Question : à quel point les structurels prévoient-ils ?

spanishinquisitionHop, je reprends les questions sur la technique d’écriture. (Pour mémoire, si vous avez des questions sur le métier, je m’efforce de répondre, comme je peux, avec ma sensibilité : n’hésitez pas à m’envoyer un petit mot.)

Celle-ci porte sur les écrivains structurels (ceux qui établissent leurs plans à l’avance, qui prévoient leurs scènes et l’architecture d’un récit avant de s’y lancer) :

Est-ce que quand tu bosses sur tes histoires, tu as des idées précises des scènes qu’il faut que tu fasses ? [L’auteur de la question m’explique qu’une scène non prévue à l’origine est apparue dans son manuscrit et qu’elle donne une force énorme à l’histoire – je résume pour protéger son anonymat.] En tant que structurel, t’arrives à prévoir ce genre de truc quand tu te prépares à raconter une scène, ou est-ce qu’il t’arrive de te faire surprendre pendant tes phases de relecture, par les implications de ce que tu as écrit ?

Bien sûr ! Et heureusement.

Ce n’est pas parce que l’on planifie et prépare son histoire (structurel) qu’elle est parfaitement verrouillée et sans surprise à l’écriture ; ce n’est pas parce que l’on se laisse totalement guider par l’inspiration (scriptural) qu’il est impossible d’avoir une idée de long terme sur son récit. Je vois de plus en plus l’esprit créatif comme une boîte noire capable de réaliser des liens et des connexions hors des processus conscients ; mais qui sait les servir et les présenter quand le besoin s’en fait sentir, à condition d’avoir suffisamment mûri son histoire, par un travail architectural chez les structurels, par un travail de rumination et de sédimentation semi-conscientes chez les scripturaux.

J’ai effectivement une idée précise de mes scènes-clé à l’avance. C’est l’essence de mon synopsis, les points forts qui architecturent le récit, ses grands virages. J’en cerne l’enchaînement, le bâtis d’une façon que j’espère logique et cohérente, reliant ces grands moments avec d’autres scènes plus ou moins intenses, des respirations, mais, en général, ce qui compte, c’est surtout d’avoir cerné la nature du chemin à parcourir plutôt que les événements précis. Que doit apprendre tel personnage ? Quel parcours effectue tel autre ? Les personnages portant le récit, représentant le véhicule du lecteur à travers les péripéties, je crois qu’il est plus important de les comprendre, de les intérioriser pour savoir les retranscrire, plutôt que de savoir si Bob va voler une voiture ou bien racketter dans la cour du lycée, si le trajet, c’est sa descente vers la délinquance. Les circonstances sont soufflées sur le moment par le récit ; en revanche, l’élan se réfléchit un minimum à l’avance. (Ne serait-ce qu’en y pensant trois minutes sous la douche.)

Donc, dans ce contexte, bien sûr, des scènes spontanées apparaissent. Je pense qu’il est capital de se laisser aller à ses envies dans ces phases-là, de ne rien s’interdire au premier jet, parce que justement, l’esprit va servir ces mystérieuses associations, le germe de situations futures, qui ne prendront leur sens qu’après coup. Il y a les coups de théâtre prévus, les implications construites à l’avance, et vient s’ajouter par-dessus toute une couche de sens différente, soufflée au fil de la plume, par la dynamique du récit en train de naître. C’est ce que j’appelle en atelier la volonté de l’histoire par rapport à la volonté de l’auteur. On part en pensant raconter une histoire donnée, avec le travail préparatoire adéquat en fonction de sa méthode de travail (volonté de l’auteur) et, au moins dans le cas d’un roman, une autre histoire vient toujours se greffer par-dessus, plus vaste, incontrôlable, qui découle de l’élan qu’acquiert la situation initiale (volonté de l’histoire, à rapprocher de l’energeia d’Aristote). Le plus étonnant, c’est que c’est généralement cette dimension-là qui va parler prioritairement à l’inconscient du lecteur. Comme si, au-delà des mots signifiants sur la page, s’effectuait une communication dont nul n’est vraiment maître, et qui nous dépasse tous. C’est assez fascinant (et il y a de quoi se convertir au new age).

Donc, quand cela arrive, j’aurais tendance à recommander fermement de laisser faire. Pas au prix de s’égarer complètement, bien sûr, mais, si des détails apparaissent, si des scènes surgissent, il faut prendre ce que l’instant nous murmure. Ne serait-ce, aussi, que le rythme à l’écriture, quand l’on descend dans la réalité des scènes, aux côtés des personnages, diffère forcément de la construction, où l’on a une certaine hauteur. Comme disait von Moltke (et non Clausewitz), “aucun plan de bataille ne survit au contact de l’ennemi” – aucun plan de livre ne survit à sa rédaction, et c’est tant mieux. L’écriture est un voyage ; aussi préparé que l’on soit, vient un moment où il faut mettre un pas devant l’autre, faire effectivement ce trajet, et ce processus apportera les enseignements dont l’on a besoin au fil du parcours (parfois au prix de plusieurs jours d’errance – d’où l’importance de ne jamais abandonner). C’est aussi cette énergie acquise qui explique, je crois, pourquoi il est si difficile de reprendre des mois plus tard une histoire que l’on a laissée en plan. Il faut écrire ! Pas forcément beaucoup, mais avec régularité.

(À titre personnel, si cela intéresse du monde, l’exemple le plus frappant de ce processus a été pour moi le flashback où le généralissime Vasteth rencontre Mordranth dans La Volonté du DragonCette scène n’était absolument pas prévue à la base, et je pense pourtant qu’elle est forte et surtout capitale pour l’unité du livre. Elle m’est apparue d’elle-même au fil de l’écriture au moment où elle devait s’insérer dans le récit. Et je dois avouer que cela fait partie des grands mystères, mais aussi des grandes joies, de ce métier quand cela se produit.)