l’euro qu’il coûte.)

Cela dit, je ne porte pas de jugement de valeur. Peut-être est-ce l’évolution de la société. Peut-être que le système actuel sera jugé archaïque dans trente ans ; peut-être ne le comprendra-t-on pas. L’éthique est un choix de société ; à voir ce qu’elle choisit. 

Mais, du haut de ma lorgnette, tu sais à quoi je pense depuis plusieurs mois, auguste lectorat ?

Aux donneurs de leçons. 

Je pense aux donneurs de leçons du début des années 2000 – et à ceux qui existent encore maintenant, qui prônent une libération sauvage de la culture avec des expressions de novlangue telles que “échange non-marchand” – qui, voyant émerger Napster, eDonkey et les réseaux p2p, n’avaient qu’un seul mot à la bouche : “L’économie change. Le monde change. Vous n’avez qu’à vous adapter. À vous de trouver de nouvelles solutions. Le progrès n’attend pas !” Ceci de la part de professions bien établies, sûres à l’époque : cadre de grande industrie, commercial de grand groupe.

Eh bien, soit. Nous avons serré les dents, râlé, tempêté contre notre situation déjà difficile en train de s’effriter davantage, pensé que, peut-être, oui, nous étions des dinosaures, peut-être, oui, il fallait trouver de nouvelles façons de commercer. Ce qui, pour être juste, n’est pas entièrement faux : certaines pratiques doivent changer à l’ère du numérique, la création nécessite davantage de réactivité et d’agilité qu’autrefois. L’auteur et compositeur que je suis a appris le métier de webdesigner, a touché à celui d’attaché de presse, de commercial. Par chance, j’aime apprendre de nouvelles choses ; cela ne m’a pas tant coûté.

Mais je vois aujourd’hui monter la marée vers toutes ces professions jadis bien sûres et bien établies et je les entends crier d’ici au secours, que l’eau est froide. Vous savez, cela ne me fait pas plaisir de vous voir aujourd’hui confrontés à ces mêmes problématiques. Le monde était plus simple pour tout le monde quand seuls les créateurs et les indépendants étaient confrontés à ces problématiques – trouver des contrats d’un an à l’autre, apprendre à se placer, savoir promouvoir un projet et le vendre.

Mais vous savez, il m’est vraiment très difficile de ne pas vous rétorquer aujourd’hui : “L’économie change. Le monde change. Vous n’avez qu’à vous adapter. À vous de trouver de nouvelles solutions. Le progrès n’attend pas !”

J’essaie d’être un homme meilleur. Alors je m’abstiens. Parce qu’au-delà de nos cas individuels, nous y perdons tous, je pense. Mais je suis quand même navré de constater à quel point les leçons sont beaucoup plus amères quand c’est directement vous que le progrès concerne, qu’il rend votre façon de travailler obsolète, vous pousse à des bouleversements d’envergure pour ne pas couler, pour juste survivre. Adapt or die. (Motherfucker.) 

Quelque part, nous avons déjà amorcé notre transition, dans les métiers de la création. Nous y travaillons depuis dix à quinze ans. Par nature, nous défrichons, nous explorons. Il va y avoir encore bien des difficultés, mais nous sommes finalement plus en avance que tout le monde sur ce point. Je n’envie pas ceux qui découvrent aujourd’hui ces réalités-là et n’ont pas la disposition pour explorer – tout le monde n’a pas envie de ne pas savoir ce qu’il va faire dans un ou deux ans, ce qui est tout à fait légitime.

Oui, j’essaie d’être un homme meilleur. Alors je m’abstiens d’une disposition d’esprit revancharde sur le monde. Mais, vraiment, il m’est très difficile de ne pas avoir une pensée spéciale pour tous les donneurs de leçons, confortablement tapis derrière leurs écrans, confits dans leur assurance et leur bon droit, avec qui j’ai pu croiser le fer sur ces sujets au fil des ans. Vraiment, il m’est très difficile de ne pas souhaiter avec ferveur que l’Uber de votre secteur vienne frapper à votre porte.

Parce que vous chantiez. Et que, comme nous tous, il va vous falloir danser, maintenant.

2015-08-05T15:45:25+02:00mercredi 5 août 2015|Humeurs aqueuses|8 Commentaires

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