Building a Second Brain / The PARA Method : j’ai une tour Eiffel à vous vendre, et ça transformera votre vie

Parlons de Tiago Forte.

Tiago Forte écrit des livres, donne des conférences, et possède depuis des années un cabinet de consulting florissant sur la productivité et le knowledge management, cette discipline en pleine explosion avec laquelle je vous ai forcément bassiné de loin en loin (et même ailleurs) où il s’agit, non plus d’organiser ses tâches et ses actions (la révolution GTD a bientôt 25 ans) mais de gérer l’autre versant, la connaissance. Si vous vous intéressez un peu au domaine, c’est impossible de ne pas avoir entendu parler de Tiago Forte, conférencier, YouTuber, vendu comme expert mondial et très suivi par (en général) des cadres moyens à supérieurs désespérés de donner un peu d’ordre à leur vie dingue.

Hélas, pour ma part, j’ai des choses méchantes à dire sur Tiago Forte, et notamment ses deux livres, Building a Second Brain et The PARA Method. D’habitude, j’évite de dire des choses méchantes. Mais Forte est tellement connu et, surtout, je vois tellement de gens essayer de suivre ses principes pour ordonnancer leur vie qu’il faut donc parler de lui, et autrement que dans la chambre d’écho considérable qui s’est construite autour de ses enseignements.

Parce que, si votre travail est un tant soit peu créatif (et c’est de ça dont on parle ici), vous ne devez pas lire ni écouter Tiago Forte.

Building a Second Brain

Building a Second Brain se propose d’être le GTD de la connaissance, un livre avec autant d’écho que cet auguste précurseur (d’après son interview avec Nick Milo dans How I Think) ; il promet une méthode “prouvée” pour parvenir à organiser ses notes et débloquer sa créativité.

Sur ce point, le livre remplit sa promesse : il y a bien une méthode. Sauf que c’est, à mon humble avis, la pire des choses à faire pour stimuler sa créativité, laquelle passe avant tout, attention roulement de tambour, par la pensée.

Forte organise principalement sa méthode autour de deux axes :

  1. Surlignez tout ce qui vous intéresse, puis passez vos notes en revue si elles sont pertinentes, jusqu’à les distiller en vos propres mots. Sinon, ça n’est pas grave, les outils numériques vous permettront de retrouver l’info, même si elle a été oubliée / perdue.
  2. Pensez en termes de livrables (c’est-à-dire, en termes de produits à fournir).

Le premier axe part d’une bonne intention (on pourrait croire, superficiellement, à une application du Zettelkasten), mais prône en réalité des habitudes qui sont mortelles pour l’intelligence et la compréhension. Forte ne met pas l’emphase sur la distillation active de ses propres notes, mais sur la capture et la récupération du contenu. J’explique : tout processus d’idéation s’enracine dans une réflexion active potentiellement appuyée par du matériel extérieur. Mettons qu’on souhaite écrire une histoire : que le processus soit conscientisé (architectes) ou non (jardiniers), l’on va prendre une succession de décisions narratives personnelles formant autant de reflets du monde, mêlant le vécu personnel à une possible recherche documentaire.

Forte semble prêcher la même chose avec son acronyme “CODE” (Capture, Organize, Distill, Express) mais place une emphase absolue sur la capture de matériel extérieur à l’exclusion de l’esprit critique. Pour le dire plus clairement, la méthode Forte est la suivante : capturez toutes les infos qui vous intéressent ou peuvent se relier à vos projets, une fois dans vos notes, vous les aurez sous la main pour les ressortir au moment opportun. Forte ne le dit pas en ces termes, mais cela à revient à, en gros : vous aurez du matos, lequel, on s’en fout. Garbage in, garbage out.

Cette approche favorise tout ce qui va mal avec l’inconscient collectif de nos jours tel qu’incarné par les réseaux. Elle met l’emphase :

  • Sur l’anecdotique, le “factoïde” marquant, la citation qui rend bien ;
  • La capture sans évaluation et l’absence de recul.

Ça donne des démos très impressionnantes sur YouTube où quelqu’un peut produire un rapport qui semble en surface extrêmement documenté en s’appuyant sur ses “notes”, mais pioche des informations sans discrimination un peu partout pour donner une apparence d’argumentaire. En gros, Building a Second Brain vous apprend à faire un travail de super-perroquet pour un public ignare.

Il est cependant capital de noter une chose : dans une atmosphère de grande entreprise saturée de rapports à rendre, d’indices à suivre, de paperasse et de réunions à la con, il est effectivement souvent demandé par des ignares un travail de perroquet. Si vous êtes un super-perroquet, vous vous facilitez grandement la vie, plus encore si tout ce que vous demande est “un rapport”, pas “un bon rapport” pour cocher quelque case mystérieuse dans quelque logiciel lovecraftien de gestion de projet. Automatiser dans ce cas les tâches idiotes n’est pas une mauvaise idée pour se libérer du temps pour des vraies tâches intelligentes. Mais on est d’accord que ça n’est pas une fin en soi.

Et surtout, on est d’accord que tout véritable travail artistique insuffle l’unicité du regard individuel au monde, comme proposé plus haut, et que cela passe par la case méditation / rumination / distillation sur laquelle Forte passe un temps criminellement bref (alors que ce devrait être l’essence du travail – le reste, franchement, représente une structure secondaire). Un temps, pour tout dire, qui semble ajouté à la hâte dans l’ouvrage pour répondre précisément aux critiques telles que celle-ci, et pour coller un vague vernis de Zettelkasten en mode “vous avez vu, j’en ai parlé”, mais clairement, ça ne l’intéresse pas.

Le second axe, penser en termes de livrables, trouve davantage de bien-fondé (en particulier dans le domaine de l’entreprise), mais représente une pente glissante dans le domaine artistique. Même si je suis fan du “Real artists ship” de Steve Jobs, il existe une différence fondamentale (et vitale) entre intention et finalité dans un projet artistique. L’artisan·e se soucie de processus et de cheminement avant de résultat. Je le rabâche dans Procrastination, comme le dit la Bhagavad-Gita en substance, “on peut prétendre au labeur, pas aux fruits du labeur”. Bien sûr que l’on crée en vue d’obtenir quelque chose, mais la finalité est le produit du cheminement, lequel émerge au cours de sa propre découverte et dicte ses propre règles. Dans le domaine artistique, le cheminement est la fin, et par cette approche, on engendre un livrable – mais pas l’inverse.

Penser en termes de finalité est un sûr moyen de penser en termes de réception, de succès, de renommée, des concepts sur lesquels 1) Aucun de nous n’a de prise et 2) Ne devraient en aucun cas influencer le processus créatif. Par essence, un·e créatif·ve se nourrit de l’inattendu, de la promenade dans des espaces imprévus, qui font naître l’envie ; fondamentalement, donc, en-dehors du livrable. Forte en parle, mais ça n’est clairement pas son focus. Sauf que pour quelqu’un qui crée, c’est une part cruciale de la respiration.

En définitive, Building a Second Brain ne devrait intéresser que les personnes dont les entreprises n’ont pas encore découvert ChatGPT et qui n’ont pas découvert ChatGPT elles-mêmes non plus. Ce livre n’est ni GTD, ni Deep Work, n’en déplaise aux grandes aspirations de son auteur. C’est un ensemble de principes déjà daté qui pouvait faire sensation en 2010 et qui peuvent seulement encore fonctionner des rouages corporate encrassés de longue date.

Ça ne vous apprendra pas à organiser vos notes pour écrire. Ça vous donnera au contraire de mauvais réflexes.

The PARA Method

Building a Second Brain peut avoir ses usages, et si j’en dis beaucoup de mal, le livre est honnête : il promet une méthode spécifique, certes à mon avis délétère, mais l’ouvrage couvre son sujet généreusement et avec exhaustivité.

Par comparaison, The PARA Method est une putain de honte. Voici tout le contenu du livre : faites quatre dossiers (Projects, Areas of Responsibility, Resources, Archives) pour vos données numériques et placez les contenus dans ces sous-dossiers en fonction ; conservez la même organisation partout.

Voilàààààà.

C’est un post de blog (en libre accès) étiré jusqu’à la déraison, bourré d’autopersuasion (imaginez que vous être sur un nuage de sucre candi où la méthode elle est trop bien. Alors, vous avez vu comme la méthode elle est trop bien ?) et qui se débine en une absurdité qui vous donne envie de bouffer votre liseuse (alors en fait, P.A.R.A. c’est bien, mais vous pouvez prendre n’importe quelle autre organisation au final avec les lettres que vous voulez, c’est à vous de voir et c’est ça qui est fantastique. OK, mais est-ce que tu te foutrais pas un peu de ma gueule ?)

Et bien sûr, par son orientation systémique vers le livrable, The PARA Method pose le même problème que présenté plus haut pour une vie créative.

Que lire à la place ?

Forte est un exemple emblématique de son propre travail : à coups de citations bien calibrées, de références prestigieuses, de marketing auto-entretenu et sur la base d’une bonne observation du problème auquel il s’efforce de répondre, il a élaboré un produit dont un examen superficiel conclut à la pertinence, mais qui n’a strictement rien de l’universalité prétendue et nuit à l’esprit critique comme à la créativité. Je suis très virulent envers lui parce que je vois constamment, sur les forums en lien avec le PKM, ceux d’Obsidian, etc. de pauvres hères qui appellent à l’aide pour implémenter les “outils” de Forte genre PARA comme si passer du temps à implémenter ces couillonnades allait magiquement se traduire en clarté.

Non. Tu vas juste bouger des trucs dans des dossiers, et ça ne marchera éventuellement que si tu es toi-même consultant, comme Forte.

Ma voix dissidente ne fera guère de mal à son business model, mais si vous, ici, vous pouvez éviter d’en passer par là, vous gagnerez du temps si vous cherchez un cadre pour écrire. Hélas, seul un travail diligent, un effort appliqué, vous permettra d’acquérir la clarté dont vous avez besoin. Il n’y a pas de raccourci pour ça, et de toute façon, si vous en voulez un et que vous imaginez que ChatGPT pourra écrire vos romans à votre place, vous manquez tout l’intérêt et, justement, la vraie finalité de l’écriture. Je répète : c’est le processus qui est engendre la finalité.

Du coup, que lire et que suivre ? Déjà, j’insiste, se rappeler qu’il n’y a pas de raccourci pour la pensée et que même, c’est tout le but du truc. La compréhension et l’originalité se construisent sur la durée et par la diligence ; surligner trois phrases vous donnera peut-être l’illusion d’être intelligent et si vous le faites plus vite que le voisin, il vous croira plus intelligent que lui, mais un super-perroquet reste un perroquet (voir à ce sujet The Collector’s Fallacy).

Si l’on veut construire et étayer sa compréhension sur la durée, et générer par l’absorption et la rumination du monde une pensée réellement personnelle et créative, on aura tout intérêt à plutôt lire / suivre / regarder :

  • Nick Milo, dont la formation Linking your Thinking (payante) et les vidéos (gratuites) sont excellentes et grand public. Point de départ recommandé.
  • How to Take Smart Notes, de Sönke Ahrens. Le bouquin est un peu fouillis, un peu délayé, et les conseils techniques sont maigres, mais l’état d’esprit qu’il prône est cent fois meilleur que celui de Forte.
  • Le fantastique site Zettelkasten.de, qui représente probablement la vision la plus “orthodoxe” (et universitaire) de l’approche par notes reliées.
  • Curtis McHale, notamment ses vidéos et sa newsletter (dont un numéro récent a d’ailleurs inspiré cet article, en voyant que je n’étais finalement pas le seul à ne pas adhérer au travail de Forte. McHale est en revanche beaucoup plus diplomate que moi, mais il a des enfants, lui, donc il ne peut pas dire putain dans un article).
  • Les vidéos et articles de Bryan Jenks, qui sont toutefois très techniques.
  • Et mon humble série Geekriture sur ActuSF, si je puis.
2023-12-11T05:18:13+01:00lundi 11 décembre 2023|Best Of, Lifehacking|Commentaires fermés sur Building a Second Brain / The PARA Method : j’ai une tour Eiffel à vous vendre, et ça transformera votre vie

Procrastination podcast s06e06 – La chaîne économique du livre

procrastination-logo-texte

Deux semaines ont passé, et le nouvel épisode de Procrastination, notre podcast sur l’écriture en quinze minutes, est disponible ! Au programme : “s06e06 – La chaîne économique du livre“.

Le circuit économique du livre passé la maison d’édition peut sembler un peu mystérieux ; un sujet indirectement abordé dans Procrastination depuis plus de cinq ans, mais qu’il convenait de clarifier – un tour d’horizon surtout emmené par Estelle et Lionel dans cet épisode, et toujours en quinze minutes chrono, bien sûr.

Références citées

– Microsoft Word

– Adobe InDesign

– « Game of Thrones », saga de G. R. R. Martin

– Nathaniel Legendre

Procrastination est hébergé par Elbakin.net et disponible à travers tous les grands fournisseurs et agrégateurs de podcasts :

Bonne écoute !

2021-12-15T17:17:19+01:00mercredi 1 décembre 2021|Procrastination podcast|Commentaires fermés sur Procrastination podcast s06e06 – La chaîne économique du livre

L’Impassible armada est DISPONIBLE !

Et hop, c’est officiel, après les avant-premières du week-end et le récit de l’intrépide réalisation de la couverture :

Couv. Victor Yale

L’Impassible armada est disponible dans toutes les librairies : du roman d’aventure maritime mêlé de surréalisme et d’absurde, une ambiance rappelant l’humour noir de « Tuning Jack » ou de Les Questions dangereuses.

On avait regardé, horrifiés, les cristaux mous submerger le pont et les camarades sauter à la mer sans même attendre la fin, gelés par dizaines. Ce jour-là, la glace avait chanté fort pour eux.

À présent, elle chantait aussi alors que notre propre bâtiment, l’Awesome Pride, prenait de la vitesse, porté par le Flux. La glace, on la voyait ruisseler comme de l’eau sur de la pierre noire – le véritable océan. Ce que j’aurais voulu le retrouver, lui. Elle, j’essayais de pas l’écouter, mais ce glouglou apaisant, tranquille, libérait une note bleue, obsédante, qui me faisait mal à la tête, comme quand on boit trop froid.

Novella en version augmentée, avec un tout nouveau contrechant : seulement 7 € dans toutes les librairies.

➡️ Site de l’éditeur

2022-05-06T15:25:08+02:00lundi 18 octobre 2021|À ne pas manquer|8 Commentaires

How to Set up your Desk : pas avec ce livre hélas

Lu How to Set up your Desk de James Christiansen, qui promet de « hacker » son bureau pour améliorer la productivité. Passez votre chemin : que des conseils très génériques et flous qui se limitent à « réfléchissez à votre flux de travail pour vous organiser au mieux ». Ben oui…

2020-04-24T10:08:24+02:00mercredi 29 avril 2020|Brèves, Lifehacking|Commentaires fermés sur How to Set up your Desk : pas avec ce livre hélas

Creating Flow with OmniFocus : le seul autre manuel de productivité nécessaire

La productivité, le lifehacking, c’est mon dada, mon plaisir coupable. Je suis toujours convaincu qu’il existe de meilleures manières de travailler, plus efficaces et plus agréables, et que les outils modernes permettent de supprimer au maximum les obstacles à la créativité, en donnant – faute d’interfaces neuronales, peut-être un jour – à l’esprit le moyen le plus direct d’exprimer ce qu’il a en tête. Je pourrais en parler à longueur d’articles ici, mais je sais bien que ça n’intéresse qu’une partie de toi, auguste lectorat, et je ne veux pas me transformer en consultant productivité à 100%. Ce n’est pas plus mal, cela me force à mûrir au maximum les notions et les flux de travail avant d’en parler.

Et donc, aujourd’hui, je veux te parler de l’autre livre qui m’a fait voir la lumière en terme d’organisation et de travail, Creating Flow with OmniFocus. Ne fuis pas, ce n’est pas parce que tu n’utilises pas OmniFocus que tu ne peux rien en retirer – même si, forcément, cela aide pour l’implémentation. Mais je dirai, sans hésiter, que CFwOF est le seul autre livre, à part Getting Things Done (rien que ça) qui a eu un tel impact sur ma façon de m’organiser pour arriver à jongler avec toutes mes casquettes.

CFwOF est rédigé par Kourosh Dini, psychiatre et musicien, qui s’est fait une spécialité d’étudier les mécanismes de la créativité sous l’angle pratique. Très influencé par le zen, il aspire, notamment à travers cet ouvrage, à étudier puis supprimer au maximum les barrières à l’état de flow – cet état de créativité maximal où le temps passe sans qu’on s’en aperçoive, où l’on avance semble-t-il sans effort, où le défi est merveilleusement accordé à la réalisation. Et pour cela, il s’appuie sur OmniFocus, qu’il définit comme le meilleur gestionnaire de productivité personnel – et je suis d’accord.

CFwOF peut se lire comme un manuel pour OmniFocus, un didacticiel qui part des bases les plus élémentaires pour aborder les fonctions les plus pointues qu’offre le logiciel dans ses recoins les plus cachés (subtilités sur les perspectives, automatisation, liens internes, etc.). Rien qu’à travers cela, il serait déjà très intéressant, car OmniFocus offre une quantité ahurissante de subtilités qui en font véritablement le Photoshop de la productivité, mais les cache à l’utilisateur débutant pour ne les révéler que si on les lui demande – un peu à la manière de Scrivener. Mais – et c’est là que le livre a été, pour moi, une révélation – Dini partage ses années d’expérience avec le logiciel et entre dans le plus grand détail dans son flux de travail, proposant des dizaines d’utilisations intelligentes et passionnantes du logiciel, le tout en situation.

Car, ainsi qu’on l’a vu en parlant d’OmniFocus, savoir utiliser son outil de gestion de projet n’est que la moitié du travail. L’autre moitié consiste à réfléchir à sa façon de travailler, à la cerner, puis à réussir à l’implémenter dans l’outil qu’on s’est choisi. Et c’est là que le livre s’avère une véritable bible pour le fidèle de GTD qui veut se construire un vrai système englobant sa vie entière. Débordant régulièrement sur des notions de psychologie, Dini explique pas à pas ses choix et ses propositions d’usage, jusqu’aux plus avancées, le faisant même fonctionner dans les derniers chapitres en coordination des outils comme TextExpander et Keyboard Maestro. Le livre est très, très abondamment illustré (il dépasse les mille pages) et accompagne l’utilisateur dans la structuration de ses espaces de travail jusqu’à atteindre le moment béni où son système commence à travailler pour lui au lieu de l’inverse.

© Kourosh Dini

Je crois avoir relu et fouillé Creating Flow with OmniFocus davantage encore que Getting Things Done, car c’est un livre pratique avant tout. En implémentant certaines de ses suggestions, en utilisant intelligemment les forces d’OmniFocus, j’ai clairement débloqué certaines zones de ma vie qui, avant, me causaient du stress.

Quelques exemples, parce que je sens bien que ça tourne à l’argumentaire commercial :

Terre et Mer. Parmi les usages avancés d’OmniFocus, Dini propose de réaliser un projet intitulé “Land & Sea” qui vise à inventorier, avec davantage de hauteur, tous les projets en cours, et de les placer dans des “canaux de travail” à répartir dans la journée. Ainsi, au lieu de se trouver noyé sous des dizaines, voire des centaines de tâches dépareillées, Terre et Mer permet de rassembler les projets globaux et d’articuler des espaces de travail dédiés, tout en acceptant – et c’est là que c’est beau – qu’il n’est pas nécessaire de tout toucher un jour donné ; il suffit d’y revenir régulièrement. Par exemple, mon Terre et Mer personnel contient seulement deux canaux ; l’un ne contient qu’un seul projet, mes corrections de Le Verrou du Fleuve – car c’est l’urgence du moment, et j’y travaille chaque jour –, l’autre contient en rotation : m’occuper du blog, gérer mes courriels, préparer mes prochaines masterclasses, produire Procrastination, etc. Des choses que je n’ai pas besoin de voir chaque jour, et je tourne au fil de la semaine et du besoin. Pour en savoir davantage sur cette idée, Dini développe sur son blog.

Passe et Classe. Vous voyez ces petites tâches administratives qui vous occupent l’esprit mais qu’il faut bien faire, comme préparer une courte lettre aux impôts, racheter des timbres, envoyer un mail urgent, imprimer un rapport pour un collègue ? Les mettre dans un gestionnaire de tâches aide déjà à se débarrasser la tête, mais ce qui devient agaçant, c’est qu’elles se retrouvent au même niveau que “écrire roman” et “nourrir blog” quand ce sont de petites choses. Or, quand j’ai du temps devant moi, je veux voir mes gros projets, pas “acheter timbres”, qui m’accapare et me pollue. Eh bien, pourquoi ne pas basculer toutes ces tâches simples dans un seul contexte – “File & Flow” en anglais – et se noter simplement de le visiter tous les jours, et de voir ce qu’il est possible de faire, par exemple en fin de journée, quand le cerveau commence à couler par les oreilles ? Savoir qu’on verra chaque jour cet ensemble de tâches… et qu’on pourra choisir de l’envoyer balader si on le souhaite procure une grande sérénité.

De riches idées de ce genre, couplées à leur implémentation dans OmniFocus, il y en a donc des dizaines dans Creating Flow with OmniFocus. Ce sont à la fois des astuces futées qui s’ancrent dans la psychologie et des systèmes pour assurer, conformément à la promesse du logiciel, que l’utilisateur ne voie jamais sous les yeux que les tâches qu’il souhaite à un moment donné. Dini aborde toutes les embûches classiques de la vie moderne, notamment la gestion des communications et tout particulièrement des mails… Un sujet qui me tient à cœur car je rame toujours à rester à jour, même si, depuis mon application de GTD et mon passage dans l’écosystème Apple, je n’ai plus, à un moment donné, qu’une dizaine de courriers en souffrance (qui datent parfois, hélas, mais ce n’est rien en comparaison de la centaine que j’avais régulièrement voilà quelques années). L’ouvrage guide cette fameuse réflexion à laquelle OmniFocus présente l’utilisateur sans crier gare, le confrontant à l’angoisse existentielle de se dire : que veux-je faire exactement, et comment ?

À titre d’exemple – et pour bien montrer que j’applique ce que je prêche –, sur la droite se trouvent mes perspectives telles que conçues après ces lectures assidues de CFwOF, et qui m’aident à guider ma vie au quotidien (entre parenthèses, les noms d’origine de l’ouvrage, parfois poétiques, mais que j’ai traduites, parce qu’on ne se refait pas) :

  • Focus (Dashboard) : le tableau de bord central d’où je lance tout. C’est ma perspective de pilotage (synchronisée avec mon Apple Watch) où figure tout ce que je dois faire un jour donné, ainsi que les échéances proches. Idéalement, je dois pouvoir réduire le nombre de tâches à zéro chaque soir. Pas toujours facile ou faisable, mais j’en approche assez souvent.
  • Rester à flot (Treading water) : une perspective de sécurité pour m’assurer que je n’ai pas laissé passer des tâches que j’aurais aimé voir mais que j’ai pu louper parce que, pour une raison ou une autre (genre, parce que c’est le week-end !) je n’ai pas assidûment consulté OmniFocus pendant quelque temps.
  • Vite fait : des tâches à la durée inférieure à 15′, pour ne pas gâcher les petites fenêtres de temps qui apparaissent parfois entre deux portes ou rendez-vous, ou parce que l’on a fini son travail un peu plus tôt et que l’on veut rentabiliser le temps qui reste avant de passer à autre chose.
  • On retrouve également Terre et Mer (Land & Sea), Passe et Classe (File & Flow), et quelques perspectives personnalisées comme la planification du blog, mon projet personnel de revue hebdomadaire, j’en ai une plus bas pour la production de Procrastination, etc.

CFwOF est un ouvrage assurément spécialisé, qui intéressera avant tout celles et ceux qui ont déjà un bon pied dans la méthode GTD, qui en ont assimilé les principes de base et se heurtent à présent à l’implémentation de leurs envies dans un système intégré. Je n’hésite pas à considérer le livre de Dini comme un “GTD advanced“, qui met l’accent sur la libération de l’esprit pour les tâches créatives – un sujet qui touche forcément, mais qui concerne tous les knowledge workers. Bien sûr, cela aide d’utiliser OmniFocus, mais si vous êtes dans l’écosystème Apple, ce livre peut totalement justifier de basculer vers cet outil, car il vous montrera – comme aucun autre – comment en tirer le maximum, et pourquoi il demeure bel et bien le meilleur.

Et si vous n’êtes pas sous OmniFocus ni Apple… ça vous montrera tout ce que vous pourriez faire du côté en aluminium brossé de la force… et vous donnera envie. (Viendez. On fait tellement plus de trucs.)

L’ouvrage n’est disponible qu’en anglais et est diffusé de manière indépendante par Kourosh Dini à cette adresse (lien affilié, en savoir plus).

De manière générale, si l’envie d’acheter cet outil (ou l’un des autres présentés sur ce site vous vient, n’oubliez pas de passer par les liens proposés ici – vous contribuez à financer le temps passé à rédiger ces articles gratuitement. Merci ! 

2019-11-14T00:24:21+01:00jeudi 28 septembre 2017|Lifehacking|Commentaires fermés sur Creating Flow with OmniFocus : le seul autre manuel de productivité nécessaire

Jack M. Bickham, Scene & Structure

C’est une petite question posée par mail qui m’y a fait penser : cela fait une éternité qu’il n’y a plus eu de chronique de manuels d’écriture par ici. Réparons donc ce manquement de ce pas.

Scene & Structure, publié en 1993 (non traduit à ce jour), fait partie de ces ouvrages dont le titre revient fréquemment dans les cercles d’écriture anglophones ; pas autant que The Art of Fiction, mais quand même. Scènes et structures, un titre qui va droit au but et qui promet des heures de plaisir aux auteurs qui aiment planifier leur scénario, comme ton humble serviteur, auguste lectorat.

Sauf que cet ouvrage représente un excellent exemple de la dérive ultra-mécaniste de la narration à l’américaine : il expose un modèle assez rigide, une formule à tout faire. De telles prémisses doivent déjà susciter la méfiance – aucune formule n’est universelle en art, c’est pour ça que c’est de l’art et pas des maths –, mais, avec un regard critique, peut-être y a-t-il des éléments à en glaner ?

Eh bien, non seulement la formule exposée dans ces pages est rigide, mais, à mon humble avis, elle n’a pas de sens. Ou, du moins, elle est suffisamment mal exposée pour complètement égarer un auteur peu expérimenté et le faire aller contre son instinct.

Le cœur du propos de Bickham est le suivant : un récit suit un mouvement de balancier entre scene (scène) et sequel (conséquences). Au-delà du bon sens dictant qu’évidemment, toute action narrative est suivie d’effet, il soutient que ces deux temps doivent figurer explicitement dans le récit. La scene est le moment d’action, de conflit, où les protagonistes s’efforcent d’agir pour résoudre le problème que le récit leur pose ; dans la sequel, ils prennent le temps d’assimiler ces bousculements et d’évaluer leurs options pour leur prochain mouvement, ce qui conduit à la nouvelle scene.

En traçant une démarcation aussi tranchée entre les deux temps d’un récit (accélération, respiration), il laisse entendre à la lecture qu’ils sont de nature fondamentalement différente.

Or, je ne crois pas. Du tout.

Le rythme s’accélère ou ralentit, un mystère s’épaissit ou s’éclaire, on respire après qu’on échappe à une tentative d’assassinat ; mais le trajet des personnages reste constamment dicté par leurs impératifs, et leurs décisions varient de manière bien plus organique qu’un rythme binaire tel que Bickham le dépeint. Il faut, en somme, trop de concessions au modèle pour le calquer sur la pratique réelle de l’écriture ; dès lors, il n’apporte pas grand-chose.

Pire encore, Bickham met bien en garde son lecteur contre les sequels vides ou lentes, arguant qu’il faut maintenir la tension narrative, que les sequels ne doivent pas se réduire à un résumé de ce que le lecteur sait déjà, qu’elles doivent inclure une composante d’action afin que les personnages avancent à l’étape suivante – certes. Mais j’affirmerais que, d’une, on se trouve quand même là dans le domaine de l’évidence, de deux, l’expérience montre que les jeunes auteurs ont déjà tendance à récapituler un peu trop souvent les événements passés de leur récit. (C’est normal, surtout au premier jet ; on peine soi-même à trier où l’on en est, et il arrive qu’on répète un peu trop souvent les mêmes choses – éléments qui doivent sauter, avec le recul, aux corrections.) Ce n’est vraiment pas la peine d’encourager ce qui se présente clairement comme un défaut dû au manque d’expérience.

Même pour un structurel, j’avance que le rythme est aussi une affaire d’intuition, de la vie qui naît des personnages quand on parcourt leur trajet à leurs côtés. En présentant ce processus de manière si rigide, Scene & Structure menace de corseter un jeune auteur dans un modèle inopérant et qu’il n’a pas encore l’expérience pour critiquer. Peut-être fonctionne-t-il pour un type très particulier de thriller ou de polar “à l’américaine” ; et encore.

À éviter, donc. À part une discussion vraiment intéressante en tête d’ouvrage sur les causes et les conséquences en narration, les jeunes auteurs risquent d’être déboussolés, et les plus expérimentés, il me semble, ne pourront que désapprouver le propos.

2019-06-04T20:35:59+02:00jeudi 19 janvier 2017|Best Of, Technique d'écriture|2 Commentaires

La bande originale de Léviathan disponible en ligne et CD !

C’est toujours un bonheur pour un auteur de voir son univers stimuler l’imaginaire d’autres artistes – c’est un rare privilège quand c’est un compositeur du talent de Jérôme Marie. Je le remercie profondément d’avoir architecturé, porté et mené à bien ce beau projet ; je suis très attaché aux sons, à commencer bien sûr par le rythme de la langue, et ce fut pour moi une réelle odyssée de redécouvrir le voyage initiatique de Michael Petersen à travers le prisme nouveau de sa musique. Elle évoque à la fois la nostalgie et l’implacabilité en un équilibre subtil qui restitue avec émotion le mystère Léviathan. Prenez garde à votre Ombre, car elle rôde dans les abysses de ce que vous entendrez… !

Nous y sommes ! (En fait, nous y sommes depuis le fin d’année dernière, mais je rattrape les informations depuis mon absence.) La bande originale réalisée pour la série Léviathan par Jérôme Marie est disponible sur toutes les plate-formes, et également en CD (avec aussi une édition ultra-limitée dédicacée si le cœur vous en dit).

La musique est écoutable en entier sur le site de Jérôme Marie, avec un lien vers les commandes de CD.

Pour les plate-formes numériques, c’est par ici :

Et Spotify (ouh le joli widget) :

Grand merci à Jérôme Marie pour avoir prêté son talent à cet univers et cet histoire. Puisse cette musique vous fasse voyager jusqu’aux pôles et réveiller l’ardence !

2017-01-12T09:09:08+01:00jeudi 12 janvier 2017|À ne pas manquer|1 Commentaire

L’écume d’un four

L_Écume_des_jours_-_affiche_du_filmC’est la saison des livres inadaptables : après un très remarqué et apprécié Cloud Atlas, retour chez nous avec le monument de sensibilité et de surréalisme, L’Écume des Jours, du maître Boris Vian.

Je n’écrirais probablement pas ça ailleurs que sur un blog (parce qu’on s’en fout un peu, dans l’absolu), mais si j’ai un maître en littérature, c’est Vian. L’Écume des Jours est LE livre qui m’a réconcilié avec la littérature quand, adolescent, je m’enfonçais toujours plus profondément dans le marasme de classiques qui ne me parlaient en rien, enseignés et décortiqués de façon clinique et assommante. L’Écume des Jours m’a remis sur ma route et ramené à mes envies d’écriture de longue date : Vian envoyait valser les conventions et dégageait une émotion brute avec une créativité d’univers et de langage sans bornes. J’ai lu ce livre et je me suis dit : “Bordel, la littérature, ça peut aussi être ça, et moi, c’est cette optique-là qui me parle.” J’ai donc ma vision du livre et de l’homme, bien plus frondeuse (et confirmée par l’excellente biographie pour la jeunesse écrite par Muriel Carminati, Des Fourmis dans le coeur) que l’intello poète piédestalisé qu’on essaie d’en faire au XXIe siècle. Je me considère aussi, pour ces raisons, comme un enfant du surréalisme, et j’ai quelques idées sur la question, puisque j’en emploie, humblement, régulièrement, les ressorts dans mon propre travail.

Je crois aussi, humblement mais fermement, que j’ai raison, et j’assume.

Bref, cette critique est vraie, parce que je l’ai inventée d’un bout à l’autre.

Pour ceux qui sont sur la bonne voie pour rater leur vie en n’ayant pas lu L’Écume des Jours (rattrapez-vous), nous sommes dans un Paris surréaliste et poétique, où les robes de soirée ont des grilles en fer forgé dans le dos, où l’on fait pousser des armes dans la terre en les chauffant avec des corps humains, où l’on peut se mitonner un cocktail avec un morceau de jazz. Colin est un type sympa qui rêve de tomber amoureux ; son meilleur ami Chick est passionné du philosophe Jean-Sol Partre, et achète compulsivement toutes ses oeuvres. Colin rencontre bientôt Chloé, avec qui une histoire merveilleuse se construit – jusqu’au jour, au lendemain du mariage, où elle développe une maladie rare mais terrible, un nénuphar qui lui pousse dans le poumon.

L’Écume des Jours, c’est l’histoire d’une descente aux enfers, un passage de l’insouciance à la tragédie, sur fond de nostalgie, de musique, d’amitié, et, surtout, il faut le répéter, de surréalisme, puisqu’un humour, allant de tendre à féroce, émaille chaque page de traits d’esprit, de créations baroques, de constructions syntaxiques et imaginaires dont je place sans hésiter l’héritage actuel dans les atmosphères les plus poétiques de la fantasy urbaine et de la littérature interstitielle. Cette histoire est la collision de la candeur et de la catastrophe, un trajet poignant et bouleversant comparable à celui de Charlie dans Des Fleurs pour Algernon, à ceci près qu’ici, le monde, par sa plasticité, sa recréation personnelle, suit la descente globale du noyau d’amis. S’il y avait bien, pour moi, un réalisateur capable de rendre à l’image l’incroyable complexité et la puissance évocatrice de l’imagerie du roman, c’était Michel Gondry, dont l’époustouflant Eternal Sunshine of the Spotless Mind montrait la maîtrise d’un univers en déliquescence, dépeint tout en suggestions, en zones d’ombre, avec une grande économie de moyens.

Sauf que ça ne marche pas (en même temps, le titre de cet article vend un peu la mèche). Gondry prend-il des risques ? Assurément. Applique-t-il sa patte, nous donne-t-il à voir des créations intrigantes, est-il audacieux visuellement ? Oui. Pourtant, la sauce ne prend pas.

Hélas (et je n’aurais jamais cru, à voir Eternal Sunshine, qu’il tombe dans ce travers-là), Gondry bute sur l’écueil numéro 1, le piège classique, de toute oeuvre surréaliste1. Il est simple : le surréalisme est un procédé, et non une fin. Vian est un des rares romanciers à avoir tâté du surréalisme et à avoir traversé les décennies sans prendre une ride ; l’immense majorité du mouvement est tombée aux oubliettes. Parce que Vian avait un propos, une émotion – une histoire avant de jouer du surréalisme. Et que le surréalisme lui sert d’écrin et de décor, d’étai qui propulse, sur le plan symbolique, le propos, les personnages. Il est trop facile – et trop fréquent – d’écrire de la bouillie pour chats au titre que “c’est surréaliste ».

Non, c’est de la bouille pour chats.

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Alors, le film de Gondry n’est pas de la bouillie pour chats. Il parvient à susciter une émotion sincère en de rares moments, notamment pendant la descente aux enfers. Jean-Sol Partre est la réussite sans partage du film, entre délires de l’ego et passion insensée de ses adorateurs, il est génialement rendu. Il y a de belles trouvailles, comme un pseudo-Google géré par des opérateurs humains, mais Gondry multiplie les artifices graphiques, les créations, en oubliant de leur attribuer un sens plus profond qu’un simple effet à l’écran, ce qui rend l’image confuse, difficile à suivre, alors que le roman brille justement par sa concision. Mais surtout, quantité de trucages sont particulièrement visibles. Animations en stop-motion tout juste dignes d’un cinéaste indépendant ; projections en arrière-plan qui ne se cachent pas ; faux raccords ; erreurs de perspective. Des séquences sont accélérées façon dessin animé ; la souris n’est pas une souris, mais un type en costume de souris. On ne peut pas répondre “oui, mais c’est du surréalisme, de toute façon ». Non. Le surréalisme, comme la poésie, comme la fantasy, n’est pas un prétexte pour faire n’importe quoi. L’univers concerné conserve des règles internes – dont on ne détient pas forcément la clé – mais elles sont présentes.

Or, la règle cardinale de toute oeuvre de fiction est de maintenir le lecteur / spectateur dans le récit ; le film de Gondry fait tout ce qu’il peut pour rappeler qu’il est un film, un conte, une fable, bref, un objet fictionnel à contempler, et non où il convient de s’impliquer. Ce qui, qu’on me pardonne, est non seulement une erreur de narration, mais va directement à l’encontre, me semble-t-il, des intentions de Vian, qui racontait une histoire, il ne faisait pas un fucking exposé sur le surréalisme ni ne montrait pas combien il était trop inventif hou là là et vous avez vu cette vanne, wink wink nudge nudge ? Les rappels au livre en tant qu’entité extérieure au film sont constants, dès la première scène, où des armées de secrétaires le tapent à la chaîne – image graphiquement forte, mais d’une parfaite inutilité, qui sort encore davantage le spectateur d’une histoire qui, par sa simplicité et sa force, n’est nullement mise en avant, mais justement présentée comme fictive et donc pas sérieuse. Ce n’est pas une mise en abyme, c’est juste un rappel grossier que, puisque cette histoire est inventée, elle est tout sauf vraie. (Pour mémoire, Vian écrit, en exergue de L’Écume : “Cette histoire est vraie, puisque je l’ai inventée d’un bout à l’autre. ») Gondry se regarde filmer, et laisse à peine la place à ses acteurs, qui, d’ailleurs, peinent à porter les dialogues vianesques. Romain Duris joue globalement très mal (alors qu’il est très bon chez Klapisch – qu’est-il arrivé ?), Omar Sy est mauvais dans les premières minutes mais s’améliore notablement dès que l’ambiance vire au tragique. Ils sont heureusement sauvés par les autres, Elmaleh campe un excellent Chick, Audrey Tautou est mignonne en Chloé, et Aïssa Maïga (Alise) et Charlotte Le Bon (Isis) sonnent juste.

Au-delà de ces manquements structurels, il faut critiquer la violence parfaitement bénigne du film, alors que le livre est souvent  brutal, mais à dessein. Gondry rate le contraste entre la candeur désarmante de Colin et la terrible dureté, absurde, du monde qui l’entoure et finit par le rattraper, tout comme il ne descend pas assez profondément, à mon avis, dans l’horreur sur la fin du film (et je ne lui pardonne pas d’avoir sucré le tout dernier chapitre, entre la souris et le chat). Cette histoire descend aussi bas qu’elle monte haut, mais, dans les moments les plus tragiques, il continue à nous servir du jazz guilleret, comme si, au fond, tout cela n’était pas si grave. Mais si, mec, putain, c’est grave ! Rien n’est plus grave ! Tu ne vois pas que ce monde s’écroule ? Que tes personnages sont brisés ? Ce n’est pas un enterrement façon Nouvelle-Orléans. C’est la fin de tout, bon sang ! Tue-nous avec, merde !

On ne peut que regretter que la retenue poétique, l’économie de moyens, dont Gondry sait faire preuve par ailleurs n’ait pas été importée sur ce plateau, ainsi que quelques leçons d’écriture du cinéma fantastique, lequel, par sa maîtrise du hors-champ, aurait peut-être su imposer l’oppression progressive de l’univers, sa déliquescence, son désespoir, sans montrer son jeu, sans montrer ses trucages, ses coulisses, ses échafaudages. Je rêve de ce qu’aurait donné cette oeuvre entre les mains d’Amenabar (Les Autres) ou de del Toro (Le Labyrinthe de Pan) – mais je rêvais de ce qu’elle donnerait entre les mains de Gondry.

Boris Vian. (c) AFP

Boris Vian. (c) AFP

Après toute cette diatribe, tant de mal étalé en électrons, la question reste : cette adaptation est-elle un mauvais film ? Non. C’est juste une énorme déception par rapport au potentiel de l’oeuvre comme du cinéaste. C’est un divertissement amusant, surprenant, foisonnant visuellement, évocateur par moments. Mais ce n’est pas le grand film que cela devait être, et ce n’est même pas forcément un bon film. C’est un vidéo-clip, un film intéressant comme objet de réflexion. C’est précisément, aussi, ce qu’il ne devait pas être.

L’Écume des Jours est donc un film qui ne croit pas un seul instant à lui-même. Par ce péché cardinal, il échoue à emporter l’adhésion, sauf de bobos parisiano-centrés qui y verront un objet arty sur lequel s’extasier, alors qu’ils n’ont strictement rien pigé, et ce qui me navre, c’est que ce sont les mêmes que Vian envoyait paître de son vivant. On essaie d’en faire un intellectuel raffiné, un modèle d’avant-garde, un héros créatif pour une certaine bourgeoisie littéraire arthritique pour qui trouver un lieu dans une ville inconnue à l’aide d’un plan constitue le summum de l’aventure et de l’exotisme. Mais Vian promouvait le jazz. Vian traduisait du polar et de la science-fiction. Vian aimait les jolies filles. Vian avait le travail en horreur. Vian brûlait la chandelle par les deux bouts, jouait de la trompette quand sa santé le lui déconseillait fortement.

À vous qui tentez de le canoniser, Vian vous emmerde, et il ira cracher sur vos tombes.

 

  1. Je suis docte. Mais j’ai prévenu que j’avais raison.
2018-07-17T14:19:48+02:00jeudi 2 mai 2013|Fiction|9 Commentaires

Tu vois, petit, ceci est un livre

Vu sur un site agrégateur de nouvelles, au contenu généré en grande partie automatiquement :

wtf_livre

OK. Le contenu est généré automatiquement. L’extrait de Wikipédia a été récupéré par le site. Il n’empêche. Voir ce genre de définition sur la page d’un bouquin suscite, l’espace d’une fraction de seconde, un étrange vertige cognitif et donne l’impression d’avoir fait un hypothétique bond en 2060, où, eh bien… :

2013-04-26T17:23:29+02:00mercredi 1 mai 2013|Expériences en temps réel|Commentaires fermés sur Tu vois, petit, ceci est un livre

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