Pourquoi l’apprentissage de l’écriture est-il si long ?

Car quoi de mieux que travailler à flanc de rocher avec une torsion lombaire. (Par Matthew Payne)

Juste une petite réflexion aléatoire que je me suis faite lors d’un atelier d’écriture : l’apprentissage de l’écriture m’a toujours paru plus long, peut-être plus laborieux même, que celui d’autres arts – le dessin par exemple et, pour ce que je connais le mieux, la musique. Il est raisonnablement facile de mesurer les progrès dans la découverte d’un instrument, par exemple, des premiers pains à la compétence suffisante pour, mettons, jouer avec des copains dans un bar et que ça tienne la route (sans devenir Motörhead pour autant, on est d’accord). L’écriture n’a pas réellement, me semble-t-il, cette gradation facile à suivre – des premières envies aux premières publications professionnelles, qui conduiront à suffisamment de maîtrise pour publier régulièrement et devenir Motörhead. (Owi.)

Alors bien sûr, on ne peut comparer les grammaires narratives et quand on s’y risque, cela nécessite la plus grande prudence. Certaines difficultés ou lenteurs dans l’apprentissage de l’écriture sont liées tout bêtement à la forme de l’art : la pratique de l’écriture est davantage inscrite dans la durée que pour toute autre, dans ses dimension de création ou comme de réception. Mais, et c’est là où je voulais en venir, il me semble que les difficultés fondamentales inhérentes à l’écriture sont doubles :

Il est difficile d’acquérir le recul nécessaire à l’autocritique. Quand on apprend la musique, il est assez facile de s’entendre jouer faux ou hors rythme, ou de s’enregistrer pour s’en rendre compte a posteriori ; en d’autres termes, la différence entre la référence et l’exécution est assez transparente. (Peut-être moins pour la composition originale, mais il est a minima – c’est la journée des locutions latines – aisé d’évaluer la qualité de l’exécution.) Dans l’écriture, cela me paraît beaucoup plus difficile. Il y a ce que l’on veut dire, ce que l’on a dit, et juger d’un potentiel écart entre l’idéal et l’exécution est évidemment possible (c’est ce que font tous les pros quand ils se relisent), mais c’est l’apprentissage d’un recul et d’une critique d’un texte qui n’est pas nécessairement immédiate (alors qu’entendre un pain, ça fait tout de suite grimacer la majorité des gens, à commencer par l’exécutant). Mais surtout :

Il est difficile de découper en compétences distinctes la pratique de la narration, contrairement aux autres arts. Si je veux apprendre la musique, je peux travailler les gammes, l’harmonie, entraîner mon oreille, répéter un passage difficile jusqu’à la perfection, ce qui m’aidera pour d’autres passages difficiles, etc. De même pour un art pictural – je peux travailler l’architecture, l’anatomie, le paysage par croquis. Dans l’écriture, c’est beaucoup plus difficile. Parce qu’un récit narratif me semble un tel entremêlement de compétences difficiles séparables : une bonne scène va faire intervenir l’adéquation du style, le sens du rythme, les dialogues, l’inventivité scénaristique, la mise en scène des personnages, la description… Et que, si l’on peut dresser un croquis convaincant de monument à titre d’exercice, il me paraît plus difficile de travailler en isolation le dialogue sans personnages, le sens du rythme sans scène pour le porter, la description sans contexte narratif qui lui donne son utilité, etc. Je ne dis pas que c’est impossible, juste que c’est beaucoup moins intuitif d’y parvenir, et que cela me paraît bien plus artificiel que le travail des gammes ou des croquis qui sont, eux, des parts naturelles de la musique et du dessin.

C’est évidemment possible de parvenir à cet apprentissage, mais cela me semble nécessiter une patience et une introspection peut-être plus prononcées que dans les autres pratiques, et c’est aussi, peut-être, ce qui peut rendre cet apprentissage un peu ingrat, et expliquer pourquoi, pendant longtemps, on peut avoir la sensation de ne pas avancer – ou ne pas comprendre pourquoi les magazines et anthologies refusent les textes que l’on envoie les uns après les autres. Cela cache peut-être aussi pourquoi le conseil premier que donnent la plupart des écrivains revient à une variation sur la persévérance (voir la règle première de Robert Heinlein) ; et pourquoi certains, à l’extrémité du spectre, soutiennent qu’au fond, ça ne s’enseigne pas. Il y a indéniablement une part d’alchimie personnelle, comme dans toute pratique créatrice, qui consiste à ce que chacun unisse ces différentes compétences au service de son projet et de son sens de l’esthétique ; mais ces parts peuvent évidemment être enseignées. En revanche, leur intégration est beaucoup plus personnelle et moins facile à baliser qu’ailleurs, et je pense parfois que c’est cette capacité à intégrer ces parties d’une manière individuelle au service d’un projet et d’une vision que l’on appelle, faute de meilleur terme, le “talent”. Mais, si on le définit sous cette forme, on pourrait arguer qu’il s’enseigne aussi.

Ce qui entraîne bien trop loin pour un article qui devait à la base tenir plutôt de la réflexion notée sur un coin de table.

2019-06-04T20:21:28+02:00lundi 5 février 2018|Best Of, Technique d'écriture|23 Commentaires

Ce que le jeu de rôle enseigne à l’écriture

Alors que je retravaille Léviathan : Le Pouvoir en vue de sa publication prochaine, je réfléchissais encore aux différences de narration entre la littérature et le jeu de rôle, ce dont nous avions parlé aux dernières Utopiales en particulier avec Romaric Briand sur la table ronde dédiée. Il est dangereux de transposer les leçons ou pratiques d’une forme à l’autre, parce que la littérature est faite pour être vécue seule, alors que le jeu de rôle est par essence une expérience collective ; ce qui se joue ne fonctionne pas forcément de la même manière que ce qui se reçoit. Convertir un scénario de jeu (l’exploration d’un donjon en tête) en roman est un exercice fortement casse-gueule, du moins sans adaptation, et une scène d’action excitante en jeu s’avère souvent plate une fois narrée.

Mais au lieu de s’attarder sur les différences, il m’est venu un point commun potentiellement utile, que je pratique plus ou moins consciemment. Il s’agit, non pas de concevoir l’histoire comme un scénario de jeu de rôle, mais de penser à son approche pour les personnages. En effet, dans une saga où ceux-ci se multiplient, où chacun a un caractère, des allégeances, des talents particuliers, il peut être difficile de garder la trace de tout de manière ordonnée. C’est là que le jeu de rôle vient à la rescousse, car il propose une façon de “modéliser” un personnage selon ses aptitudes naturelles (caractéristiques), ses talents acquis (compétences) et ses traits particuliers (avantages / désavantages).

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Attention, il ne s’agit pas de passer trois heures à se demander si Bob a 17 ou 18 en Force ni de remplir chaque case méticuleusement – ni même de remplir une fiche réelle (sauf si c’est votre dada), car quel système adopter ? À partir du moment où l’on se contraint à des cases, à des formulaires, on court le risque d’handicaper la créativité, soit parce que l’esprit se trouve forcé à répondre à des questions sans importance pour le projet en question, soit parce que les réponses nécessaires pour lui donner vie se trouvent justement dans les marges.

Néanmoins, on a coutume de penser à l’histoire personnelle, aux alliés, ennemis, au caractère, à l’apparence d’un personnage lors de sa création, des éléments bien sûr indispensables, mais c’est avant tout ce qu’il sait faire, ce à quoi il est doué ou non, qui va déterminer son action dans l’histoire, et donc la faire avancer. Pour cette raison, c’est aussi important que son passé, si ce n’est davantage. Quantité de romans pulps ou même de séries policières modernes s’en tirent avec un passif pour les personnages qui tient sur une serviette en papier, mais ce sont les compétences extraordinaires de ceux-ci qui propulsent l’histoire – et motivent le lecteur.

Pour prendre un exemple très récent, le pilote d’Unforgettable nous sert une héroïne avec une histoire rebattue cent fois (sa soeur est morte assassinée, c’est ce qui l’a poussée à entrer dans la police puis à démissionner, ajoutez un ex un peu benêt resté flic avec qui on sent que tout n’est pas fini), mais le côté extraordinaire, et ce sur quoi repose le concept, est que cette femme se trouve incapable d’oublier quoi que ce soit, ce qui en fait un témoin de première qualité, et la rend capable de tirer des déductions uniques : voilà la motivation du récit. (Bon, à part ça, la série est pas terrible, hein.) Ayez le passif pour les personnages ET les compétences et vous tenez potentiellement les éléments d’un Game of Thrones. 

Introduire un soupçon de mécanistique dans la conception des personnages pose donc des questions intéressantes sur eux, mais permet également de mieux cerner ce dont ils sont capables, ce qui crédibilise leurs actions, leurs rapports et fonde leur cohérence. Si Jack crochette une serrure p. 24, il faut qu’il l’ait appris au cours de sa vie – et quel type de personnage apprend à crocheter les serrures ? Et, confronté à la même p. 154, il ne peut pas rester les bras ballants si sa vie en dépend. Pour parler de ce que je connais le mieux, dans Léviathan, l’ordre de puissance des mages est clair : par exemple, globalement, Masha est moins douée que Julius, qui est moins doué qu’Alukar. Cela ne signifie pas que les plus faibles ne pourraient l’emporter sur les plus forts, mais il leur faudra alors déployer une ingéniosité particulière ou disposer d’un avantage inattendu. Si quelqu’un bat Julius en duel, cela signifie quelque chose de fort concernant cet adversaire.

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Les choses deviennent très amusantes quand on doit décider si les personnages sont conscients – ou non – de ce rapport de force ; s’ils le savent, mais se laissent aller à l’agressivité et tentent le tout pour le tout ; bref, il y a toutes les variations humaines et surprenantes induites par les circonstances d’un moment unique, celui de la scène que l’on écrit. Et les personnages ont bien sûr différentes façons de se positionner l’un par rapport à l’autre : qui ne peut l’emporter sur le terrain des armes manoeuvrerera peut-être sur celui de la politique. Julius est meilleur duelliste que Masha, mais elle parvient à le manipuler car elle connaît ses faiblesses et joue sur ses secrets – un levier qu’ici, d’ailleurs, une fiche de personnage représentera mal.

Je crois ne pas m’avancer en affirmant qu’il y a parmi les auteurs d’imaginaire, expérimentés ou non, une convenable proportion de geeks ; et si vous cherchez à faire vos premières armes, sortir vos livres de jeu de rôle, réfléchir à la façon dont ceux-ci s’efforcent de représenter la richesse de l’expérience humaine, vous permettra peut-être de trouver de nouveaux leviers scénaristiques différents de vos réflexes et qui vous surprendront vous-même. N’hésitez pas aussi à jeter un oeil aux adaptations de l’un vers l’autre : les évaluer, juger si vous êtes d’accord, stimulera vos réflexions et vous aidera à cerner ce dont vous, vous avez vraiment envie – ce qui est le fondement de toute création.

À toi, ô auguste lectorat : as-tu déjà réfléchi à cette approche ? Comment la considères-tu ? Des recommandations à faire, des lectures à conseiller ?

2015-06-29T16:51:54+02:00vendredi 11 janvier 2013|Best Of, Technique d'écriture|32 Commentaires

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