J’ai triplé ma vitesse d’écriture avec une machine à écrire ultra limitée (test de l’Astrohaus Freewrite)

Auguste lectorat, j’ai une confession à faire.

Cela commence à faire quelques années que je vois, lentement mais sûrement, s’éroder ma vitesse d’écriture en premier jet. Il y a plus de dix ans, à l’époque de Léviathan, je pouvais compter sans mal sur 5000 signes par heure ; j’ai écrit 40 000 signes de « L’Importance de ton regard » en une seule et unique journée fiévreuse, certes longue, mais quasiment sans pause, possédé par les ! démons de minuit ! (Vous l’avez dans la tête ? Super. De rien. C’est aussi ça, créer la surprise dans l’écriture.)

Aujourd’hui, et depuis « Les Dieux sauvages », je plafonne à 3000 ; je suis content quand j’atteins régulièrement la vitesse de croisière de 2500. Je pensais que c’était dû (et c’est quand même vrai) à la complexité inhérente à ce projet, à la multiplicité des points de vue, au nombre de pièces en mouvement les unes par rapport aux autres. Mais, avec le recul, j’ai fini par constater que j’étais en plus atteint d’un syndrome terrible et délétère, celui de la correctionnite.

C’est-à-dire qu’à force d’avoir quand même publié des machins, corrigé mes textes, ceux des autres et mes traductions depuis une petite vingtaine d’années, j’en suis arrivé à un stade où il m’est beaucoup trop facile de douter de mon premier jet. Dès que j’écris une phrase, l’éditeur interne bondit dans ma tête et murmure : “est-ce qu’on pourrait pas faire ça plus joli ? Mieux tourné ? Est-ce que l’information est au bon endroit ? Et ce terme, tu l’as utilisé une page plus haut, et si tu corrigeais la répétition tant que tu y es ?” Des étapes d’une simplicité enfantine à réaliser sur ordinateur.

Sauf que, une plus une plus une plus une… Une heure a passé et on a écrit seulement le début d’une scène en 500 signes.

Et ce n’est pas le rôle du premier jet. Il s’agit là de découvrir l’histoire à la vitesse de la pensée, de la noter aussi vite que possible, de suivre les divagations de l’envie et de l’exploration, de laisser les personnages vous surprendre. Ce que j’ai toujours prêché, et fait (pensais-je), sauf qu’à mesure que mon recul sur ma production augmentait, ma vitesse de production décroissait d’autant, sans même que je comprenne pourquoi.

Tout cela, je le rationalise après une petite semaine d’expérimentation avec un appareil dont j’étais certain qu’il n’était pas fait pour moi : la Freewrite, par une compagnie minuscule appelée Astrohaus.

C’est une machine à écrire à la fois intelligente et stupide. Intelligente parce qu’elle est connectée à Internet, et peut synchroniser vos textes sur le cloud (Dropbox, Google Drive, par mail). Stupide parce que… eh bien, c’est littéralement tout ce qu’elle fait. Et c’est volontaire.

  • L’écran (encre électronique) est minuscule. Le taux de rafraîchissement est dégueulasse.
  • Déplacer le curseur dans le texte est possible (sur la dernière génération) mais c’est aussi amusant que de corriger avec des moufles.
  • Aucune app, aucun choix de police (même si l’on peut formater très basiquement avec du Markdown), trois documents actifs en même temps maximum.

En plus, c’est vachement cher.

J’avoue, j’ai cédé aux sirènes du marketing et parce que je trouvais l’engin délicieusement rétro. Mais surtout, tout l’argumentaire de vente d’Astrohaus gravite autour de miracles prétendus d’écrivain·es qui ont débloqué leur créativité, triplé leur vitesse d’écriture, retrouvé la joie de raconter, terminé des romans en un temps record, et j’en passe. Ha, ha, pensais-je. Vous êtes mignons, mais faut quand même pas déconner. Vos vitesses d’écriture, là, personne ne tape aussi vite, de toute façon. J’y crois pas. Mais bon, faut pas mourir idiot, et puis j’aime bien expérimenter avec des nouveaux outils. Avanti.

Heu… 

… eh bien, c’est le meilleur investissement que j’ai fait pour mon écriture depuis Scrivener. La Freewrite est une machine à produire du premier jet, point barre. Et une fois devant, il se passe un truc que je ne m’explique pas vraiment, à part par l’analyse après coup de la correctionnite proposée ci-dessous, mais qui ne justifie pas tout : le jugement et les doutes s’envolent, le silence se fait, il ne reste plus qu’à écrire et en plus, bon dieu ! C’est amusant en diable !

Vous vous rappelez les 3000 signes que j’atteignais seulement en vitesse de pointe actuellement ? Eh bien, j’en ai rentré 8000 en une heure un matin sans m’en apercevoir. Mes sessions de travail dépassent à présent en moyenne sans problème les 5000 de manière fiable. Je n’ai jamais fait ça, et surtout pas de façon régulière. C’est jouissif. C’est génial. C’est de la sorcellerie.

Mais pas vraiment ; ça s’explique. La Freewrite est vendue comme une machine “sans distraction”, mais on ne comprend souvent à ce descriptif que la moitié de l’équation : oui, ça ne va pas sur Internet, il n’y a pas Facebook ni Angry Birds, mais le problème de la distraction n’est pas seulement externe. Il est aussi, et c’est beaucoup plus difficile à reconnaître, interne. Le fait de ne pas pouvoir corriger facilement, de ne pas pouvoir naviguer dans son texte, de n’en voir qu’une toute petite partie est une bénédiction. Impossible de malaxer la matière (ce qu’on devrait plutôt réserver à l’étape de relecture et correction dans l’absolu). Au bout d’un moment, même un esprit perfectionniste et obtus comme le mien comprend qu’il n’y a rien à faire, on ne pourra pas revenir en arrière. Faut arrêter de lutter. Alors on écrit. Et on relève le nez, et on a rentré 15 000 signes sans même s’en rendre compte, et sans fatigue, en plus.

Sorcellerie, je vous dis.

Alors évidemment, il faut avoir préparé un minimum sa scène avant d’écrire pour savoir où aller. Bien sûr, le texte produit est bourré de fautes et de répétitions, de phrases qui ne tiennent pas debout, mais le temps supplémentaire à passer en correction est très, très amplement compensé par la vitesse et le plaisir. (Les textes ainsi produits sont intégrés par la suite à mon projet Scrivener sous Mac.) Surtout, si le premier jet est le lieu de l’expérimentation et que l’on prend une heure pour fignoler 2500 signes, l’expérimentation devient coûteuse. Cela ne fait qu’alimenter le doute et la crainte de se tromper, et détruit toute la joie de découvrir son histoire et de laisser vivre ses personnages comme ils veulent. Un travail de détail qui peut en plus s’avérer inutile par la suite, car le cap adopté sera peut-être invalidé par une scène ultérieure, et il faudra tout réécrire.

Alors que quand on en crache plus du double du volume dans le même temps, l’expérimentation ne coûte pas cher du tout. Il sera toujours possible de revenir en arrière, d’écrire joli, quand on aura le recul sur l’histoire qui assurera que ce travail est bien pertinent. Honnêtement, c’est quand même une manière de travailler beaucoup plus intelligente.

Alors maintenant, est-ce qu’on peut émuler les bons aspects de la Freewrite avec d’autres outils ? Absolument, il y a notamment le célèbre Write or Die qui efface votre texte si vous restez trop longtemps sans écrire. Vous pouvez ôter les touches flèches d’un clavier d’ordinateur réservé à l’écriture et planquer votre souris. Vous pouvez, comme je l’ai lu, mettre votre texte en blanc sur blanc (impossible de vous relire, donc de vous questionner).

Mais je préfère avoir l’outil prévu pour. Il y a bien sûr un plaisir dans le fait d’avoir une machine dédiée, mais aussi la création d’un petit rituel bienvenu : Internet et l’informatique ont été consciemment mis de côté, je fais le vide, j’accueille le Mystère. Vous pouvez considérer que c’est un truc de hipster (voire de hippie) et vous avez peut-être bien raison. Mais écrire est mon métier, et je prends sans discuter tout ce qui peut me permettre de travailler plus vite et de façon plus heureuse. Pour ma part, le choix est fait : je suis devenu angoissé à l’idée de revenir écrire un premier jet de fiction sur un ordinateur. La Freewrite porte parfaitement son nom : écrire librement. Tout ça dans un emballage psychique et matériel difficile à expliquer, mais qui fonctionne de manière ahurissante alors que j’aurais juré mes grands dieux, non, cela n’est absolument pas fait pour moi.

J’ai d’ores et déjà commandé le modèle de voyage et j’ai hâte de le trimballer partout avec moi.

➡️ Le site officiel des machines Freewrite

2022-04-20T09:17:30+02:00lundi 11 avril 2022|Best Of, Lifehacking, Technique d'écriture|2 Commentaires

Procrastination podcast s04e06 – Le syndrome de l’imposteur

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Deux semaines ont passé, et le nouvel épisode de Procrastination, notre podcast sur l’écriture en quinze minutes, est disponible ! Au programme : “s04e06 – Le syndrome de l’imposteur“.

L’impression de ne pas être à sa place, que ce que l’on fait ne vaut rien ou pire, que chaque réalisation est un coup de chance qui n’a pas été mérité : voilà le syndrome de l’imposteur, un ennemi public à combattre car il empêche les créateurs et créatrices d’avancer, et d’offrir leurs voix au monde.
Mélanie, Estelle et Lionel sont d’accord : ce syndrome est extrêmement fréquent et tous l’affrontent sous une forme ou une autre. Mélanie rappelle qu’il est normal ; que la question n’est pas tant de l’avoir ou pas, mais qu’il ne paralyse pas. Lionel rappelle que l’impression n’est absolument pas limitée à la création artistique, et que publier ne la résout pas forcément. Estelle met l’accent sur la double temporalité étrange de la vie d’auteur et d’autrice : les retours des lecteurs arrivent sur des livres publiés, qui appartiennent déjà au passé de la création, tandis que le présent est fait, par définition, du projet prochain qui n’a pas encore trouvé sa forme définitive.

Références citées
– Sarah Bernhardt

Procrastination est hébergé par Elbakin.net et disponible à travers tous les grands fournisseurs et agrégateurs de podcasts :

Bonne écoute !

2020-10-19T11:35:22+02:00mardi 7 janvier 2020|Procrastination podcast|4 Commentaires

Il est interdit de douter de soi

Allez, ça nous arrive tous plus ou moins. Dans sa litanie contre la peur, même Elizabeth George l’admet ; elle transforme l’angoisse en foi. Elle fera ce qu’elle été appelée à faire : mettre des mots sur la page.

Quand j’étais à la convention mondiale de SF de Helsinki l’année dernière, j’ai entendu une image qui semble assez courante dans le milieu littéraire anglophone. Un auteur suit un théorème parmi deux :

  • Théorème A : Tout ce que je fais est génial, car c’est moi qui le fais.
  • Théorème B : Tout ce que je fais est merdique, car c’est moi qui le fais.

Devinez celui auquel j’appartiens.

Je sais que je ne suis pas le seul (sinon je n’aurais pas dans mon catalogue de conférences une sur la procrastination et la motivation des auteurs, dont le diaporama est disponible, heureux hasard, ici, hint, hint). En fait, je crois que beaucoup de créateurs sont des ceintures noires de l’auto-enfonçage. En mode : « Oh, là, là, ce que je fais est vraiment trop mauvais, personne n’aimera ça, je ne pige rien à ce que je fais, au secours, y a-t-il un pilote dans l’avion ? »

Ce n’est pas de l’affectation ; on pourrait même dire que cela part de l’intention la plus pure du monde. Je vais créer quelque chose et le proposer à des gens – qui suis-je, quel genre de fou de mégalomane, pour imaginer que ça puisse leur plaire ? Quelle audace. Quelle outrecuidance. Surtout que, MAMAN, AU SECOURS, je n’ai foutrement aucune idée de là où je vais. (Cependant, si vous êtes Théorème A, ça devient : « Maman ! Regarde, c’est moi qui pisse le plus loin. » Ou quelque chose du genre.)

J’ai deux trucs à dire à ça, dont une prise de conscience plus ou moins récente, ou en tout cas seulement récemment assumée.

D’abord :

La création, c’est bordélique.

On en parle régulièrement ici, dans Procrastination, mais l’essence de la création, c’est défricher ce qui n’existe pas. C’est tracer un chemin nouveau dans la grande jungle du rien. Donc, oui, c’est flippant, et oui, nécessairement, c’est empreint d’erreurs. Ça pique, parfois on jette du matériel, parfois on se tape la tête contre les murs en se demandant où aller – mais c’est normal. John Gardner, dans The Art of Fiction (chroniqué ici), parle de « rumination » (et pas de rémunération, dommage) dans la construction d’intrigue. OK, on voudrait minimiser la partie erreur de la technique « essai-erreur », mais l’angoisse est compréhensible, l’effort souvent palpable, et la règle.

Ne prenez pas cela comme la marque que vous ne savez pas ce que vous faites, car…

Vous n’avez pas le droit de douter de vous.

Douter de soi est la chose la plus contre-productive qui soit. Sans devenir Théorème A – je suis génial, parfait, tout ce que je fais est le bonheur donné à un public en émoi – il y a une différence entre questionner son travail et se questionner soi-même. Qui êtes-vous ? Vous-même. (Merci, captain Obvious !) Non mais sans déconner : vous n’êtes ni plus, ni moins, que vous-même, et si vous écrivez, faites-le, ou ne le faites pas, mais il n’y a pas d’essai, comme disait Yoda lors de son exil à Saint-Hélène.

Il est tout à fait autorisé – et pertinent, et recommandé – d’interroger son travail. (C’est ce qui ne fait pas de vous un Théorème A.) Ai-je bien servi cette histoire ? Ai-je bien campé ce personnage ? Ce passage est-il efficace ? Pourrais-je corriger, réécrire plus fidèlement à mes intentions ? Tout cela sont des questions d’artisanat, d’efficacité quant au projet et même de satisfaction quant à l’idéal qu’on se fixe. Parfaitement légitime, et même indiqué pour réaliser un bouquin qui tabasse. (Enfin, autant qu’on l’espère.)

Mais il est facile, trop facile, de déborder vers des interrogations portant sur la pertinence de la personne (vous, si vous suivez) au lieu de son travail. Sur sa légitimité. Comme si l’on se distribuait à soi-même des attaques ad hominem1, au lieu de parler de la réalisation. Êtes-vous autorisé.e à écrire ? Êtes-vous « fait.e » pour ça ? Who the fuck knows? Et qui le pinnipède peut le dire ? Personne (on en a parlé dans le dernier épisode de la saison 2 de Procrastination, Talent Vs. Travail). Les questions de cet ordre servent une fin bien précise :

Tavu, moi aussi je mets des GIF animés dans mes articles en mode Buzzfeed.

Ou, plus exactement, elles vous sapent le moral, la confiance, ce qui est l’anti-sexe absolu pour la créativité, et surtout, elles n’ont pas de réponse.

Répétez après moi :

Mes questionnements sur mes capacités inhérentes ne connaîtront jamais de réponse, alors je les bannis. 

Autant reporter cette énergie sur le fait de faire, puis de questionner ce qui a été fait. Cela ajoute le bénéfice de réfléchir à la pertinence de ce qui a été fait, de manière assez détachée et dépassionnée, de manière à le faire, si nécessaire, mieux. Non pas parce qu’on doute de soi, non pas parce qu’on pense qu’on est un gros naze, mais que, comme tout le monde, on a parfois besoin d’itérer pour parvenir à quelque chose de convenable, et que, bloody hell, c’est le putain de processus, tu vois.

Dorénavant, douter de vos capacités inhérentes est interdit. Il n’y a que a) le sens que vous désirez mettre à votre création, qu’elle soit publiée ou pas, et b) la meilleure manière de la faire. 

Tout le reste est l’affaire de la postérité, et par définition, on sera morts, donc c’est quand même vachement pas très intéressant.

  1. Les attaques Ad Eminem, en revanche, sont autorisées si les voix nasillardes vous portent sur le System of a Down.
2019-06-01T14:37:25+02:00mercredi 12 septembre 2018|Best Of, Technique d'écriture|10 Commentaires

Question : garder la motivation (pourquoi écrire ?)

Photo Sebastián León Prado

Je me permets de t’écrire après avoir lu ton article “Vivre les corrections“. Hyper intéressant. Je l’avais vu passer, et je suis retournée le chercher car je suis en plein dedans, dans les corrections.

Dans ton article, tu dis que finalement, tu livres une pierre brute que tu vas tailler avec l’aide de ton éditeur.
Je suis dans le cas, là, où je suis…fatiguée…de travailler sur un texte, que j’ai presque terminé. Au final, il ne me reste plus grand chose à faire en regard de TOUT CE QUE J’AI DEJA abattu comme travail. Mais ça me semble vraiment vraiment ardu.

Alors, ma question est, que conseillerais-tu, quand on n’a pas encore d’éditeur pour un roman, comme taille de pierre? Parce que je sais que mon texte est encore faible à certains endroits (notamment des scènes d’action que je sais que je vais devoir ciseler). Mais, seule? Ne risque-je pas de décevoir l’éditeur à qui j’envoie mon texte si mon texte n’est pas parfait (à mes yeux) ou en tous cas se rapproche du mieux que je peux faire? Là, la motivation me quitte peu à peu alors que ma propre deadline approche, que j’ai des critiques de bêta-lecteurs hyper précieuses en poche, et que je n’ai aucune promesse d’édition en vue.

Dans ce cadre-là, si tu avais un avis, un conseil à me donner en tous cas pour que ma motivation revienne, je suis toute ouïe. Parce que je me fatigue toute seule, et ça fait deux semaines, et je m’attriste de plus en plus au lieu de me réjouis des lignes que j’ai corrigées un peu plus chaque jour. J’ai l’impression qu’il me reste 5% de travail à faire seule, avant de pouvoir chercher un éditeur, mais que ce sont les 5 plus difficiles, car je regarde mon roman, et je me demande si après tout ces efforts, cette masse de mots en vaut la peine…

D’habitude, je recentre les messages reçus autour du nœud de la question, mais là le contexte me semblait particulièrement intéressant et je crois qu’on peut être beaucoup à se retrouver, dans une forme ou une autre, dans ces difficultés et questionnements.

J’ai l’impression de lire deux volets dans la question : un aspect technique (comment faire, techniquement, pour tenir bon) mais surtout un appel à l’aide (je suis fatiguée). Il est terriblement difficile de répondre intelligemment à cela car j’ai l’impression qu’à ce stade, la fatigue ne s’ancre pas nécessairement dans une question de technique. Je pourrais répondre de toujours envoyer la meilleure version d’un texte possible à un éditeur pour qu’il ou elle puisse ensuite amener le manuscrit plus loin ; qu’il est intéressant qu’il te donne les clés pour aller au-delà de ce que tu peux faire de mieux, et qu’il n’est pas très intéressant qu’il te reprenne sur des faiblesses que tu connais déjà (on en a parlé dans l’épisode de Procrastination sur les corrections). Je le pense, mais je ne crois pas que ça aiderait beaucoup, à ce stade. Je pourrais aussi te dire que ces doutes, ces questionnements sur la pertinence de ce qu’on fait (“pourquoi je lutte, voire souffre tellement pour atteindre l’objectif que je me suis fixé – qui ça intéresse, en fait ?”) ne s’envolent pas nécessairement avec la présence d’un éditeur derrière ou, plus précisément, je dirais que se “rattacher” à cette présence et cette assurance d’une publication est dangereux car c’est, à mon sens, éviter une question fondamentale, qui sous-tend toutes ces difficultés. Si tu as un éditeur, tu t’attaches aux ventes. Si tu as des ventes, tu t’attaches aux critiques négatives. C’est sans fin.

Et cette question, c’est : pourquoi écrit-on ? Pourquoi écris-tu ? Pourquoi fais-tu cela ? 

C’est pour cela qu’il est impossible de donner une réponse pertinente à ta question, mais je peux te parler… de la question en elle-même. Derrière le doute et la difficulté, derrière les coups de mou, il y a pour moi un ancrage fondamental dans l’interrogation de l’écriture. C’est vrai, après tout : pourquoi lutte-t-on ? Je ne peux pas répondre à cette question à ta place, mais je crois deux choses : d’une, il n’y a pas de mauvaise réponse (aussi égocentrique ou superficielle soit-elle) – la mauvaise réponse, c’est celle dont on n’a pas conscience et qui nous manipule à notre insu. De deux, cette réponse a le droit de changer en cours de route, de mûrissement, d’évolution. Beaucoup d’auteurs, par exemple, éprouvent dans leurs premiers stages d’évolution le besoin de se prouver quelque chose et/ou d’exprimer quelque chose de viscéral au monde ; une fois ceci fait, atteint, ils sont “vides” et ne passent pas à un stade différent qui leur permettrait de continuer à écrire. Ce n’est ni bien, ni mal, c’est leur trajet.

Je crois que la meilleure réponse à tous ces doutes et difficultés, la meilleure motivation, s’enracine dans l’être même. Il y a des années, j’ai eu un passage très difficile avec un éditeur qui a eu des mots incorrects envers moi, lesquels ont sévèrement attaqué le peu de confiance du jeune auteur que j’étais (et jeune auteur que j’étais, je n’ai rien osé dire). J’ai sérieusement, pendant trois jours, contemplé le fait de laisser tomber l’écriture et de repartir dans la science (j’ai même posté des lettres de candidature à des postes – je n’y croyais pas réellement, mais le seul geste a été cathartique). Au final, cette épreuve a été salvatrice, car elle m’a fait comprendre pourquoi j’écrivais vraiment, et en quoi je devais lâcher-prise à certaines ambitions – notamment que je ne rencontrerais que tristesse et illusions en me suspendant à l’approbation d’autrui, et surtout que la confiance ne pouvait, ne devait jamais venir de là. (Hé, j’étais jeune.) Ma réponse, qui n’engage que moi, c’est que l’écriture est un processus qui doit se suffire à lui-même. La publication n’est pas une fin, la lecture et la critique enthousiaste sont de merveilleux cadeaux que l’existence vous fait, qu’il convient d’accepter avec gratitude, mais l’essence de la pratique, le seul domaine qui a de l’importance, est le voyage que l’on fait, et sur lequel on lutte parfois, oui, pour mettre les mots sur la page au mieux de sa compétence et de sa sincérité. (Après avoir fait ce cheminement, j’ai dit à cet éditeur à l’époque : “Je n’ai pas besoin de voir mon nom sur une couverture pour me sentir exister.”) C’est la seule chose qu’on puisse contrôler, de toute manière (et d’ailleurs, quand on voit le poids de l’inconscient, on se demande parfois si on contrôle en réalité quoi que ce soit).

Ces difficultés sont le reflet d’une exigence, d’un idéal esthétique parfois terriblement dur à atteindre (parce que l’on sait parfois visualiser l’objectif, mais que l’on doit beaucoup apprendre pour y arriver), mais qui sont au final une force de vie fondamentale chez le créateur ou la créatrice – car y parvenir sonne juste, sert du mieux possible le projet que l’on s’est fixé. Et je crois que c’est l’élan capital ; et que la joie qui en découle, après avoir parfois souffert mille morts (le premier chapitre de Le Verrou du Fleuve a connu sept ou huit versions, je commence déjà à oublier, alors je compatis) est la véritable récompense du travail et la seule qui puisse avoir du sens : “moi, je suis content, j’ai fait de mon mieux, je n’ai rien retenu ; j’ai plongé là où je n’étais jamais allé, ce sentier était peut-être familier pour vous, mais pour moi il était ardu ; je vous offre ce que j’ai pu faire de meilleur, et dès lors, avec ceux et celles à qui je suis destiné.e à parler, nous nous reconnaîtrons. Aux autres, je ne peux simplement dire que je suis navré de ne pas avoir convaincu ; quel autre choix ai-je, dès lors, que de passer mon chemin ?” (Oui, je sais, je me la joue un peu Nietzsche, là – c’est bon, LAISSEZ-MOI RÊVER.) Plus sérieusement : un écrivain d’une immense expérience m’a confié que cette exigence était simplement le reflet de l’affinement de la compétence et de l’aiguisement du regard. En d’autres termes, on peut la voir, ainsi que les difficultés afférentes, comme un signe positif du mûrissement d’un auteur. En tout cas, je choisis de le voir comme ça. (J’ai dit LAISSEZ-MOI RÊVER.)

De manière plus prosaïque, tu as aussi le droit de te reposer un peu et de réviser les délais que tu te fixes. L’écriture est difficile et on n’accomplit rien sans se frotter à ces difficultés, mais il faut savoir ménager un équilibre – là aussi éminemment personnel – entre la difficulté et le blocage. Une des leçons les plus précieuses, dans l’évolution de ma propre réponse à l’écriture, a été l’intégration de la composante de plaisir. De la même façon qu’il ne faut pas fuir la difficulté (ce pour quoi je suis très doué, parfois un peu trop) il ne fait pas oublier le principe de plaisir (que je trouve dans ce moment où je saisis enfin, au mieux de ma compétence à un instant donné, l’adéquation entre la forme idéale dans ma tête et sa concrétisation en mots). On en a parlé dans le dernier épisode de Procrastination sur les blocages, aussi.

Rappelle-toi enfin que ce que tu as à donner – quoi que ce soit – nul ne peut le dire à part toi. Les mots que tu n’écris pas, nul ne les écrira si tu ne le fais pas. Et oui, ça en vaut la peine, dès lors que tu puises dans ce que tu es, avec vérité et sincérité, car tu es unique dans ce que tu es, et donc ce que tu dis, et comment tu le dis.

J’ai beaucoup parlé de moi dans cet article et non de toi, je suis désolé pour ça, mais comme la réponse est éminemment personnelle, je ne voyais pas très bien quoi faire à part partager ce que je pense, dans l’espoir qu’une histoire – la mienne – soit plus éclairante qu’un discours théorique. C’est bien ce que fait la fiction, après tout.

2019-06-04T20:23:14+02:00lundi 23 avril 2018|Best Of, Technique d'écriture|6 Commentaires

Question : vaincre le doute… et ceux qui nous précèdent

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L’écriture d’un roman est toujours une période particulière, une parenthèse faite autant d’exaltation que d’abattement à vaincre, et je commence à me rendre compte que mes promesses pour le blog mettent toujours du temps à se concrétiser. J’en suis navré, d’autant plus qu’il y en a une qui me tient à coeur, celle de répondre aux questions sur le métier. En voici donc une qui m’est arrivée depuis à peu près deux ou trois éternités, avec mes plates excuses pour ma lenteur, et mon fervent désir d’être plus à jour.

J’ai bien trouvé deux trois choses pour m’orienter dans l’écriture d’un roman. Mais je crois que le plus gros travail reste d’ordre psychologique et prendre suffisamment de confiance en soi pour ne pas jeter l’éponge quand une voix me sussurre : “Laisse tomber, d’autres ont déjà écrit ça mieux que tu ne le feras jamais.” J’envie tous ceux qui n’entendent jamais cette voix et qui peuvent écrire avec leurs tripes sans se soucier de savoir que tout a déjà été écrit. Y a-t-il une méthode pour franchir cette barrière ? Pour enfin faire s’écrouler ce Mur des lamentations ? A force d’y mettre des coups de têtes, peut-être…

Voilà bien une excellente question sur la confiance en soi pour écrire, ainsi qu’un résumé à mon sens très juste de l’essence de ce métier : un mélange d’humilité – pour savoir retravailler, s’améliorer tant qu’on peut, ce qui signifie, au fond, que rien n’est jamais terminé – et d’égocentrisme, car écrire avec une visée professionnelle revient à dire : “j’ai des choses à raconter, et cela va suffisamment intéresser quelqu’un pour qu’il l’achète ».

Eh bien, pas de problème. C’est tout le paradoxe de la chose. Dès qu’on en prend conscience, cela va même mieux, je dirais. Je ne crois pas qu’il y ait de méthode miracle pour vaincre cette ambivalence. Je pense même que le doute, à petites doses, est un aiguillon salutaire pour chercher la qualité et pour ne pas croire que tout ce que l’on fait est génial – un syndrome hélas assez fréquent chez certains jeunes auteurs, ce qui rend impossible tout apprentissage ou tout retravail… Mais, à trop hautes doses, il est paralysant, nous sommes bien d’accord.

Je crains hélas que la réponse – en tout cas celle que j’aie trouvée, pour ma part – soit contenue dans ta question. Prendre confiance en soi, et cela vient avec le travail, l’expérience, la conscience évanescente que l’on parvient de mieux en mieux à atteindre ce que l’on souhaite faire.

Mais au-delà de ça, il y a une réalité réconfortante : seul toi peux écrire ce que tu as à écrire, si tu prends le temps de chercher au fond de toi ta vérité et ce que tu veux vraiment dire. Non, d’autres n’ont pas déjà raconté mieux que toi ton histoire. D’autres ont peut-être déjà traité ce thème, oui – c’est même plus que probable – mais ce que tu peux en faire, ce que tu peux raconter dessus, vient de ta personnalité, de ton vécu, de l’être que tu es, de ton regard sur les choses. Et tout cela est unique, au même titre que tu es une personne unique. Les thèmes sont immensément nombreux mais, à terme, ils représentent l’expérience humaine, le socle de ce que nous sommes, et tu es presque assurément condamné à retomber sur quelque chose de commun. Mais c’est normal. Ce que tu as à dire dessus, par contre, n’appartient qu’à toi. Il faut par contre prendre le temps de le chercher… Et savoir le rendre accessible, le faire partager. C’est là le parcours à apprendre.

En d’autres termes, si l’on s’était arrêté de parler d’amour parce qu’après Tristan et Yseult, tout avait été dit, Shakespeare n’aurait jamais écrit Romeo et Juliette. Toute création se construit sur les épaules des géants qui viennent avant nous. C’est le processus. Nous sommes des créateurs, mais aussi des continuateurs, des explorateurs à avancer en terrain nouveau, le nôte, en permanence.

Un des intérêts de l’imaginaire, c’est qu’on se trouve à défricher de nouveaux thèmes des décennies, voire des siècles, avant qu’ils ne fassent partie de l’expérience humaine. Mais c’est une autre histoire…

2014-08-05T15:18:28+02:00jeudi 7 mars 2013|Best Of, Technique d'écriture|12 Commentaires

Tu seras une case, mon fils

FLASH INFO SPÉCIAL BREAKING NEWS ULTIMATE : Petit rappel pour dire que je serai en dédicace ce dimanche à Elven au Salon du Roman Populaire, avec Thomas Geha et David S. Khara. Venez nombreux me coller un bourre-pif pour l’article d’hier, youkaïdi youkaïda.

Diane laissait ce commentaire à propos de l’article d’hier :

Est-ce que tu pourrais développer un peu plus le dernier paragraphe s’il te plaît ? Notamment les propos sur les conventions, les catégorisations, la maîtrise du lien causal et de la cohérence.

Wow.

Bon, impossible de répondre correctement à ça sans y consacrer en article entier. Je vais m’efforcer de faire au mieux sans – caveat – m’emmêler les pinceaux dans la fatigue du vendredi, et en prenant soin de préciser que je ne suis ni sociologue ni psychologue, mais c’est mon avis et je le partage avec moi-même.

La narration chez les petits

J’ai eu des discussions passionnantes avec des instit’ qui proposaient à leurs élèves de travailler l’imagination par l’invention d’histoires. Il ressort que les enfants n’ont que rarement le souci de la mesure ou de la plausibilité : par exemple, dans une situation désespérée, tout se résoud d’un coup de baguette magique par l’arrivée de la police qui débarque comme par magie (soit, techniquement, un deus ex machina). Cela ne leur pose aucun problème, comme de faire des sauts abracadabrants (la princesse devient un papillon puis un Canadair pour éteindre l’incendie de forêt). Encore une fois, écouter des enfants jouer à construire des histoires le prouve amplement.

Le lien cause à conséquence est ipso facto plus difficile à faire comprendre – je me rappelle au collège de certains rudiments de logique que mes profs ont dû rattraper chez certains élèves, la chaîne de causalité n’étant pas inuititivement saisie par tous (A implique B ne veut pas dire que B implique A). La distinction réel / virtuel est donc très claire, mais les structures logiques purement formelles sont plus difficiles à maîtriser.

Parce que c’est comme ça

Les parents opérant un véritable travail critique sur les a priori (j’ai placé quatre locutions latines, c’est bon, je me la pète officiellement) sociaux sont extrêmement rares et, pourvu qu’on y fasse attention, on le repère partout : il y a une ligne très fine entre propogation du savoir culturel et endoctrinement dû à une absence totale de remise en cause du savoir établi. Trois exemples (pas très subtils, j’avoue, mais indiscutables) au pif.

  • Les tabous culturels et notamment la religion : combien d’enfants baptisés, par exemple, sans réflexion qui sorte du référentiel de la tradition ? Combien élevés dans la stricte observance des traditions religieuses, dont une infime partie (comme ne pas mentir, ne pas piquer le pain du voisin, ne pas le tuer à coups de pelle et abandonner son cadavre dans un fossé) sert réellement la vie en communauté ?
  • L’orientation sexuelle et, plus largement, le rapport à l’autre : la cellule familiale hétérosexuelle et monopartenaire reste la norme, non pas parce qu’il a été prouvé rationnellement que c’est “mieux”, mais parce que, pour beaucoup de gens, c’est comme ça et ta gueule. De même, le rôle fondamental du couple reste la procréation pour une quantité écrasante de monde et vivre kid free n’est pas quelque chose d’aisément concevable.
  • Les rôles des genres. Feuilleter les catalogues de jouets pour Noël est une expérience qu’on peut qualifier soit d’instructive, soit de terrifiante : les petites filles ont des fers à repasser en plastique rose, les garçons des jeux de guerre (ou pire : des jeux de réflexion, parce qu’ils sont assez intelligents pour, eux). Là encore, c’est “comme ça”. On peut éventuellement concevoir qu’au Moyen-Âge, il y avait une raison sous-jacente à cette ségrégation, mais aujourd’hui ? Pour un bon coup de déprime ou de révolte, jeter un oeil au blog Vie de Meuf.

Évidemment, on est forcé, dans nos rapports à l’autre et plus particulièrement dans l’éducation, de transmettre ce qu’on est, ce qu’on pense, et c’est une richesse dès lors que c’est réfléchi et raisonné. Mais une quantité invraisemblable de présupposés foncièrement inutiles à la vie en groupe et à l’épanouissement de soi enrobent les identités et ne font que ligoter l’enfant et le jeune dans des attitudes considérée comme évidentes, alors qu’elles sont, à mon humble mais ferme avis, sclérosantes pour lui comme pour la société toute entière. Rares sont ceux qui y ont réfléchi deux secondes.

Quand les parents n’ont pas résolu tout le sédiment qu’il charrient dans les profondeurs de leur éducation, cela ne peut que se reporter sur la génération suivante ; plus grave, ces sédiments sont souvent confondus avec une forme de clairvoyance, et leur confusion vient brouiller les cartes de leur progéniture. Sérieusement, comment un enfant peut-il bien réagir quand il découvre que le père Noël n’existe pas et que ses parents lui mentent depuis des années comme un arracheur de dents (et dieu sait qu’on flippe du dentiste à cet âge-là) ? Réflexion en amont sur les conséquences : nada. C’est “ce qui se fait”, ça doit donc être bien.

Nietzsche

Mais bon, c’est quand même le vieux fou qui en parle le mieux dans Ainsi parlait Zarathoustra, “De l’enfant et du mariage”, et je vais me faire plaisir en le citant :

J’ai une question pour toi seul, mon frère. Je jette cette question comme une sonde dans ton âme, afin de connaître sa profondeur.

Tu es jeune et tu désires femme et enfant. Mais je te demande : es-tu un homme qui ait le droit de désirer un enfant ?

Es-tu le victorieux, vainqueur de lui-même, souverain des sens, maître de ses vertus ? C’est ce que je te demande.

Ou bien ton vœu est-il le cri de la bête et de l’indigence ? Ou la peur de la solitude ? Ou la discorde avec toi-même ?

Je veux que ta victoire et ta liberté aspirent à se perpétuer par l’enfant. Tu dois construire des monuments vivants à ta victoire et à ta délivrance.

Tu dois construire plus haut que toi-même. Mais il faut d’abord que tu sois construit toi-même, carré de la tête à la base. Tu ne dois pas seulement propager ta race plus loin, mais aussi plus haut. Que le jardin du mariage te serve à cela.

Tu dois créer un corps d’essence supérieure, un premier mouvement, une roue qui roule sur elle-même, – tu dois créer un créateur.

La suite (et tout le texte) ici.

Photo : Jouet Smoby Baby pécho sur Pixmania.

2010-12-03T17:23:08+01:00vendredi 3 décembre 2010|Humeurs aqueuses|13 Commentaires

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