Question : du pouvoir des noms

Une question qu’on m’a présenté de visu lors d’un atelier d’écriture, cette fois ; j’avoue que je ne me l’étais jamais posée en ces termes, mais comme toujours, si une personne s’y trouve confronté, j’imagine qu’elle n’est pas la seule :

Je me demandais comment on choisit le nom d’un personnage. Est-ce qu’il y a des règles ? Comment y arrive-t-on ?

Comme pour tout en art, il n’y a pas de règles gravées dans le marbre. En revanche, il y a un certain nombre de lignes directrices qui peuvent rendre la vie plus facile, à l’auteur comme au lecteur.

Je pense que la première et la plus importante – et là, oui, cela s’apparente peut-être à une règle – c’est d’avoir un nom qui « sonne » juste pour toi, l’auteur. Certains personnages se présentent à soi déjà complets, et ils ont fréquemment le nom qui leur va ; ou même, certains patronymes peuvent obséder l’esprit, exigeant qu’on raconte l’histoire de la personne qui va derrière. J’aurais tendance à recommander fermement de ne pas modifier ces noms-là : ils portent une charge émotionnelle inconsciente et une envie qu’il serait dommage d’assécher. Les noms sont, il me semble, quelque chose d’éminemment personnel en écriture ; leur sonorité et peut-être, même, le passé qui s’y trouve attaché porte des résonances insondables, même pour l’auteur (si, par exemple, tu as été harcelé en maternelle par un sale garnement appelé Innocent, cela ne t’évoquera pas un pape). Elizabeth George parle d’un cas où elle n’est arrivée à cerner l’un de ses personnages qu’après l’avoir changé de nom.

Néanmoins, il existe un certain nombre de critères plus objectifs. Si les noms portent des connotations pour l’auteur, il en est de même pour le lecteur – et avec les connotations viennent des attentes. Par exemple, un homme nommé Wilston Herbertshire Ruperford IV ne vient manifestement pas du même milieu social que Bob Lalose. Note ce que je viens de faire : ces noms sont visiblement outranciers et n’existent pas (on l’espère). Si je mets en scène Bob Lalose, on se doute aussitôt que l’on a affaire à une satire ou à une comédie. Mais je pourrais parfaitement faire de Bob Lalose un playboy avocat pilote de F1 à qui tout réussit parce que, obsédé par son ridicule état-civil, il ne supporte pas l’échec. Voilà qu’on pourrait basculer dans la chronique sociale. Si je présente un clochard nommé Wilston Herbertshire Ruperford IV (alors qu’on s’attendrait à un chevalier d’industrie), une foule de questions surgit : s’agit-il d’un riche héritier qui a tout perdu ? Est-ce un nom qu’il s’est donné tout seul – et est-il alors un peu cinglé ? Le nom peut évidemment être pris à contrepied pour surprendre le lecteur – comme dans l’exemple du sale garnement appelé Innocent. Bref, dans tous les cas, le nom n’est pas neutre : même s’il est quelconque, il révèle quelque chose au sujet de son porteur – un type a priori quelconque (mais peut-être appelé à un grand destin).

Le nom révèle beaucoup d’autres indices : l’origine culturelle (Jean-Alfred Mastard contre Daisuke Takashi), l’âge (en France, on imagine Jennifer plus jeune que Gertrude), même le caractère (Ophélia sonne plus romantique que Marcel). Ce n’est évidemment pas une science exacte et il ne faut surtout pas en faire un code (ce qui se verra tout de suite), mais, employés correctement, ces indices peuvent parachever l’image du personnage auprès du lecteur en lui fournissant une ancre cohérente.

Pour parvenir à ce résultat, je ne connais guère d’autre méthode que celle de l’essai / erreur : réfléchir à l’origine sociale et culturelle et jongler avec les prénoms et patronymes courants ; prendre une grande feuille blanche et isoler les syllabes qui séduisent l’oreille, puis tenter une myriade de variations autour jusqu’à parvenir au résultat qui « sonne » juste. Et, évidemment, s’autoriser à changer en cours de route si l’on perd cette « connexion » avec le personnage que l’on construit. Le lecteur ne verra peut-être pas quelle différence cela peut bien faire que l’héroïne s’applle Cailtyn ou Kathleen mais, dans l’écriture, cela peut bien signifier la différence entre une identification réussie et poussive.

Photo via le site de la ville de Saint Palais sur Mer.

2014-08-05T15:23:06+02:00mercredi 8 décembre 2010|Best Of, Technique d'écriture|1 Commentaire

Question : être prêt pour écrire

Une question arrivée il y a maintenant quelques semaines (mes excuses pour le délai de réponse, mais j’ai essayé de prendre le temps d’y réfléchir) :

J’aimerais connaître ton avis sur le degré de connaissance que nous devons avoir de nos personnages avant de commencer à écrire. […] Qu’est-ce que je dois poser sur mes fiches pour me dire : « A y est, je peux prendre le stylo, je suis prêt » ? […] Bien évidemment, ces questions sont reportables – et reportées – sur l’intrigue, sur l’environnement, sur les persos secondaires, etc.

Hélas ! Il n’y a pas de réponse universelle. Ce dont on a besoin, c’est ce qu’il faut pour conduire l’histoire à son terme, et cela varie énormément d’un auteur à l’autre.

À la première extrémité du spectre, il y a (selon les catégories définies par Francis Berthelot dans Du rêve au roman) les scripturaux : ceux qui découvrent l’histoire au fur et à mesure qu’ils l’écrivent, sans plan, qui se jettent à corps perdu dans la mêlée en gageant que les personnages et les situations dévoileront eux-mêmes leur potentiel. De toute évidence, la préparation est ici minime (en tout cas au niveau conscient) et ces auteurs, à ce que j’en sais, « sentent » intuitivement le moment où ils peuvent se jeter à l’eau.

À l’autre extrémité, il y a les structurels, qui planifient, préparent, travaillent sur des notes détaillées avant la rédaction proprement dite (je devine à te lire que tu es plus dans cette optique-là, et moi aussi).

Le problème, c’est que, comme je le disais, c’est un spectre. Personne n’est vraiment tout l’un ou tout l’autre ; certains scripturaux vont récapituler où ils en sont en cours de route pour décider où conduire leurs vagabondages ensuite ; certains structurels vont suivre un chemin de traverse qui leur est venu sur le moment. Je crois que ça se résume à une question viscérale d’apprendre à se connaître, d’une part pour savoir quand on se sent prêt à écrire, mais surtout pour savoir précisément ce dont on a besoin pour le faire. Certains voudront tous les détails du passé du personnage ; pour d’autres, un nom bien trouvé suffira. Le pire, c’est que ça peut changer d’un projet à l’autre, d’un personnage à l’autre. Chiant, hein ?

D’autre part, il est fréquent de se croire prêt, de se lancer dans l’écriture, bouillonnant d’envie… Pour se rendre compte 100 000 signes plus tard qu’on n’a pas préparé les informations nécesssaires – ou, pire, qu’on a pris une mauvaise direction (ça m’est arrivé plus d’une fois).

Je pense qu’un début de réponse se situe dans l’objectif visé. Écrire est par essence un acte intimidant qu’on peut très bien repousser sine die sans attaquer grâce à ces merveilleux dérivatifs que sont les recherches et l’accumulation de détails. Sauf que ce travail, d’une part, ne compte pas vraiment dans la rédaction du récit final, d’autre part, il peut même s’avérer paralysant. Même le plus minutieux des structurels va rencontrer un éclair d’inspiration qui va entraîner son histoire dans une direction plus intéressante ; à trop planifier, on peut corseter les envies et perdre l’élan vital de son histoire.

Il me semble donc utile, quand on est structurel, de cerner avant tout ce qu’on essaie de faire de son récit. Si j’écris une chronique sociale des ateliers de confection dans l’Angleterre victorienne, j’ai intérêt à m’y connaître en confection et en Angleterre victorienne. Mais si je parle d’une femme qui a, entre autres loisirs, la couture, peu importe que je sois un expert en la matière : ce qui compte, c’est que cela fasse sens pour mon histoire. Cette personne présente peut-être des penchants pour la nervosité et le perfectionnisme : la couture est ainsi un bon exutoire car elle permet à la fois de se détendre en satisfaisant un certain goût pour le travail bien fait. C’est en cela que ce détail est important. L’essentiel ici est de connaître le moteur, pas les conséquences (dans la même optique, toutes choses étant égales par ailleurs, mon personnage aurait parfaitement pu s’adonner au macramé ou à la peinture sur soie). Car c’est le moteur qui met les éléments de l’histoire en action, pas un inventaire de détails disparates.

Savoir ce qui fait sens dans le projet, voilà à mon sens le minimum à connaître : ce qui donne vie, pilote les choix des personnages et de la narration elle-même, l’information critique qui donne une direction “vitale” à l’ensemble. C’est ce que j’appelle – très humblement et surtout pour moi-même – la “volonté de l’histoire” (ou des personnages), soit ce qui dicte sa propre logique, sa propre énergie, de manière à conduire à la réalisation du potentiel contenu dans la situation de départ1.

Le reste, je pense, s’improvise ou se recherche en cours de route quand le besoin s’en fait sentir (détails, évidemment, qui peuvent prendre une importance capitale par la suite, mais cela fait partie du jeu et de ses risques).

Et toi, auguste lectorat, as-tu un avis différent ou des expériences à partager ?

(Photo Niklas Bildhauer [licence CC-BY-SA] via Wikimedia Commons)

  1. Oui, ça rejoint beaucoup l’energeia d’Aristote.
2014-08-05T15:23:06+02:00mercredi 24 novembre 2010|Best Of, Technique d'écriture|7 Commentaires

John Gardner, The Art of Fiction

Ce volume assez mince (200 pages), non traduit à ma connaissance, est cité très régulièrement par les Américains comme référence et lecture quasi-obligatoire ; je me souviens notamment de Terry Brooks le recommandant très chaudement lors de sa venue aux Imaginales il y a quelques années. Son sous-titre (“Notes sur le métier pour les jeunes auteurs”) laisse entendre un contenu relativement simple mais, si l’on n’est jamais au-dessus d’une révision des fondamentaux, son traitement de problèmes élémentaires de la fiction (point de vue, cohérence, rythme) sert surtout de prétexte à une vision globale du métier d’écrivain à la fois sévère et inspirante.

Il existe globalement deux catégories de livres sur la technique d’écriture : ceux qui sont mécanistes, proposant formules et systèmes, qu’il faut aussitôt s’empresser de critiquer de manière constructive afin d’espérer les digérer et se les approprier intelligemment (les travaux de Holly Lisle, par exemple) ; et ceux qui, au contraire, proposent une vision plutôt personnelle de la littérature et du processus d’écriture, en se concentrant plus sur les buts que les moyens (comme Mes Secrets d’écrivain d’Elizabeth George). The Art of Fiction se place résolument dans la seconde catégorie ; Gardner résume de façon très concise son expérience d’auteur et de professeur d’écriture créative, touchant à peu près à tous les domaines de la narration.

Le livre est organisé en deux parties. La première propose des considérations d’ordre général sur la théorie esthétique de la littérature. J’entends déjà grincer les dents de ceux qui, comme moi, ont été déçus par les exégèses littéraires à la française, espérant trouver dans les travaux universitaires des leçons d’écriture plutôt que des études d’oeuvres ; mais cette partie est très nettement orientée vers la fonctionnement et le rôle de la littérature de fiction, Gardner rappelant qu’avant d’écrire, il faut comprendre ce que l’écriture cherche à atteindre. Ce en quoi il a parfaitement raison.

Loin d’être aride, il établit dans cette partie un certain nombre de fondamentaux bien connus de l’auteur un peu expérimenté et même du lecteur critique, mais qu’il n’est jamais mauvais de rappeler, notamment la qualité onirique de la fiction (une histoire est un rêve qui ne doit pas être interrompu), l’évolution de la notion d’illusion de réalité au fil des siècles, ou encore la place de la métafiction par rapport à la fiction classique. Il établit donc parfaitement le lien entre la narratologie (discipline a posteriori par essence, où l’on dissèque le récit achevé) et la pratique créatrice (chaotique, intuitive, plus ou moins domptée par le praticien).

La seconde partie est beaucoup plus technique, tout en restant assez générale. Gardner aborde les facettes élémentaires de la technique littéraire : point de vue, syntaxe, causalité narrative, dialogue, etc. Rien qu’on ne trouve ailleurs (le Comment écrire des histoires d’Elisabeth Vonarburg traite à mon sens plus clairement ces problématiques pour ceux qui en cherchent une synthèse), à part peut-être un rappel enrichissant sur lenergeia d’Aristote : une intrigue est la réalisation du potentiel contenu dans les personnages. L’ouvrage propose une section sur le rythme et la sonorité de la prose, aspects souvent laissés de côté mais appliqués ici à la langue anglaise et donc sans intérêt pour celui qui lit cet article (normalement).

Il termine par quelques considérations morales sur la pratique artistique et la responsabilité qu’a tout créateur quant à l’impact de son oeuvre ; c’est probablement le discours qui peut le plus prêter au débat, alors que Gardner quitte sa position relativement permissive pour affirmer des principes certes nobles, mais vis-à-vis desquels, à mon sens, tout auteur doit trouver sa position. Une grosse trentaine d’exercices clôt le livre, allant du défi intéressant (“Sans commettre une seule faute de goût, décrivez quelqu’un en train de vomir”) au parfaitement inutile (“Construisez l’intrigue d’un roman”, mmkay, mais il faut espérer que le lecteur de ce genre d’ouvrage n’attende pas la permission pour s’y essayer) – à considérer comme du bonus.

Par les domaines abordés, The Art of Fiction constitue donc un parfait manuel introductif à l’écriture, ce qui explique sa réputation de référence, mais, dans une forêt d’ouvrages regorgeant de formules narratives prétendûment miracles, il constitue en plus une petite bouffée d’air frais dont, à mon sens, même l’auteur expérimenté peut tirer profit. Car ce qui fait son intérêt n’est pas tant son contenu que son approche, son ton légèrement provocateur et empli d’un subtil esprit, le tout visant à susciter chez le lecteur (ou son élève) une attitude à la fois humble et ambitieuse vis-à-vis de la pratique artistique. Une attitude qu’il est bon de voir reprécisée et formulée aussi clairement. Comme l’excellent (à mon sens) livre d’Elizabeth George, Gardner trouve un juste équilibre entre la technique et l’ineffable inhérent à toute activité créatrice : il en reconnaît la nature chaotique, la loue et l’encourage même, mais met en avant l’indispensable nécessité de la technique pour apprivoiser et canaliser ce foisonnement. Sur ce point, il est sans pitié : il insiste sur la nécessité de l’amélioration constante, ne montre aucune tolérance pour la paresse ou le sentimentalisme, tout en encourageant l’auteur en devenir à considérer les plus grands écrivains du passé comme sa famille et non des modèles ou, pire, des fantômes penchés sur son épaule.

En art, rien ne vient sans travail ni réflexion, répète-t-il. C’est une évidence, mais on peut lui savoir gré de la formuler aussi clairement, et dans un ouvrage qui se proclame comme adressé au néophyte.

2014-08-05T15:23:07+02:00vendredi 24 septembre 2010|Best Of, Technique d'écriture|3 Commentaires

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