Écrire, c’est choisir

Y a des auteurs comme ça. Si.

Nous avons passé six semaines à commenter les célèbres règles de Robert Heinlein sur l’écriture et, la dernière fois, j’avais promis de proposer une règle bonus – la mienne. Il ne s’agit pas d’oser me comparer au maître, mais comme nous sommes dans l’élan de parler de maximes brèves et lapidaires, le moment n’est pas trop mal choisi ; voici ma proposition :

Écrire, c’est choisir. 

Je me la suis formulée ainsi car c’est l’une de mes causes principales de procrastination sur un projet. Les potentialités d’un livre en construction sont toujours splendides et infinies. L’objet est toujours parfait en esprit ; il couvre tous les thèmes souhaités avec adresse, il propose une intrigue haletante, des personnages complexes, il est inventif, bref, il constitue un pavé de marbre blanc supplémentaire sur ce chemin étincelant qui conduit au prix Nobel (ainsi qu’au luxe de se garer en double-file sans risquer de contravention) (non ? C’est pas dans le prix ? Mais alors, quel intérêt ?).

Seul problème : à moins d’écrire des sonnets, un récit est long. Une nouvelle peut se lire en une session, mais il est peu probable que ce soit le cas pour son écriture ; ne parlons même pas d’un roman. Par conséquent, l’écriture d’un livre est sujette aux fluctuations d’humeur, d’énergie, et c’est nécessairement un processus saucissonné en 70 jours environ pour le premier jet (en admettant une vitesse d’écriture à 15 000 signes quotidiens et un bon pavé). Il est impossible de contrôler tout le processus dans ses moindres détails sur le premier jet – ce n’est d’ailleurs pas le but de cette phase de l’écriture. Le récit va prendre son propre élan, sa propre dynamique au fil de la progression ; certains thèmes vont se révéler, d’autres risquent de glisser au second plan. Certains personnages vont se révéler moins complexes qu’espéré, d’autres davantage. C’est normal, car même pour un écrivain structurel (dont ton humble serviteur, auguste lectorat, fait partie), c‘est l’écriture à proprement parler, l’accomplissement du voyage aux côtés des personnages, qui façonne réellement le livre.

Cela signifie qu’à un moment – et idéalement le plus tôt possible – il faut lâcher prise sur les attentes et les espoirs. Faire de son mieux, comme toujours, mais accepter que le livre ne sera peut-être pas forcément tout ce que l’on espère – Bridget Jones dans l’espace avec des batailles spatiales épiques intégrant une réflexion sociale à la Gattaca et métaphorisant Critique de la Raison Pure. (Si vous y arrivez, j’achète direct.) L’histoire passe avant toute autre considération, et cela signifie que certaines exigences de rythme, de cohérence, voire de taille pure du livre, pourront dicter de laisser des pans de côté ou, du moins, qu’il faudra les laisser s’atténuer. Mais à un moment, pour avancer, pour seulement progresser dans le premier jet et cerner ce qu’est ce fichu livre au bout du compte, il faut l’écrire – et pour y arriver, il faudra faire des choix, ou accepter ceux qui s’imposeront en suivant la dynamique du récit. La simplicité n’est pas une mauvaise chose ; less is more.

Écrire, c’est choisir.

La bonne nouvelle, c’est qu’un livre, par sa longueur, sera toujours une œuvre un tant soit peu complexe offrant de multiples facettes. Si les personnages sont crédibles, le décor développé, le rythme réfléchi, alors une certaine densité de l’œuvre émergera de facto, née des choix effectués en amont. Ce ne sera pas forcément cette densité-là qu’on espère de prime abord, c’est possible ; l’expérience de l’écriture intervient au fur et à mesure, et l’on parvient de mieux en mieux à rapprocher le jet de l’œuvre de la cible visée initialement. L’idéal, c’est que le résultat reste motivant et excitant non seulement au bout du compte, mais aussi en cours d’écriture.

2019-06-07T22:42:51+02:00lundi 15 août 2016|Best Of, Technique d'écriture|11 Commentaires

Je ne vous donnerai pas publiquement mes coups de coeur littéraires

youre-overwhelmed-freeze-was-underwhelmed-why-isnt-anyone-ever-just-whelmedAutrefois, quand le monde était jeune (le XXIe siècle devait à peine balbutier et l’iPhone n’était pas sorti, c’est vous dire), j’étais secrétaire du Prix Imaginales, que j’ai contribué à fonder. Quelques années plus tard, j’ai quitté mon poste et fus remplacé, si ma mémoire est bonne, par Stéphane Manfrédo.

La raison était que je prenais la direction d’Asphodale. Considérant qu’on ne peut être à la fois juge et partie, je ne voulais pas me retrouver à défendre, pour le prix, des textes que j’avais moi-même publié. Forcément, je les aimais, puisque je les avais pris, mais comme c’était ma revue, où était l’objectivité ?

Je suis un peu vieux jeu pour ce genre de truc. Comme, ainsi qu’on m’a posé la question avec les anthos des Imaginales, je ne publie pas mes propres textes dans un ouvrage que je (co)dirige. Je ne critique nullement ceux qui le font ; chacun ses pratiques et ses habitudes. Pour ma part, je suis mal à l’aise (mais c’est ma façon de voir et je n’ai pas l’outrecuidance de penser que le monde doit la partager). C’est probablement parce que j’ai un peu de sang anglais, alors ça me rend inutilement maniéré. Respect à la Reine, bien croiser les jambes, boire du thé avec le petit doigt levé, ne pas hausser la voix tout ça. (Quoique, pour le dernier, c’est plutôt loupé.) Pour la même raison, je ne fais pas de critique littéraire.

Pourquoi je vous raconte tout ça ? Parce que ce sont un de ces articles type “annonce de service” mais que j’ai renoncé à intituler ainsi dans le cas présent, parce que je suis gêné et embêté, mais qui porte sur un sujet où il me semble devoir une explication (et qui sera donc archivée quelque part). Une question revient souvent : “quels sont vos coups de cœur littéraires du moment ?” Je suis flatté et honoré qu’on puisse considérer que ma lecture vaille la peine d’être partagée, mais il me faut humblement dire la vérité : non. Je ne suis pas Anne BessonXavier Dollo ou Jean-Luc Rivera, dont les lectures peuvent être qualifiées d’encyclopédiques. Les miennes sont parcellaires, plutôt thématiques, s’attardent chez les copains par pur plaisir, volent d’un bout à l’autre de l’histoire, contiennent quantité d’essais pour mes recherches, vont rattraper des grands classiques qui m’ont échappé ou dévorer une série parfaitement obscure d’un poète polonais qui fait de l’épopée surréaliste en alexandrins. Je ne peux donc pas répondre à cette question convenablement.

D’une part, donc, mon “dernier coup de cœur” peut être un livre peu récent que tout le monde a déjà lu, ce qui n’apporte rien à personne. Par exemple, en ce moment, je finis la trilogie La Première Loi de Joe Abercrombie que j’avais dû laisser en plan pour d’autres lectures urgentes et en parallèle je lis le dernier Elric (Stormbringer) qui m’avait échappé à l’adolescence. Dans les deux cas, je m’éclate. Par contre, je crois qu’on est d’accord, cette information n’a strictement aucun intérêt. (Ne dites pas “si” même si c’est adorable ; on s’en cogne. C’est la vérité.)

D’autre part, même si j’aspire à l’objectivité, je ne suis pas un interlocuteur neutre. J’ai aujourd’hui beaucoup d’amis auteurs et je ne peux pas les citer sans apparaître peu objectif, même si je le voudrais, parce que j’aime ce qu’ils font, ce qui n’est pas tellement étonnant, puisqu’on est copains, et qu’on doit donc avoir quelques atomes crochus, y compris littéraires. Mais forcément, cela me force toujours à en oublier d’autres, et je ne veux pas avoir à faire ce choix.

En conséquence, je suis navré, vraiment, mais je déclinerai toujours, en me tortillant les mains de malaise, les questions ressemblant à “quelles sont les dernières lectures qui vous ont marqué ?” Si je réponds, cela n’aura aucun intérêt, je vais probablement passer pour un imbécile qui a passé les cinq dernières années caché sous une pierre, et je pourrais vexer du monde par omission. Donc, pardonnez-moi par avance : non.

En revanche, cela ne porte pas sur les influences, nos “classiques” etc. comme je l’avais fait par exemple pour le podcast Elbakin il y a un an. Discuter des classiques et des influences est un exercice totalement différent.

2014-10-29T12:06:14+01:00mardi 28 octobre 2014|Journal|13 Commentaires

Question : donner des noms… ou ne pas y arriver

Petit retour des questions sur le métier de l’écriture, avec un suivi sur ce premier article, qui parlait déjà du crucial problème de nommer personnages et lieux.

Mon problème n’est pas tant *comment* choisir un nom (que ce soit de personnage ou de lieu, d’ailleurs) ; je crois que j’y attache une telle importance symbolique que j’en suis tout bonnement incapable. […] J’ai l’impression que si je leur donne un prénom courant, chaque lecteur potentiel (moi y compris) va y projeter ce que lui inspirent les personnes qu’il a connues sous ce nom, et ça me bloque. […] Curieusement, je trouverais plus facile de donner des noms à consonance anglo-saxonne ; c’est sûrement parce que je me gave de séries british et américaines, du coup j’ai l’impression qu’un nom français fait tout de suite “Plus belle la vie”. Sauf que dans une histoire qui se passe en France, une galerie de prénoms ricains, ça fait tout de suite beauf. Au secours ! […] Et pour les noms de lieux, c’est encore pire (bis)… comment en arrive-ton à imaginer Évanégyre, Azeroth, R’lyeh, Telara, que sais-je encore ?

Merci pour Évanégyre !

Ma foi… peut-être en acceptant qu’écrire, c’est choisir.

Les possibilités sont immenses dans l’écriture ; des milliers de choix se présentent à chaque instant, dans la construction de l’intrigue, les caractères des personnages – des choix plutôt conscients si l’on est structurel, plutôt inconscients si l’on est scriptural. Mais néanmoins toujours présents. Chaque définition d’un aspect de l’histoire, du décor, des personnages, que ce soit lors de la construction ou de l’écriture proprement dite, conduit à l’abandon de potentialités, de routes qu’on ne parcourra jamais car, hors formes expérimentales, la littérature est linéaire. Les noms ne font pas exception ; vient un moment où l’on est conduit à ce choix, et tout comme des aspects du décor, de l’intrigue vont résonner différemment en chacun, les noms sont porteurs de connotations.

Qu’en faire ? Commencer donc, peut-être, par les assumer. Puis, au lieu de les subir, en jouer ; choisir ces connotations par rapport à ce qu’elles nous évoquent et par rapport au but visé. L’inconscient associe fortement certains phonèmes à certains traits : il y a les sons durs, k, x, r ; les sons plus doux, a, i, l, les premiers appelant les archétypes correspondants d’âpreté, vaillance, courage ; les seconds plutôt dans l’harmonie, le calme, la beauté. (Ce qui explique que tant de noms féminins terminent en a.) Plutôt que de s’inquiéter du passé du lecteur avec certains noms, je crois – en particulier en fantasy – qu’il faut les déconstruire, se plonger dans l’étymologie et la psychologie associée aux phonèmes, pour les choisir en connaissance de cause.

Et d’ailleurs, quelle importance que le lecteur ait du passif avec certains noms ? Le personnage, s’il est bien campé, cohérent, humain, va venir remplacer les associations du lecteur. Il va prendre vie, et il ne sera plus une effigie en carton sur laquelle on viendra plaquer tous les Isidore de son passé ; il sera cet Isidore-là, avec sa vie, ses buts, son existence. S’il prend son envergure, bien entendu.

À moins d’avoir grandi dans un environnement bilingue, quelle que soit l’affinité ou la maîtrise qu’on en a, la langue anglaise n’est pas la nôtre. Elle est donc plus libre de ces connotations – pour nous. L’effet d’étrangeté, de différence, et surtout le fait que la culture anglophone domine la planète ajoutent au “cool », mais en vérité, ces même connotations existent pour les natifs de la langue et l’effet “cool” ne vaut que parce que nous sommes extérieurs – même avec une forte maîtrise de la langue. Il est intrigant de constater que tu regrettes les connotations de ta langue, mais n’as aucun problème à envisager l’anglais, malgré toutes les séries dont tu te gaves – et où, donc, les connotations sont forcément fortes. Le problème ne se situe-t-il justement pas au niveau de ton rapport à ta propre langue ? À tes personnages ? S’ils sont bien campés, si tu joues sur les phonèmes comme proposé précédemment, alors ils vont prendre l’ascendant sur ton vécu et ceux de tes lecteurs. Cet Isidore-là deviendra lui-même, il s’appropriera son prénom, au lieu d’être un chat orange citadin qui crie victoire. On peut voir un choix comme l’abandon de possibilités, mais je crois plutôt qu’il est le moteur de l’action. Sans choisir, on reste dans l’indéterminé, à contempler ce qui pourrait être ; mais rien ne se produit, alors qu’un choix volontaire – quel qu’il soit, bon ou mauvais – est le premier moteur, l’avancée sur un chemin dont on ne pourra déterminer qu’après coup s’il était bon, s’il a rempli les espoirs qu’on plaçait en lui. Je ne crois qu’on ne parvient à rien en ne faisant que réfléchir. Quelle que soit la préparation, vient un moment où il faut se lancer sur ce chemin, tester les situations, les rajuster si nécessaire ; et c’est le cas pour tout choix d’écriture, il me semble, intrigue, décor… et noms.

Comment invente-t-on un nom comme Évanégyre ? Certains noms viennent d’ailleurs, apportés en cadeau par les dieux ? l’inconscient ? la chance ? l’alcool ? Évanégyre fait partie de ceux-là, même si j’ai depuis déconstruit le processus : je voulais le nom d’un monde vaste, de fantasy, pouvant porter magie, épopée, aventure, sur la rotation des millénaires. Mon esprit m’a répondu avec ce nom, qui est – ai-je compris – un composé entre “évanescence” (pour le côté magie, autre réalité) et “gyre” (rotation, tournoiement).

Pour chercher des noms, les construire, mon processus est souvent le même : je laisse venir à moi les premières inspirations en fonction de l’atmosphère désirée. Je construis fréquemment une grammaire de base, des syllabaires dans le cas d’une culture fantasy étrangère, en définissant des règles de construction et les connotations culturelles liées aux sonorités (en m’efforçant de ne pas trop m’éloigner des langues occidentales pour ne pas totalement déraciner le lecteur). Puis je joue avec les mots dans ce cadre (tordant les règles si nécessaires pour suivre une direction prometteuse !) jusqu’à tomber sur quelque chose de visuellement attirant, qui sonne et surtout qui résonne en moi, comme exposé dans l’article précédent.

Bon courage !

2018-07-17T16:55:57+02:00lundi 13 octobre 2014|Best Of, Technique d'écriture|3 Commentaires

Apprenons à ponctuer des dialogues (3) : le formatage moderne

(Articles précédents dans cette série : 1) les bases, 2) le formatage classique.)

Formatage moderne que j’appelle ainsi avec moi-même, car j’ai l’impression qu’on le trouve de plus en plus dans l’édition contemporaine. D’autre part, il évacue entièrement les guillemets, un signe parfaitement respectable de notre langue, et c’est bien un truc de moderne, ça, de virer des signes qui ne vous ont rien fait, tiens, ma bonne dame.

Le formatage moderne est donc en apparence plus simple à manier (mais en apparence seulement) :

  • Chaque réplique démarre par un retour à la ligne et un tiret cadratin ;
  • Les didascalies se mettent entre parenthèses (dès lors qu’il s’agit d’une phrase autonome, comme dans le formatage classique).

Ce qui donne, pour reprendre le même exemple que mercredi :

— Ceci est un exemple de formatage de dialogue, annonça Jean.

Pierre fit la moue.

— Vraiment ? Et nos répliques sont donc artificielles… ? s’étonna-t-il.

— Parfaitement. (Jean avait l’air content de lui.) Dis donc n’importe quoi, pour voir.

— Je ne suis pas d’accord avec cette manipulation (il frappa du poing sur la table) et je tiens à le proclamer !

— Proclame ce que tu veux, ricana Jean avec un sourire mauvais dont une longue description ne servirait qu’à montrer la possibilité de rallonger autant qu’on veut l’incise à partir du moment où cela reste clair pour le lecteur. L’exemple est déjà terminé.

Ça semble facile, hein ? Ça l’est, à première vue.

En résumé

  • Pas de guillemets, toute nouvelle réplique commence automatiquement à une nouvelle ligne par un tiret cadratin
  • Guillemets inusités
  • Incises et didascalies entre parenthèses
  • Ce formatage est plus répandu… Mais il oblige certains parti-pris qu’on peut trouver malvenus :

Sauf que…

Ce formatage présente, à mon sens, un piège majeur : puisque toutes les répliques doivent démarrer par un retour à la ligne, cela force à une mise en page qui peut s’avérer handicapante. En effet :

Il est possible que la même personne parle deux fois de manière rapprochée, mais avec deux tirets (dans les faits deux “répliques” à suivre), on peut croire à deux personnes différentes, ce qui induit une confusion ; il faut alors rééquilibrer en prévoyant une didascalie supplémentaire (« Bob dit : »), pas forcément pratique ;

Le retour obligatoire à la ligne que nécessite ce formatage plaque un rythme haché sur le dialogue, ce qui n’est pas forcément opportun (en exagérant, une scène romantique peut se trouver haletante comme un interrogatoire à Guantanamo) ;

Enfin, la construction de la phrase peut parfois pousser à des parenthèses incohérentes. Par exemple :

— Halte là ! s’écria Joss Carter. (Elle tira son arme et la pointa vers le suspect.) Arrêtez-vous ou je tire !

La didascalie se trouve coupée en deux (le verbe de dialogue et l’action de dégainer son arme1). Cela dérange ceux qui, comme moi, qui aiment bien la cohérence typographique.

Après, je connais quantités d’auteurs de renom et de talent qui adoptent ce formatage avec brio et se l’approprient sans mal. C’est évidemment une question de choix esthétique. Si vous me suivez un peu, vous aurez vite deviné que je préfère le formatage classique – paradoxalement assez proche du rythme anglais, mon autre langue.

Quoi qu’il en soit, on discerne en quoi le choix d’un formatage de dialogue n’est pas neutre et pourquoi il convient de respecter le choix de l’auteur ; les deux formes ne sont pas facilement interchangeables. Et les maîtriser donnera force, naturel et énergie à la narration de ces passages fondamentaux de la fiction.

Vous écriviez ? Eh bien, dialoguez, maintenant !

  1. Un cookie point à qui me dira qui est Joss Carter.
2022-12-24T01:58:26+01:00vendredi 28 mars 2014|Best Of, Technique d'écriture|24 Commentaires

Conclusion : comment choisir son livre électronique ? (5)

Retrouvez tous les articles précédents de cette série :

Nous arrivons au terme de ce panorama des problématiques relatives au livrel. Maintenant que vous êtes armé de connaissances théoriques, vient l’heure du choix. Comment ? À mon avis, la décision se fait en trois temps.

  • Choisissez liseuse ou tablette. Si vous voulez avant tout lire, liseuse, sans hésitation. Si vous voulez un machin polyvalent qui vous permettra aussi de lire quelques pages ici ou là, tablette. Mais ne vous mentez pas : avec une tablette, vous allez surtout jouer à Angry Birds.
  • Décidez comment vous vous sentez vis-à-vis des DRM. Vous n’avez pas froid aux yeux ? Vous considérez que c’est drôlement pratique d’avoir vos bouquins sur tous vos terminaux sans manipulation supplémentaire ? Ou bien vous refusez catégoriquement le spectre du flicage et l’idée de ne pas jouir librement de votre contenu vous hérisse ?
  • Réfléchissez à ce que vous voulez lire. Oui, je sais, ce n’est pas un réflexe habituel – normalement, on achète un livre, point barre – mais tous les livres ne sont pas disponibles sous forme électronique. Qui a la meilleure offre par rapport à vos envies, vos habitudes ? Promenez-vous sur les sites des commerçants, regardez votre bibliothèque (ou pensez aux goûts de la personne à qui vous voulez l’offrir) et examinez qui vous correspond le mieux. En fonction de cela, achetez la machine propriétaire du fournisseur qui vous plaît, ou bien trouvez un modèle tiers qui offre la meilleure compatibilité.

Use case : “et toi, mec ?”

Selon cette logique, voici comment s’est constitué mon propre choix, au cas où ça vous serve – ou pas.

J’ai commencé il y a trois ans par une Sony PRS-300 (libre, donc) parce que je voulais lire du domaine public (donc pas de verrouillage), que j’étais fondamentalement hostile aux DRM et que je voulais la compatibilité maximum avec tous les formats. Points positifs : très content du confort de lecture (j’ai découvert la puissance de l’encre électronique et cela a fait voler en éclats tous mes préjugés : j’ai relu L’Aiglon dans un aller-retour Paris Rennes avec plus d’aisance que sur du papier), compatibilité impressionnante même avec des fichiers lourds ou mal foutus. Points négatifs : pas de dicos embarqués (ça ne se faisait pas encore, c’est maintenant standard) et surtout une vie de batterie très décevante. Pour cette raison, j’ai fini par remiser l’engin.

Il y a un an, j’ai changé de besoins et d’habitudes. J’achète de la musique numérique en masse sur Amazon depuis que c’est possible, toutes mes données ou presque sont dans le cloud, j’utilise les services de Google au quotidien avec bonheur (même si oui, je sais, Google veut tous nous manger), j’achète des jeux sur Steam sans heurt (je suis donc familiarisé avec ce genre de DRM et je trouve le confort que ça apporte supérieur aux problèmes éthiques). D’autre part, je lis beaucoup en langue anglaise, fiction mais surtout essais afin de me documenter pour mes livres, et faire venir les bouquins est toujours onéreux. J’ai donc opté pour un Kindle (ce qui fait de moi un social-traître) en raison de son immense librairie anglaise et sur lequel je lis exclusivement dans cette langue pour des questions de coût, ainsi que du domaine public, des articles et documents que je m’envoie en Wi-Fi. Je synchronise le tout sur mon smartphone et même mon ordinateur fixe quand je veux reprendre la lecture d’un terminal à l’autre. J’ai le modèle de base et je suis pourtant enchanté par l’expérience ; la batterie tient trois siècles, je l’ai toujours sur moi, dès que je suis quelque part à attendre, je grignote un bout de nouvelle ou de roman (et, dans les salons littéraires calmes, c’est beaucoup moins repoussant pour les éventuels visiteurs que de feuilleter L’Equipe). EDIT de 2014 : mon attitude à l’égard d’Amazon a quelque peu changé. Lire un complément ici

Ainsi se termine ce petit guide de lecture sur les livres électroniques (retrouvez-en commodément l’intégralité par ce lien). N’hésitez pas à partager votre expérience et vos modèles préférés en commentaires : lâchez-vous, c’est le moment, conseillez-vous mutuellement. Auguste lectorat, quel choix as-tu fait et surtout pourquoi ? Que recommandes-tu ? Parle, nous t’en conjurons. 

2014-07-11T11:28:13+02:00mardi 18 décembre 2012|Geekeries|22 Commentaires

Les dauphins sont-ils des hommes comme les autres ?

(c) Sea Watch Foundation / Lionel Davoust

Une controverse agite de façon de plus en plus marquée le champ de la cétologie : dauphins et baleines présentant un encéphale développé, des comportements sociaux et joueurs d’une grande complexité, une culture, sommes-nous vraiment en mesure de les limiter à l’état d’« animaux », de les considérer comme notre propriété voire notre nourriture, bref de les “exploiter” ? Il ne s’agit pas purement là de bien-être animal, où l’éthique moderne pousse l’homme à la bienveillance envers d’autres êtres vivants supposés inférieurs, mais de la reconnaissance qu’il accorderait à un semblable.

Terrain glissant.

Autant que je puisse cerner, la question est apparue dans la presse en fin d’année dernière, à l’occasion d’une conférence plus ancienne encore :

Deux cétologues de premier plan ont avancé que les dauphins étaient trop intelligents, et nous ressemblaient trop, pour que nous ayons le droit de les capturer ou de les tuer. À la conférence annuelle très courue de l’American Association for the Advancement of Science, déclarer plus ou moins ouvertement que les dauphins sont des personnes constituait une importante prise de risques professionnelle.

Depuis le début de l’année, le dossier s’est emballé. Tout d’abord, un coup de pub de la PETA1 qui a attaqué Sea World pour esclavage ; et maintenant, info signalée par Nathalie Mège, les experts néo-zélandais, cherchent à reconnaître aux cétacés les mêmes droits qu’aux êtres humains.

On peut considérer toutes ces initiatives comme absurdes en avançant que la loi concerne l’être humain, et que les dauphins ne sont pas des êtres humains, point final. Mais on pourrait se rappeler, par exemple, qu’à l’époque de la théorie des races, les Noirs n’étaient pas considérés comme des êtres humains à part entière ; on pourrait également songer aux implications philosophiques d’un système anthropocentré – pourquoi, au juste, nos lois ne concernent-elles que nous ? Quelle en est la justification intellectuelle, autre que c’est “commode” ? Peter Watts, biologiste marin et auteur comme votre aimable serviteur, a longuement traité ces questions dans cet article.

Mais comment pourrait-on s’assurer du bien-fondé, ou non, de ces démarches ? Comment démontrer la présence ou l’absence de capacités cognitives supérieures chez ces animaux fascinants qui justifieraient pour eux l’établissement de droits inalinéables2 ?

La réponse est simple : c’est impossible.

De la même manière qu’il est impossible de démontrer, actuellement du moins, que l’homme jouit effectivement de capacités cognitives supérieures, d’une conscience dont il est le maître, en un mot, du libre arbitre. Nous possédons l’illusion du libre arbitre ; à chaque instant, si nous réfléchissons, nous sommes globalement convaincus d’être libre de nos décisions. Mais nous sommes aussi des machines biologiques. Nous ignorons totalement si, en réalité, nous ne sommes pas à chaque instant le jouet et le fruit d’une mécanique chimique hautement élaborée mais totalement déterministe, qui se berce seulement du doux rêve de la liberté.

Comment pourrions-nous alors prouver ces notions chez une autre espèce que la nôtre, si nous en sommes incapables pour nous-mêmes ?

Comme toujours, une fois libéré des influences étouffantes des morales absolutistes, on débouche sur une notion très simple pour l’éthique : celle-ci n’est pas une loi suprême, c’est un choix. Un choix de société, dont nous assumons les conséquences en tant que collectivité, qu’espèce, que membres de l’écosystème. Nous choisissons de considérer que nous détenons une liberté d’action et une conscience qui valent la peine d’être préservées. Viendra un point où la recherche cétologique atteindra elle aussi ses limites sur la question, et où l’homme devra, en fonction de ce qu’il croit percevoir chez ces autres espèces, décider là aussi s’il juge les preuves suffisantes ou non pour appliquer à autrui le même acte de foi qu’à lui-même. Mais ce sera une décision. De la même façon qu’il décide, plus ou moins unanimement, que tuer son voisin est mal, parce que sa vie est précieuse. Qu’il décide qu’il a une conscience, parce qu’il préfère cela à l’autre côté de l’alternative. Rien ne prouve la loi : la science accumule des faits, mais l’éthique constitue toujours, quelles que soient les circonstances, une volonté, un projet, et non un absolu.

Pour ma part, au fil des ans, en captivité ou en milieu naturel, et à travers la presse scientifique, j’ai assisté à tous les comportements prétendument indigènes à l’homme, ou peu s’en faut. La culture était censée constituer notre apanage : dommage, les orques ont une culture des pratiques de chasse, les baleines à bosse une culture des chants, etc. Le test du miroir (la conscience de soi) était censée constituer l’apanage de l’homme, dommage, les orques et les dauphins le réussissent. Les frontières bougent, et elles donnent désagréablement l’impression qu’à chaque découverte éthologique, on reformule la définition de l’humain pour lui conserver sa singularité, sa position “supérieure” au pinacle de la Création.

Alors qu’il y a une définition très simple, en définitive, pour  nous, qui nous place irréfutablement à l’écart de toutes les autres formes de vie de cette planète. C’est nous qui nous trouvons en position de passer des lois pour limiter les dégâts faits aux autres êtres vivants qui partagent la planète avec nous. Cela se résume très simplement, pour paraphraser Brandon Sanderson dans L’Empire ultime, à : “Au bout du compte, c’est nous qui possédons les armées.

Cette définition-là, personne ne nous la volera. Maintenant, est-ce vraiment celle que nous voulons pour notre espèce ?

[boxparagraph]J’en profite pour mentionner que les baleines grises du Pacifique Ouest ne sont plus que 130, dont 26 femelles en âge reproductif. Un projet de plate-forme menace cette population probablement déjà condamnée, mais cela ne signifie pas pour autant qu’on peut rester inactif : des rapides infos du WWF sur la situation se trouvent ici, et une pétition .[/boxparagraph]

  1. La SPA américaine, en plus activiste et plus démago.
  2. Il faudrait déjà que nous soyons en mesure de faire respecter ceux que nous sommes censés accorder à nos semblables, qui sont dans certains pays du monde bien moins considérés que des animaux domestiques occidentaux.
2014-08-30T18:28:06+02:00jeudi 23 février 2012|Best Of, Humeurs aqueuses|15 Commentaires

Titre

Aller en haut