Les rencontres qu’on fait dans le plus grand fjord d’Islande, Breiðafjörður, sont nombreuses et toutes fascinantes. La seule vision d’un pod d’orques voyageant à vive allure dans une direction donnée, sans ralentir, comme décidés à se rendre à une destination connue d’eux seule pour des raisons insondables, suffit à distraire l’humble volontaire un temps de son appareil photo pour la recherche et à rester un instant hébété, prenant la pleine mesure de l’ignorance de l’espèce humaine.

J’avais espéré pouvoir bloguer davantage sur mon travail pour Orca Guardians, et je me rends compte que le temps file – dans quelques jours, je rentre déjà. Alors aujourd’hui, auguste lectorat, j’aimerais te parler un peu d’une des rencontres les plus bizarres que j’aie faite sur l’eau récemment.

Eux.

Whale assembly

Les cachalots (Physeter macrocephalus) sont d’immenses cétacés à dents solitaires qui peuvent mesurer jusqu’à 20 m. Ils ont été lourdement chassés pour l’huile contenue dans leur crâne, le spermaceti, ainsi que pour leurs concrétions intestinales servant notamment en parfumerie (le fameux ambre gris) ; Melville les a faits entrer dans la légende (Moby Dick est un cachalot). Ils restent très rares, et les voir est un grand privilège. On les rencontre cependant parfois dans Breiðafjörður, en ce qu’on appelle des “bachelor pods” – des troupes de mâles célibataires. Ces animaux assez peu sociaux, champions de la plongée (ils peuvent rester jusqu’à 2 h en apnée) sont pourtant régulièrement vus en groupe toutefois sans interaction visible. Que font-ils là ? On n’en sait rien. Ils se nourrissent probablement, mais de quoi ?

Voir un cachalot pour la première fois est une expérience étrange. Le cachalot a tendance a hyper-ventiler avant ses longues plongées – il se repose en surface, flottant telle une bûche, et souffle à intervalles réguliers un panache de vapeur incliné sur le côté. En voyant pour la première fois ce souffle puis l’immense animal bercé par les vagues en-dessous, on comprend sans mal comment les marins d’autrefois pouvaient les considérer comme des îles vivantes. Puis ils sondent, sans signe avant-coureur à part la caudale dressée dans l’air, et on ne les revoit plus avant un minimum de vingt minutes.

C’est pourquoi la photo ci-dessus est particulièrement insolite, en tout cas à mes yeux, après une poignée de premières rencontres avec eux. Ces huit cachalots flottaient, à peine séparés de quelques mètres, sans qu’aucune interaction ne soit visible, comme de vieux camarades bougons qui s’apprécient sans rien se montrer. Ils soufflaient à tour de rôle, une étrange symphonie visuelle qui donnait à mes yeux de primate avide de motifs l’impression d’un rythme parfait.

Puis ils ont sondé, les uns après les autres, dans l’ordre – les plus proches d’abord. Là aussi, à intervalles parfaitement espacés, suivant le battement d’un métronome imaginaire, ou peut-être imaginé – car rien ne permet de dire que ce ballet était volontaire. Le bon sens, d’ailleurs, et la parcimonie scientifique, obligent à dire qu’il n’en était rien. Ce qui ne rend pas le phénomène moins fascinant, au contraire. Il montre qu’au-delà des esprits, de l’homme ou du cétacé, le monde est d’une étrangeté presque inconcevable, et que ce n’est pas parce que la mélodie échappe à tous ou qu’elle est involontaire qu’elle n’existe pas.