Des degrés de certitude dans l’écriture (avec des emojis)

Quand j’ai eu mon premier iPhone (après avoir eu des téléphones Samsung, dont un Samsung Wave) (oui, je fais partie des trois personnes au monde à avoir eu la plate-forme Tizen entre les mains) (non, c’était pas bien), j’ai fini par m’intéresser à ce drôle de clavier avec des smileys (pour le vieil internaute que je suis) (en ligne en 1997 avec Infonie ma gueule) dans l’angle en bas à gauche.

Et je vis que cela était bon, parce que ça faisait comme les smileys mais en couleur et surtout, c’était standard. (La petite histoire des emojis est intéressante quand on est curieux de l’évolution des technologies.) Les emojis, c’est le bien, surtout quand on écrit. Parce que cela revient à avoir toute une palette de symboles standardisés au bout des doigts, qui donnent de la couleur et des repères visuels à ses notes, surtout quand on construit un livre.

Tout cela est très bien, dis-tu, auguste lectorat, mais arrête de faire le zouave deux minutes avec tes mickeys et cause nous d’écriture.

Vivivi.

Plus le temps passe et plus je trouve – enfin c’est mon avis, vous en faites ce que vous voulez, caveats habituels – que l’écriture, qu’on soit structurel ou scriptural, est un travail de révélation de ce qui doit être. “Ce qui doit être” est soufflé par le Mystère, la Muse, l’inconscient, le ressenti esthétique de l’auteur ou autrice ; quelle que soit la manière dont on y parvient, il y a l’envie d’un côté, le résultat final de l’autre (au bout d’un certain temps voire d’un temps certain) et, entre les deux, beaucoup d’exploration (mot poli pour dire : tâtonnement).

Il vient qu’une manière de voir la création (littéraire) consiste à établir un continuum de certitudes. Woualala, qu’est-ce qu’il raconte encore.

Ce n’est pas compliqué :

D’abord, il y a les idées. Pensées aléatoires, images, scènes, personnages, possibilités qui traversent l’esprit : “ce serait cool si…” Elles peuvent être immenses (le principe fort derrière un univers entier) ou minuscules (une réplique qui déboîte). Il convient de les capturer, pour les examiner et les utiliser (ou pas), façon GTD.

Ensuite, donc, on les organise pour comprendre où elles se placent, ce qu’elles cachent, et si l’on a envie de les développer. Ces idées en appellent d’autres, deviennent des faisceaux d’intrigue, des personnages, des fils narratifs qu’on développe (ou écarte). À ce stade, on discerne où le matériel manque, et on creusera dans cette direction (ou pas, si l’on veut la surprise). Je pense que scripturaux et structurels réalisent tous deux ce processus ; simplement, les scripturaux le font à l’écriture, les structurels en amont, mais le travail est le même. Une fois que l’on a commencé à construire des “systèmes” (un personnage, une nation, une intrigue, un hypothèse de monde imaginaire), ces systèmes deviennent des hypothèses.

Ces hypothèses vont réduire l’océan des possibles d’un récit. Elles dictent des lois et des règles : si un personnage a un certain passé, cela influence sa manière de voir le monde ; si l’univers permet la téléportation à volonté sans contrainte, la société risque d’avoir un rapport particulier avec les coffres-forts. Idées et hypothèses entraînent donc des nécessités. “Si ça marche comme ça, alors cela entraîne que…” En retour, les nécessités engendrent d’autres idées et hypothèses.

À un moment, on commence (ou a commencé) à écrire. Ce qui s’écrit tend à prendre vie (ce que j’appelle personnellement “la volonté de l’histoire”, l’energeia d’Aristote citée dans Art of Fiction), ce qui entraînera d’autres nécessités, idées et hypothèses.

Enfin, si vous développez une série ou un univers au long cours, ce que vous publiez devient canon (pour emprunter un terme des fandoms Star Trek et Star Wars). Non pas au sens que c’est trop beau (même si c’est le cas) mais que – si on fait bien son boulot – on ne revient pas dessus dans un volume ultérieur.

Techniquement, tout peut être remis en question à n’importe quel moment (sauf au moment de signer les épreuves, vaut mieux éviter) ; une hypothèse peut toujours être écartée, mais elle est plus sûre et construite qu’une idée. Il faut bien bâtir à un moment sur quelque chose, même si on se rend compte qu’il faut changer les fondations à mi-parcours.

Tout cela nous donne un zoli cycle à flèches. C’est important, les cycles à flèches. Ça vous donne l’air sérieux.

Et regardez ! Là ! Des emojis !

Cela rend l’identification de chaque degré de certitude tellement simple dans l’organisation de ses notes :

  • 💡 pour les idées. Je sais qu’il y a des choses rigolotes là-dedans, je peux aller y puiser de l’inspiration ou me relancer si je suis en panne, mais je suis aussi libre d’ignorer ce qui s’y trouve.
  • ❓ pour ce que j’appelle “les questions gênantes” (ou nécessaires). Les points épineux du récit que j’évite parce que ça me fait peur, mais auxquels je sais qu’il me faut prendre une décision ou trouver une réponse parce que ça me bloque. Me les mettre sous les yeux, clairement formulés, désamorce leur pouvoir anxiogène.
  • ➡️ pour les hypothèses ; rappelle la flèche d’implication mathématique ⇒ (“voici ce qui a été décidé jusqu’ici, dérouler ce raisonnement”)
  • ❗️pour les nécessités (éléments auxquels je n’échappe pas, que je dois traiter convenablement, mentionner ou prendre garde de ne pas contredire).

Comme d’habitude, rien de tout cela n’empêchera jamais de commettre des erreurs, mais cela tellement plus simple la construction d’une fiche ou les réflexions à l’écrit :

💡 Bob pourrait faire tel truc à la scène 8. Ça correspondrait à ce qui s’est passé dans la scène 2. Oui, ça me plaît.

➡️ Bob fait tel truc avec de la framboise, en accord avec la scène 2, mais ❗️ ça implique qu’à la scène 12, il utilise de la vanille, car il aura épuisé son stock de framboise… Oui, mais j’ai besoin qu’on reste sur la symbolique de la framboise.

❓ Comment Bob peut-il avoir de la framboise à la scène 12 ? 💡 Plectrude pourrait lui en apporter avec ses bulots… 

➡️ Plectrude apporte de la framboise avec ses bulots mais du coup ❗️ça doit arriver entre scène 8 et 12. Comment ? 💡 Elle profite du marché aux bulots de Plan-de-Cuques, et ça tombe bien, elle a un vélo.

L’écriture se composer autour de faisceaux de certitudes et de conséquences que l’on déroule ; noter les choses de la sorte permet de trier entre les idées et les injonctions du récit, et d’ordonner des projets qui peuvent sembler pharaoniques de prime abord.

Et astuce, pour entrer rapidement les emojis de la sorte, rien de tel que TextExpander.

2020-07-03T21:44:34+02:00jeudi 9 juillet 2020|Best Of, Technique d'écriture|Commentaires fermés sur Des degrés de certitude dans l’écriture (avec des emojis)

Question : donner des noms… ou ne pas y arriver

Petit retour des questions sur le métier de l’écriture, avec un suivi sur ce premier article, qui parlait déjà du crucial problème de nommer personnages et lieux.

Mon problème n’est pas tant *comment* choisir un nom (que ce soit de personnage ou de lieu, d’ailleurs) ; je crois que j’y attache une telle importance symbolique que j’en suis tout bonnement incapable. […] J’ai l’impression que si je leur donne un prénom courant, chaque lecteur potentiel (moi y compris) va y projeter ce que lui inspirent les personnes qu’il a connues sous ce nom, et ça me bloque. […] Curieusement, je trouverais plus facile de donner des noms à consonance anglo-saxonne ; c’est sûrement parce que je me gave de séries british et américaines, du coup j’ai l’impression qu’un nom français fait tout de suite “Plus belle la vie”. Sauf que dans une histoire qui se passe en France, une galerie de prénoms ricains, ça fait tout de suite beauf. Au secours ! […] Et pour les noms de lieux, c’est encore pire (bis)… comment en arrive-ton à imaginer Évanégyre, Azeroth, R’lyeh, Telara, que sais-je encore ?

Merci pour Évanégyre !

Ma foi… peut-être en acceptant qu’écrire, c’est choisir.

Les possibilités sont immenses dans l’écriture ; des milliers de choix se présentent à chaque instant, dans la construction de l’intrigue, les caractères des personnages – des choix plutôt conscients si l’on est structurel, plutôt inconscients si l’on est scriptural. Mais néanmoins toujours présents. Chaque définition d’un aspect de l’histoire, du décor, des personnages, que ce soit lors de la construction ou de l’écriture proprement dite, conduit à l’abandon de potentialités, de routes qu’on ne parcourra jamais car, hors formes expérimentales, la littérature est linéaire. Les noms ne font pas exception ; vient un moment où l’on est conduit à ce choix, et tout comme des aspects du décor, de l’intrigue vont résonner différemment en chacun, les noms sont porteurs de connotations.

Qu’en faire ? Commencer donc, peut-être, par les assumer. Puis, au lieu de les subir, en jouer ; choisir ces connotations par rapport à ce qu’elles nous évoquent et par rapport au but visé. L’inconscient associe fortement certains phonèmes à certains traits : il y a les sons durs, k, x, r ; les sons plus doux, a, i, l, les premiers appelant les archétypes correspondants d’âpreté, vaillance, courage ; les seconds plutôt dans l’harmonie, le calme, la beauté. (Ce qui explique que tant de noms féminins terminent en a.) Plutôt que de s’inquiéter du passé du lecteur avec certains noms, je crois – en particulier en fantasy – qu’il faut les déconstruire, se plonger dans l’étymologie et la psychologie associée aux phonèmes, pour les choisir en connaissance de cause.

Et d’ailleurs, quelle importance que le lecteur ait du passif avec certains noms ? Le personnage, s’il est bien campé, cohérent, humain, va venir remplacer les associations du lecteur. Il va prendre vie, et il ne sera plus une effigie en carton sur laquelle on viendra plaquer tous les Isidore de son passé ; il sera cet Isidore-là, avec sa vie, ses buts, son existence. S’il prend son envergure, bien entendu.

À moins d’avoir grandi dans un environnement bilingue, quelle que soit l’affinité ou la maîtrise qu’on en a, la langue anglaise n’est pas la nôtre. Elle est donc plus libre de ces connotations – pour nous. L’effet d’étrangeté, de différence, et surtout le fait que la culture anglophone domine la planète ajoutent au “cool », mais en vérité, ces même connotations existent pour les natifs de la langue et l’effet “cool” ne vaut que parce que nous sommes extérieurs – même avec une forte maîtrise de la langue. Il est intrigant de constater que tu regrettes les connotations de ta langue, mais n’as aucun problème à envisager l’anglais, malgré toutes les séries dont tu te gaves – et où, donc, les connotations sont forcément fortes. Le problème ne se situe-t-il justement pas au niveau de ton rapport à ta propre langue ? À tes personnages ? S’ils sont bien campés, si tu joues sur les phonèmes comme proposé précédemment, alors ils vont prendre l’ascendant sur ton vécu et ceux de tes lecteurs. Cet Isidore-là deviendra lui-même, il s’appropriera son prénom, au lieu d’être un chat orange citadin qui crie victoire. On peut voir un choix comme l’abandon de possibilités, mais je crois plutôt qu’il est le moteur de l’action. Sans choisir, on reste dans l’indéterminé, à contempler ce qui pourrait être ; mais rien ne se produit, alors qu’un choix volontaire – quel qu’il soit, bon ou mauvais – est le premier moteur, l’avancée sur un chemin dont on ne pourra déterminer qu’après coup s’il était bon, s’il a rempli les espoirs qu’on plaçait en lui. Je ne crois qu’on ne parvient à rien en ne faisant que réfléchir. Quelle que soit la préparation, vient un moment où il faut se lancer sur ce chemin, tester les situations, les rajuster si nécessaire ; et c’est le cas pour tout choix d’écriture, il me semble, intrigue, décor… et noms.

Comment invente-t-on un nom comme Évanégyre ? Certains noms viennent d’ailleurs, apportés en cadeau par les dieux ? l’inconscient ? la chance ? l’alcool ? Évanégyre fait partie de ceux-là, même si j’ai depuis déconstruit le processus : je voulais le nom d’un monde vaste, de fantasy, pouvant porter magie, épopée, aventure, sur la rotation des millénaires. Mon esprit m’a répondu avec ce nom, qui est – ai-je compris – un composé entre “évanescence” (pour le côté magie, autre réalité) et “gyre” (rotation, tournoiement).

Pour chercher des noms, les construire, mon processus est souvent le même : je laisse venir à moi les premières inspirations en fonction de l’atmosphère désirée. Je construis fréquemment une grammaire de base, des syllabaires dans le cas d’une culture fantasy étrangère, en définissant des règles de construction et les connotations culturelles liées aux sonorités (en m’efforçant de ne pas trop m’éloigner des langues occidentales pour ne pas totalement déraciner le lecteur). Puis je joue avec les mots dans ce cadre (tordant les règles si nécessaires pour suivre une direction prometteuse !) jusqu’à tomber sur quelque chose de visuellement attirant, qui sonne et surtout qui résonne en moi, comme exposé dans l’article précédent.

Bon courage !

2018-07-17T16:55:57+02:00lundi 13 octobre 2014|Best Of, Technique d'écriture|3 Commentaires

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