Il est interdit de douter de soi

Allez, ça nous arrive tous plus ou moins. Dans sa litanie contre la peur, même Elizabeth George l’admet ; elle transforme l’angoisse en foi. Elle fera ce qu’elle été appelée à faire : mettre des mots sur la page.

Quand j’étais à la convention mondiale de SF de Helsinki l’année dernière, j’ai entendu une image qui semble assez courante dans le milieu littéraire anglophone. Un auteur suit un théorème parmi deux :

  • Théorème A : Tout ce que je fais est génial, car c’est moi qui le fais.
  • Théorème B : Tout ce que je fais est merdique, car c’est moi qui le fais.

Devinez celui auquel j’appartiens.

Je sais que je ne suis pas le seul (sinon je n’aurais pas dans mon catalogue de conférences une sur la procrastination et la motivation des auteurs, dont le diaporama est disponible, heureux hasard, ici, hint, hint). En fait, je crois que beaucoup de créateurs sont des ceintures noires de l’auto-enfonçage. En mode : « Oh, là, là, ce que je fais est vraiment trop mauvais, personne n’aimera ça, je ne pige rien à ce que je fais, au secours, y a-t-il un pilote dans l’avion ? »

Ce n’est pas de l’affectation ; on pourrait même dire que cela part de l’intention la plus pure du monde. Je vais créer quelque chose et le proposer à des gens – qui suis-je, quel genre de fou de mégalomane, pour imaginer que ça puisse leur plaire ? Quelle audace. Quelle outrecuidance. Surtout que, MAMAN, AU SECOURS, je n’ai foutrement aucune idée de là où je vais. (Cependant, si vous êtes Théorème A, ça devient : « Maman ! Regarde, c’est moi qui pisse le plus loin. » Ou quelque chose du genre.)

J’ai deux trucs à dire à ça, dont une prise de conscience plus ou moins récente, ou en tout cas seulement récemment assumée.

D’abord :

La création, c’est bordélique.

On en parle régulièrement ici, dans Procrastination, mais l’essence de la création, c’est défricher ce qui n’existe pas. C’est tracer un chemin nouveau dans la grande jungle du rien. Donc, oui, c’est flippant, et oui, nécessairement, c’est empreint d’erreurs. Ça pique, parfois on jette du matériel, parfois on se tape la tête contre les murs en se demandant où aller – mais c’est normal. John Gardner, dans The Art of Fiction (chroniqué ici), parle de « rumination » (et pas de rémunération, dommage) dans la construction d’intrigue. OK, on voudrait minimiser la partie erreur de la technique « essai-erreur », mais l’angoisse est compréhensible, l’effort souvent palpable, et la règle.

Ne prenez pas cela comme la marque que vous ne savez pas ce que vous faites, car…

Vous n’avez pas le droit de douter de vous.

Douter de soi est la chose la plus contre-productive qui soit. Sans devenir Théorème A – je suis génial, parfait, tout ce que je fais est le bonheur donné à un public en émoi – il y a une différence entre questionner son travail et se questionner soi-même. Qui êtes-vous ? Vous-même. (Merci, captain Obvious !) Non mais sans déconner : vous n’êtes ni plus, ni moins, que vous-même, et si vous écrivez, faites-le, ou ne le faites pas, mais il n’y a pas d’essai, comme disait Yoda lors de son exil à Saint-Hélène.

Il est tout à fait autorisé – et pertinent, et recommandé – d’interroger son travail. (C’est ce qui ne fait pas de vous un Théorème A.) Ai-je bien servi cette histoire ? Ai-je bien campé ce personnage ? Ce passage est-il efficace ? Pourrais-je corriger, réécrire plus fidèlement à mes intentions ? Tout cela sont des questions d’artisanat, d’efficacité quant au projet et même de satisfaction quant à l’idéal qu’on se fixe. Parfaitement légitime, et même indiqué pour réaliser un bouquin qui tabasse. (Enfin, autant qu’on l’espère.)

Mais il est facile, trop facile, de déborder vers des interrogations portant sur la pertinence de la personne (vous, si vous suivez) au lieu de son travail. Sur sa légitimité. Comme si l’on se distribuait à soi-même des attaques ad hominem1, au lieu de parler de la réalisation. Êtes-vous autorisé.e à écrire ? Êtes-vous « fait.e » pour ça ? Who the fuck knows? Et qui le pinnipède peut le dire ? Personne (on en a parlé dans le dernier épisode de la saison 2 de Procrastination, Talent Vs. Travail). Les questions de cet ordre servent une fin bien précise :

Tavu, moi aussi je mets des GIF animés dans mes articles en mode Buzzfeed.

Ou, plus exactement, elles vous sapent le moral, la confiance, ce qui est l’anti-sexe absolu pour la créativité, et surtout, elles n’ont pas de réponse.

Répétez après moi :

Mes questionnements sur mes capacités inhérentes ne connaîtront jamais de réponse, alors je les bannis. 

Autant reporter cette énergie sur le fait de faire, puis de questionner ce qui a été fait. Cela ajoute le bénéfice de réfléchir à la pertinence de ce qui a été fait, de manière assez détachée et dépassionnée, de manière à le faire, si nécessaire, mieux. Non pas parce qu’on doute de soi, non pas parce qu’on pense qu’on est un gros naze, mais que, comme tout le monde, on a parfois besoin d’itérer pour parvenir à quelque chose de convenable, et que, bloody hell, c’est le putain de processus, tu vois.

Dorénavant, douter de vos capacités inhérentes est interdit. Il n’y a que a) le sens que vous désirez mettre à votre création, qu’elle soit publiée ou pas, et b) la meilleure manière de la faire. 

Tout le reste est l’affaire de la postérité, et par définition, on sera morts, donc c’est quand même vachement pas très intéressant.

  1. Les attaques Ad Eminem, en revanche, sont autorisées si les voix nasillardes vous portent sur le System of a Down.
2019-06-01T14:37:25+02:00mercredi 12 septembre 2018|Best Of, Technique d'écriture|10 Commentaires

Salut à toi, le président du monde

Dans un discours à l’université de Wesleyan, Barack Obama eut la petite phrase suivante:

“Our individual salvation depends on collective salvation”
(Le salut individuel dépend du salut collectif.)

Phrase qui fut aussitôt vilipendée par la presse et la blogosphère américaine. Car beaucoup y lisent une critique de l’American way of life, enjoignant les étudiants de ne pas se limiter à l’achat de la grosse voiture, de la grande maison et du joli costard qui forme le modèle de réussite de la classe moyenne. Car ce way of life, considéré par beaucoup comme un acquis de haute lutte – par une conquête de l’homme sur l’adversité des éléments et de la vieille Europe – est un principe fondateur de l’inconscient collectif américain.

Mais ce n’est pas son discours. Obama veut inciter son auditoire à prendre la mesure d’enjeux qui les dépassent; à servir leur pays du mieux qu’ils le peuvent – à agir en citoyens responsables. Et, dans le pays dont il risque d’hériter, enlisé en Irak, détesté par une bonne partie du monde, grignoté par un fondamentalisme arriéré, ce discours n’est nullement anodin.

La phrase n’est guère surprenante pour nous, Européens, plus encore Français, qui avons une riche histoire de solidarité et d’avancées sociales. D’ailleurs, en ces temps de mutations où notre pays refait certaines des plus graves erreurs américaines, il est probablement encourageant de la voir dans la bouche d’un présidentiable. Mais, une fois sorti de la légitimité que lui donne son contexte, le discours d’Obama tient-il encore?

Pas entièrement, je crois. Ce ne sera guère original – bien que fort vrai – d’affirmer que l’individu se nourrit de la collectivité autant que l’inverse. Mais nos systèmes politiques, nos modes de vie, nos inconscients gravitent à mon sens autour d’une mauvaise dualité: à savoir la collectivité oeuvrant pour soi, face à l’intérêt de soi, oubliant l’oeuvre de soi.

Il est évident que nous ne pouvons survivre que si le groupe prospère. Mais, simultanément, nous traversons une phase grave de désenchantement, qui conduit à un repli individualiste. Il y a dans l’inconscient collectif actuel un sentiment écrasant d’impuissance rageuse, doublé d’une peur (artificielle ou non), qui se traduit par un égoïsme ordinaire, qu’il s’agisse de se garer sur les places pour handicapés ou de piquer des post-it au boulot, motivé par un obscur sentiment de rétribution. Car si nous n’avons pas d’influence sur le monde, qu’importe notre mesquinerie?

La vérité, c’est que nous ne sommes pas des gouttes d’eau sans influence… Et que le groupe est aussi la somme de ses parties. Sans groupe, point de salut individuel. Mais l’être n’est pas impuissant, sur sa vie, sur le monde, sur les structures qui l’encadrent – c’est un mensonge. Si le salut collectif assure le salut individuel, le salut collectif repose avant tout sur l’action de l’individu… Même loin des caméras ou des yeux divins, comme l’espérait Kant.

C’est idéaliste. J’assume. Je suis un misanthrope optimiste, perpétuellement déçu par mes contemporains mais n’abandonnant jamais l’espoir d’être agréablement surpris. Je crois profondément à l’action individuelle et motivée, à l’inventaire personnel raisonné, à la victoire de chacun sur ses démons. A l’impeccabilité de la personne pour que notre monde franchisse une nouvelle étape, débarrassée de ses vieux oripeaux, de ses vieilles angoisses. Ce n’est probablement pas pour ce siècle, mais ce monde me fait quand même l’effet d’être en retard sur son changement de vie. Nous pouvons au moins commencer maintenant. A tout le moins, l’individu en lui-même vivra mieux, ce qui devrait constituer une incitation suffisante.

2011-02-01T18:30:02+01:00lundi 8 septembre 2008|Humeurs aqueuses|1 Commentaire

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