À toi, mon pirate

jack-sparrow-quotesViens, mon pirate. Viens, et assieds-toi, qu’on discute. Cela me démangeait depuis longtemps qu’on ait une petite conversation, toi et moi. C’est toujours un peu difficile de te parler, ou de parler de ce que tu représentes, sans susciter des levées de boucliers ou risquer de voir, pour citer Kipling, mes paroles “travesties par des gueux pour exciter des sots”, mais je crois avoir enfin compris, après notamment un séjour en monastère bouddhiste : il ne s’agit pas de t’agresser mais de te parler franchement, parce que l’expérience prouve que, finalement, nos métiers sont assez mal connus, et il y a peut-être, tout simplement, des choses que tu ignores.

Alors, du coup, viens, mon pirate, viens, et assieds-toi, qu’on discute.

Je viens récemment d’apprendre qu’un autre de mes bouquins avait été piraté et se baladait en téléchargement libre. Je voudrais t’expliquer aujourd’hui pourquoi cela ne me fait pas plaisir, pourquoi cela ne fait pas plaisir à mes éditeurs. C’est assez simple : nous vivons dans une société marchande, laquelle fonctionne selon le principe suivant : un travail ou un bien sont fournis, celui qui en bénéficie paie en échange. Cet argent sert d’abord à la personne qui fournit le travail ou le bien à vivre, ensuite à pérenniser son activité.

Dans l’activité du livre, il y a moi, l’auteur, évidemment, mais pas seulement. Il y a l’éditeur, qui prend le risque financier de faire fabriquer le livre et de le distribuer ; qui fait retravailler l’auteur sur son manuscrit pour qu’il soit le meilleur possible. Il y a l’imprimeur, qui réalise l’objet physique. Il y a le libraire, qui permet au public de se procurer l’ouvrage, le conseille à ceux et celles qu’il peut intéresser. Et bien sûr, il y a le diffuseur, qui place les livres dans les points de vente, qui pousse commercialement un ouvrage. On pourrait mentionner aussi attaché de presse, traducteur pour l’étranger, etc. Je te renvoie sur cet article expliquant le fonctionnement de la chaîne du livre. 

Quand tu lis un livre, de la fiction dans mon cas, tu en retires quelque chose. Du divertissement, du plaisir, peut-être une ou deux réflexions – tu en retires quelque chose, sinon tu te livrerais à une activité différente, comme jouer à la PS4 ou regarder Netflix1. Du coup, quand tu bénéficies – que tu jouis, au sens économique – de mon travail sans contrepartie, tu casses la chaîne. Je t’ai fourni du plaisir, du temps que tu as passé à lire mon livre, mais non seulement tu ne me rémunères pas en échange, mais tu ne rémunères pas non plus tous mes partenaires économiques qui aident à pérenniser cette activité : éditeur, diffuseur, libraire, etc. Tu fragilises notre activité à tous.

Pire, si tu fais circuler l’ouvrage, tu permets à d’autre de rompre également cet engagement, propageant l’attitude comme un virus.

Il me semble que je joue pourtant le jeu. Ce blog existe depuis huit ans, j’y fournis régulièrement et sans contrepartie aucune des articles fouillés sur la technique de l’écriture dans l’espoir d’aiguiller de plus jeunes auteurs que moi ; il y a des textes en accès gratuit et en diffusion libre sur la page idoine ; j’ai pris et continue à prendre fermement position contre Hadopi, contre le verrouillage d’Internet, contre la loi Renseignement, pour le revenu global universel etc. (voir mon historique sur les réseaux sociaux) ; j’ai fait partie des premiers auteurs en France à construire une plate-forme web pour maintenir le lien avec les lecteurs qui soit plus qu’une simple vitrine publicitaire. Je suis un ami d’Internet.

Quand tu fais circuler gratuitement mon travail sur Internet, tu n’aides pas à “le faire connaître”, tu ne contribues pas “à la culture”, comme je l’entends trop souvent. Cesse, je t’en prie, de te raconter de belles histoires sur ton rôle. Tu triches, c’est aussi simple que ça, et tu nous fais du mal à tous. Tu mets en danger un métier (auteur) et un secteur (l’édition) qui n’en ont, crois-moi, pas besoin. À tout le moins, s’il te plaît, assume. Tu jouis d’un travail pour lequel tu n’as rien déboursé ; si tu tiens à le faire, sache ce que tu fais, fais-le en connaissance de cause, sache que tu triches, et aies-en bien conscience.

Maintenant, je sais ce que tu vas me répondre. Passons en revue tes arguments habituels, veux-tu ?

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Oui, mais la culture est trop chère.

C’est vrai qu’un livre, un jeu vidéo, un film, ça représente un budget. Je pourrais te répondre qu’un bon livre épais te donnera – à l’exception de quelques jeux très longs – bien plus d’heures de plaisir que n’importe quel autre média pour un prix somme toute modique, mais tu pourras quand même répliquer que tu n’as pas les moyens. Ce à quoi je me permettrai de te répondre que l’État met en place des structures en triste désaffection, cela s’appelle les bibliothèques publiques. Et que si ton budget est vraiment serré, il y a probablement des aménagements supplémentaires tendant à la gratuité d’accès. Pour un coût inférieur à un grand format, tu peux lire, visionner à ton envie – je te défie d’épuiser une bibliothèque de quartier en un temps raisonnable – et le plus beau, c’est que c’est intégré dans la chaîne du livre et que tout le monde est rémunéré. Profites-en, et ton problème est réglé.

Oui, mais il n’y a pas ce que je veux.

C’est-à-dire, pas le genre ou pas les oeuvres ? Toute bibliothèque propose aujourd’hui une diversité de genres et si tu ne trouves rien à te mettre sous la dent, permets-moi de te trouver un peu de mauvaise foi. Après, si tu veux des oeuvres en particulier, j’ai juste une question à te poser : tu aimes tant un auteur ou un univers que tu es prêt à pirater pour en profiter ? N’est-ce pas une étrange preuve d’amour : désirer à tout prix lire un livre particulier, mais ne rien fournir pour aider à sa pérennité ? Cet auteur, et par extension tout le circuit économique qui le soutient ? Combien de temps crois-tu que cet auteur et cet univers que tu aimes tellement pourront continuer à te fournir le plaisir que tu désires dans ces conditions ?

Oui, mais je ne veux pas payer si cher.

Je suis navré, mon pirate, mais l’économie de la culture est ainsi faite que les marges de tout le monde se réduisent et qu’il faut que chacun puisse vivre. Ce n’est pas le piratage qui va arranger les choses, au contraire, parce qu’il contribue davantage au manque à gagner. D’autre part, je suis navré de te rappeler qu’encore pour l’instant, dans notre monde, c’est celui qui vend qui décide du prix, calculé en fonction justement de sa rentabilité. “Ne pas vouloir payer si cher” n’est pas un argument commercial valide – enfin si, il l’est : il conduit à ne pas acheter et à se tourner vers la concurrence. Tu es parfaitement libre d’avoir recours aux bibliothèques susnommées ou d’acheter un autre livre. Dire “j’aurais acheté ce livre à cinq euros de moins” revient à la même tricherie que plus haut, et ne représente qu’une belle histoire de plus que tu te racontes pour te justifier en reportant la faute sur l’économie, sur l’éditeur, sur la conjoncture. Dans les faits, tu triches avec les règles du jeu.

Oui, mais je télécharge juste pour tester, si ça me plaît, j’achèterai le livre.

Je te renvoie à l’argument précédent : dans la société marchande, cela ne fonctionne pas de la sorte. Est-ce que tu paies ton billet de concert à la sortie ? Ton pain après consommation ?  Il n’y a que dans la culture qu’on considère cette attitude comme acceptable, mais elle ne l’est pas, là encore. Si tu as lu le livre, même si tu as passé un mauvais moment ou qu’il ne t’a pas entièrement satisfait, tu l’as malgré tout fini, tu en as joui au sens économique, et si tu ne fournis pas la contrepartie, tu triches là encore. Quand bien même tous ceux qui téléchargent d’abord paieraient ensuite, une telle pratique représenterait pour tous une avance de trésorerie intenable en particulier pour les petites structures – celles-là même qui te fournissent autre chose que ce contenu formaté pour le plus grand nombre qu’en général, en plus, tu proclames détester…

Oui, mais il faut que la société change.

Alors là, mon pirate, je suis entièrement d’accord avec toi ; j’aimerais qu’on instaure un revenu de base inconditionnel, qu’on prenne en compte le vote blanc dans les scrutins, qu’on supprime les inégalités salariales homme-femme et qu’on prenne des engagements forts contre le réchauffement climatique, entre autres. Puis-je toutefois te demander, mon pirate, pourquoi tu engages ton noble combat social en t’attaquant à son secteur chroniquement le plus faible, la culture ? En sapant les fondations de ce qui, justement, pourrait aider à faire circuler ces idées importantes, de ce qui est le moins bien armé pour se défendre politiquement et économiquement, parce que la culture constitue toujours la huitième roue gouvernementale d’un carrosse qui n’en comporte de toute façon déjà que trois ? Ce changement social que tu appelles de tes voeux, tu ne crois pas qu’il se produirait plus vite et de façon plus productive si tu t’attaquais à de vrais lobbies, de vrais représentants de la société marchande susnommée (quand la culture ne fait que la subir), si tu te livrais à de vraies actions ? Excuse-moi de te demander ça, mais est-ce que, genre, tu ne te raconterais pas un peu de jolies histoires de rébellion quand tout ce que tu fais, c’est regarder Game of Thrones en streaming posé dans ton canapé avec une pizza ?

Mais donc, tu es contre les bouquinistes, alors ?

Il faut que je réponde à ce point parce qu’il revient toujours : absolument pas. C’est assez surprenant de voir une telle confusion des notions : je parle de l’oeuvre et de sa jouissance, et de la filière économique qui repose dessus et lui donne une diffusion ; pas du support matériel qui résulte à terme de cette activité. Un livre acheté est un bien physique qui appartient pleinement à son propriétaire et dont il peut disposer comme il le souhaite2, le détruire, en jouir puis le revendre, l’exposer dans sa bibliothèque, etc. Un bien matériel, par définition, s’use et donc connaît une dépréciation qui forme une des bases du marché de l’occasion. Le consommateur peut choisir entre un bien déprécié ou un bien neuf et c’est ce choix qui articule les deux marchés. (Cela ne fonctionne pas avec le livre électronique en revanche, voir cet article.)

En conclusion

Mon pirate, tu triches. Quelle que soit la manière dont tu tournes le problème, tu triches ; tu décides volontairement de te placer hors des règles économiques pour ton bénéfice. Ce faisant, tu nuis à tous ceux dont tu apprécies le travail, en plus de fragiliser tout le secteur où ils œuvrent, car les contractions structurelles sont contagieuses ; elles se propagent à tous les acteurs et limitent la marge de manœuvre (et donc de créativité !) pour tous.

Tu n’oeuvres pas pour la culture, mais contre elle, car tu ne joues pas son jeu. Cesse, je t’en prie, de te raconter qu’en contribuant à sa libre diffusion, tu l’aides. C’est tout le contraire. Si tu veux que les règles de la société marchande changent, permets-moi de te suggérer de t’attaquer à de vrais adversaires, à ceux qui tiennent les clés du système : ce n’est absolument pas la culture. Sinon, ce ne sont que de belles paroles et des prétextes.

Tu triches et tu nous fais à tous du mal. À tout le moins, s’il te plaît, aies-en conscience et sache ce que tu es en train de faire.

 

  1. Un mot de clarification hélas nécessaire pour les quelques nouveaux arrivants sur ce blog qui montent ici sur leurs grands chevaux en s’imaginant que je place la littérature au-dessus du reste (haha, lol). Je suis auteur de fantasy et compositeur pour le jeu vidéo : par nature, je m’inscris moi aussi dans le divertissement et donc exactement dans ces mêmes autres industries. Lire mes bouquins se place justement au même niveau que regarder Netflix (auquel je suis aussi abonné) ou jouer à la PS4 (que j’ai aussi). Si quelqu’un n’aime pas mes bouquins, il fait autre chose au lieu de perdre son temps : l’offre de divertissement est pléthorique. S’il en reste, c’est qu’il en retire quelque chose, au même titre qu’on retire quelque chose (nommément, du plaisir, en premier lieu) de Netflix ou de jouer à la PS4.
  2. À l’exception des reventes de service de presse, mais c’est une autre histoire.
2016-01-20T11:51:18+01:00lundi 18 janvier 2016|Le monde du livre|124 Commentaires

Quelques idées pour accélérer la traduction vers l’anglais

(This is the French version of yesterday’s article, here.)

lolcat_translationPour un auteur franchophone, la traduction vers l’anglais représente une sorte de Graal : cela assure l’ouverture non seulement vers un marché national plus vaste que le nôtre, mais potentiellement mondial, puisque tous les éditeurs du monde lisent l’anglais, pas forcément le français ; et que le monde éditorial a évidemment le doigt sur le pouls du marché anglophone, qui représente, qu’on le veuille ou non, une référence. Il ne s’agit pas là de gagner une fortune en châteaux et en argenterie (quoique l’on ne soit jamais contre un bon couteau Guy Degrenne, hein) mais surtout d’ouvrir son travail au plus grand nombre de lecteurs – ce qui est le souhait de la majorité d’auteurs.

C’est évidemment ardu, en raison même de la barrière de la langue, et résulte de la conséquence directe du statut de l’anglais comme lingua franca. On peut apprécier de constater que, dans le monde anglophone, il y a une prise de conscience progressive du déséquilibre de la traduction, et du manque de diversité et d’ouverture que cela entraîne pour ce marché. Quant à savoir si cela va se convertir en actions, impossible de le dire ; autant donc réfléchir, nous-mêmes, à ce que nous pouvons faire, voire nous organiser. 

À la Convention Mondiale de SF de Londres de cette année, Loncon3 (comptes-rendus ici et ), nous avons discuté sur une table ronde intitulée “Translation-wish, Translation-obstacles(voeux de traduction, obstacles de traduction), sous les auspices de l’Interstitial Arts Foundation, afin de réfléchir aux manières de franchir l’obstacle de la langue et d’apporter la littérature étrangère au marché anglophone.

Cet article ne cherche absolument à récapituler ce qui s’y s’est dit mais vise à compiler des pistes possibles sur le sujet. Je vais me limiter aux nouvelles ; leur longueur rend l’investissement en temps et en énergie plus raisonnable afin de franchir la barrière, et parce que cela paraît un bon moyen de se faire lentement remarquer afin de démarrer une carrière à l’étranger. Attention, cet article n’est que la partie émergée du débat : auguste lectorat, n’hésite pas (encore moins que d’habitude) à me contredire, à compléter, etc., afin que nous essayions d’explorer l’éventail des idées et de les rendre disponibles pour la communauté. Il faut aussi savoir que ce qui vend dans un pays ne vendra pas forcément dans un autre ; les cultures, les attentes, les marchés sont différents quant à la forme et aux thèmes. Cela étant dit, considérons que toutes choses sont égales par ailleurs.

Bon, voici donc les stratégies et les idées que j’ai vues, dont j’ai entendu parler ou pu imaginer jusqu’ici.

Stratégies de l’auteur solitaire

(Ce qui est un excellent titre, je pose une option dessus.)

Du moins cher au plus cher :

  • Écrire un bestseller. Obtenir l’achat des droits à l’étranger. Devenir riche et célèbre. Bon, ce n’est pas courant, alors nous allons nous concentrer sur la vaste majorité de cas où cela ne se produit pas…
  • Écrire en anglais. Avantages évidents : le récit est directement disponible dans la langue visée, mais il faut évidemment de sacrées compétences, et l’on peut éprouver une réticence à laisser sa langue maternelle derrière soi. D’autre part, si l’on a déjà une carrière établie, cela peut impliquer de réapprendre tout ou partie des réflexes, ce qui peut décourager.
  • S’autotraduire en anglais. Plus facile à dire qu’à faire. Même si l’on est un traducteur professionnel, on conserve un lien très personnel avec son récit, et il faut s’en affranchir pour réaliser une traduction efficace ; plonger intimement dans son travail, mais comme si c’était celui d’un autre.
  • Écrire ou se traduire grossièrement en anglais, puis embaucher un relecteur. On ne bénéfice pas d’un véritable travail éditorial, aussi cela ne concerne-t-il pas les débutants (et, honnêtement, je doute que ces stratégies leur soient vraiment destinées) mais un relecteur aidera à affiner le style, dans l’espoir d’une publication.
  • Embaucher un traducteur. Ce qui coûte de l’argent ; les bons traducteurs sont des pros et les pros ne bossent pas gratuitement. Il faut savoir qu’embaucher un traducteur peu compétent risque de faire plus de mal à son travail et à son nom qu’autre chose, alors prudence. D’autre part, pour un roman, ce sera probablement hors de portée de toutes les bourses.

Bien sûr, dans tous les cas, détenir une version anglaise de son travail n’en garantit pas la publication. Il faut toujours franchir les étapes habituelles de l’édition – voir la mise en garde ci-dessus : marchés différents, attentes différentes, circuits différents. Ce n’est pas parce qu’on est accueilli à bras ouverts sur son propre marché que cette habitude se “traduira” (huhu) sur un autre. Il convient d’être patient et humble ; en résumé, à redémarrer sa carrière de zéro, et à se rappeler les luttes de ses débuts, parce que c’est probablement ce à quoi il faut s’attendre.

Et si l’on amendait la clause de droits étrangers ?

Je songeais qu’il était peut-être possible de trouver un accord avec son éditeur régulier pour amender légèrement la clause des droits étrangers dans les contrats habituels. D’ordinaire, l’éditeur récupère les droits étrangers d’exploitation, car il représente les intérêts de l’auteur et son livre et s’efforce d’en obtenir une édition étrangère. Toutefois, la réalité est la suivante : à part la réalisation du bestseller ou avec un éditeur particulièrement motivé, cela se produit rarement, encore une fois à cause de la barrière de la langue. En conséquence, les droits étrangers restent acquis à l’éditeur d’origine, qui a beaucoup à faire, de livres à promouvoir, et une fois que le livre commence à avoir quelques années, qu’il a vécu sa vie en librairie, les chances de voir une traduction étrangère se réduisent quasiment à zéro, avec des droits qui restent verrouillés.

Il me semble que l’on peut trouver un accord très profitable en ajoutant un peu de flexibilité à cette clause, en permettant à l’auteur de lancer des initiatives de son côté si la situation s’enlise : 

  • Si l’éditeur vend la traduction, c’est la situation habituelle ; rien ne change. C’est aussi la situation idéale, parce que se lancer dans un tel projet seul prend du temps, et franchement, il vaut mieux que l’éditeur s’en charge : c’est son travail, il a les contacts, les habitudes, et il est le mieux armé pour cela. Toutefois, d’autres cas peuvent se présenter :
  • … si l’auteur peut se débrouiller pour obtenir une traduction, qu’il la remet à l’éditeur, qui trouve ensuite un éditeur étranger par son propre réseau, alors sa part est réduite, parce que l’auteur a fait (ou payé pour) une part du travail.
  • … si l’auteur obtient la traduction ET se débrouille pour la vendre lui-même à l’étranger (via un agent ou un éditeur), se représentant lui-même, alors la part éditeur est réduite encore.

C’est une situation “gagnant-gagnant” : tout le monde est content si l’oeuvre est traduite et publiée, l’éditeur comme l’auteur ; l’éditeur ne perd rien des droits étrangers selon le processus habituel ; mais si la situation s’enlise, l’auteur peut tenter de son côté. Il peut s’enliser lui aussi, bien sûr, mais il peut apporter des initiatives et des compétences différentes. L’idée étant de ne pas laisser les droits étrangers prendre la poussière si les choses ne progressent pas dans le circuit “classique ». (Je remercie les éditeurs avec qui nous avons échangé sur cette idée, lui permettant de prendre cette forme.)

Partenariats

L’idée évidente consiste à mutualiser les talents et à travailler ensemble. Là, on peut imaginer toutes sortes d’associations, et il serait inutile d’en faire une liste, mais citons par exemple:

  • Plusieurs auteurs anglophones, parlant plusieurs langues, proposent de traduire les oeuvres étrangères qui leur plaisent afin de rééquilibrer la balance. Cherchez-les, lisez-les.
  • Il existe des bourses de traduction et d’échanges culturels. En général difficiles à obtenir quand on travaille dans l’imaginaire puisque, comme nous le savons bien, ce n’est pas une littérature “sérieuse ». Mais cela se tente toujours.
  • On peut s’associer à un traducteur étranger et penser à une façon de diviser les bénéfices…
  • … ou s’échanger directement des traductions.

L’accord juste sera évidemment celui que les parties trouveront juste…

Mentionnons aussi quelques initiatives comme l’Interstitial Arts Foundation qui désire voir davantage de traductions vers l’anglais, les Science-Fiction & Fantasy Translation Awards et bien d’autres structures qui essaient d’appuyer l’idée de traductions depuis les langues étrangères. Je ne veux pas transformer cet article en inventaire fastidieux mais si vous avez une grande idée à partager, n’hésitez pas à le faire en commentaires !

Stratégies d’édition

(Ce qui n’est pas, en revanche, un bon titre.)

Il faut vraiment que cet article de K. Tempest Bradford (en anglais) circule au maximum. Elle propose une stratégie qui me semble très viable pour obtenir davantage de traductions en anglais. En gros, il s’agirait d’impliquer les étudiants en traduction qui terminent leur cursus et ont besoin d’une expérience professionnelle (stage, mémoire) pour valider leur diplôme. Ils liraient les anthologies et revues étrangères pour produire un résumé à l’attention des éditeurs et rédacteurs en chef qui établiraient un partenariat avec leur université. Ces éditeurs choisiraient les textes qu’ils souhaitent afin de publier une traduction complète du récit, réalisée bien entendu par l’étudiant. L’article de Bradford n’explique pas comment assurer la qualité du travail en question si l’éditeur ne parle pas la langue source, mais, pour avoir été tuteur de travaux similaires à la fac d’Angers, je peux mentionner que ces projets se réalisent toujours sous la supervision des professeurs d’université et de traducteurs professionnels. Ils vérifient le travail, exigent des corrections, et c’est la qualité finale de la traduction qui dicte en grande partie si l’étudiant valide son année ou pas. Donc, c’est implicite, mais pris en compte.

Ainsi, l’éditeur obtient une nouvelle étrangère intéressante avec une traduction de qualité ; l’étudiant a une expérience professionnelle ; l’auteur se fait traduire. Tout le monde y gagne. 

Pour conclure

Cela fait beaucoup d’idées et de stratégies, dont la plupart semblent solides, mais cet article ne vise absolument pas à l’exhaustivité ; au contraire, il ne deviendra meilleur qu’avec vos contributions en commentaires, si vous souhaitez corriger, rectifier, ou ajouter vos idées. N’hésitez pas à partager ! 

2023-03-04T01:19:25+01:00jeudi 28 août 2014|Best Of, Le monde du livre|18 Commentaires

La photo de la semaine : le marché souterrain de Namdaemun

À Seoul, le marché de Namdaemun s’adresse davantage aux Coréens et pas aux touristes, quand les quartiers d’Insadong et de Hongdae sont plus hype. Namdaemun s’étend dans des ruelles minuscules et en sous-sol, où il est facile de se perdre, tandis que des étals minuscules défilent, offrant toutes les marchandises imaginables. On y trouve des “répliques” de grandes marques occidentales pour une bouchée de pain, et jamais le commerçant ne vous fera croire à un original : cette pratique est parfaitement acceptée, et même, s’il tombe sur un touriste un peu gogo prêt à payer le prix de la marque pour une imitation, on le détrompera : “Replica ! Replica !

Namdaemun underground market

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2014-08-06T11:35:36+02:00vendredi 8 août 2014|Photo|Commentaires fermés sur La photo de la semaine : le marché souterrain de Namdaemun

Question : Pourquoi n’es-tu pas traduit en anglais ?

Comme promis, je me relance à écrire davantage sur l’écriture (j’aime ces tautologies), mais aussi l’édition au sens large et le monde du livre. “No fish is an island », dit-on en écologie marine, et le métier d’écrivain ne se conçoit pas sans son écosystème. Au-delà des aspects purement créatifs, je vais donc m’efforcer de parler aussi de ce qui va autour : soit la facette “métier” de l’expression, très mal connue en général. Et puisque j’ai une brouette de questions auxquelles j’ai promis de répondre, je vais commencer par celle qui revient le plus souvent…

Pourquoi n’es-tu pas traduit en anglais ?

C’est pour quand la traduction ?

Tu peux t’en charger toi-même, non ?

Aaaah, la traduction en langue anglaise. Le Graal de tout auteur étranger, les portes perlées du Paradis et de la reconnaissance internationale, celles qui ouvrent les deals à 25 millions de dollars avec Pixar, les adaptations à Bollywood avec Ashwarya Rai, en théâtre Nô à Tokyo et en comédie musicale muette pour les bénédictins ayant fait voeu de silence. Être traduit en anglais, c’est franchir le seuil de la lingua franca, c’est l’assurance statistiques d’être lu, et donc repéré, par un public bien plus vaste, parce que tout le monde parle anglais, et pas le français. Alors, il faut se faire traduire, hein ? Et tu l’es ?

Non ?

(À ce stade de la discussion, en général, l’interlocuteur adopte une moue dubitative. La traduction décuple le lectorat ; c’est tellement évident que, si tu n’en as pas, quelque chose cloche forcément chez toi. Genre tu souffres d’odeurs corporelles chroniques qui empêchent ton éditeur de rester suffisamment longtemps dans la même pièce pour te faire signer le contrat, ou alors tu es secrètement insupportable – comme tous les créateurs, on le sait bien – je le savais ! je le savais ! -, ou alors tu es chroniquement malchanceux et c’est contagieux alors reste loin de moi je te prie, ou pire. Tes livres. Sont. Mauvais. Et tu vas vouloir me les vendre. Mon dieu, comment me tirer de ce mauvais pas ? Vite, parlons-lui de mes enfants.)

Non, parce que ce n’est pas si simple.

J’ai trois nouvelles traduites, “Devant” et “L’Île close » en anglais, dont seule la deuxième a donné lieu à une véritable diffusion aux États-Unis, ainsi que “Bataille pour un souvenir” en Pologne. Et cette chance est déjà extrêmement rare pour un auteur français.

Les obstacles

Alors, pourquoi cela n’arrive-t-il pas souvent ?

  • La difficulté de lire la langue. Comme dit plus haut, presque tout le monde parle anglais, et beaucoup d’acteurs de l’édition le lisent. Une langue plus exotique, comme le français ou le moldovalaque, est bien plus rare. Il y a bien entendu des exceptions, mais on ne peut compter dessus. Pour se faire repérer ou publier, il faut envoyer un texte dans un idiome intelligible. En-dehors de la France, celui-ci est la plupart du temps l’anglais. Donc il faut être traduit d’abord. Ce qui résoud un peu la question, hein.
  • Le prix d’une traduction. Une traduction de qualité, ça se paie. Tout le monde ne peut pas s’improviser traducteur littéraire, c’est un métier, et un professionnel a un coût. Ce coût est souvent supérieur à l’à-valoir de l’auteur. Et c’est à l’éditeur importateur de payer ce chantier (en principe). Ce qui augmente drastiquement le risque financier, et donc, la prudence est de mise ; on tentera plus facilement de publier un auteur obscur dans sa propre langue, bien sûr.
  • L’envergure de l’offre anglaise. On raconte qu’autrefois, quand on demandait aux éditeurs américains pourquoi ils n’importaient pas davantage d’étrangers, ils répondaient : “Pourquoi traduire ce que nous avons déjà ?” En 2004, sur le sol américain, on estime que sur 185 000 titres de littérature adulte publiés, seuls… 874 étaient des traductions, soit 0,005% (hou yeah). C’est un effet mécanique : tout le monde parle anglais ; beaucoup le lisent ; la taille du marché rend viable des niches économiques restreintes partout ailleurs. Donc, pensent les Américains, il n’y a pas d’intérêt à payer davantage pour ce qu’ils croient avoir déjà. (Même si l’idée est fausse, sinon ils ne traduiraient rien, et ils le savent.)

Ce n’est évidemment pas pour prétendre que c’est infaisable, loin de là : plusieurs auteurs français, David Khara, Pierre Pevel, Jean-Claude Dunyach, Mélanie Fazi, Jess Kaan, Léa Silhol, votre serviteur et encore d’autres ont déjà franchi le seuil, une diffusion plus ou moins vaste. Les lamentations qu’on entend parfois sur la prétendue impossibilité de la chose sont fausses. OK, c’est dur, mais pas infaisable.

Pour que cela se produise, autant que j’en sache, il convient de résoudre les problèmes principaux exposés ci-dessus.

  • Trouver quelqu’un qui lise et apprécie le français (c’est surtout ce qui m’est arrivé). C’est aussi le rôle du département droits étrangers d’un éditeur : cela réclame de connaître les bonnes personnes, et beaucoup de patience…
  • Faire le pari de payer la traduction soi-même en espérant se rembourser sur la vente à l’étranger. Ça marche assez bien, mais ça risque de donner de mauvaises habitudes aux angolphones qui risquent d’oublier, à la longue, que la traduction est à la charge de l’importateur.
  • Connaître une notoriété suffisante pour être repéré par les éditeurs (devenir un best-seller, quoi).
  • Mettre en valeur la littérature étrangère auprès des pays anglophones. Impossible de ne pas mentionner le travail de fourmi et constant réalisé par la critique et éditrice Cheryl Morgan, qui siège au jury des SF&F Translation Awards, chargés de récompenser la qualité de traductions étrangères en imaginaire.
  • Se traduire soi-même.

Se traduire soi-même ?

Ce dernier point mérite un peu de développement, car c’est souvent ce qui ressort quand je discute de la chose. Si l’on sait traduire vers le français, pourquoi ne pas se traduire soi-même dans l’autre sens ? (La même moue dubitative que précédemment accompagne généralement cette question : si ce n’est pas fait, c’est qu’il y a forcément quelque chose qui cloche.)

Eh bien, ça non plus, ce n’est pas aussi simple.

  • On ne connaît aucune langue aussi bien que sa langue maternelle. Même un bilingue a plus d’assurance dans l’une ou l’autre. il y a une pratique, un bain culturel, dont il est quasiment impossible de bénéficier dans plus d’une langue. Même si l’on connaît extrêmement bien une culture étrangère, créer dans celle-ci nécessite une intimité avec le langage bien supérieure à la compréhension profonde. Traduire vers une autre langue que la sienne est un défi extrêmement périlleux que les traducteurs refusent très généralement.
  • Mais c’est possible quand même. On peut avoir un niveau de maîtrise qui permet l’exercice, cela arrive, et, de toute façon, l’auteur ne viendra pas râler s’il se trahit tout seul. Certains créent aussi directement en anglais : Aliette de Bodard par exemple. Pour ma part, je me suis chargé de traduire “Devant” tout seul, et j’ai terminé avec une mention honorable à l’Eurocon 2009 : je n’ai donc probablement pas trop raté mon coup. Hélas, pour la plupart des auteurs, ce n’est pas envisageable. Mais j’aimerais retenter l’expérience, sauf que…
  • … Traduire prend du temps et de l’argent. Je ne peux parler que de mon cas, car c’est ce que je connais le mieux, et ce point constitue mon principal obstacle. Une traduction d’un solide pavé, de l’anglais vers le français, me prend environ six mois. Six mois pendant lesquels on me paie… Si je devais traduire un Léviathan, par exemple, il faudrait que je bloque six mois, six mois pendant lesquels je n’écrirais rien de nouveau – ce qui est un peu déprimant – et pour travailler sans certitude de publication ni rémunération. J’ai plus urgent et plus sûr à faire, tout simplement.

En conclusion

Voilà pourquoi ce n’est pas évident : cela n’a rien à voir avec une maladie honteuse ou un trait de caractère fondamentalement tordu. Cependant, les réussites sont présentes, existent, et montrent que la barrière n’est pas infranchissable. Mais elle existe quand même ; avec des journées de 72h, ce serait déjà réglé.

C’est peut-être ça, la maladie honteuse : ne pas avoir de journées de 72h.

Auguste lectorat, amis de l’édition, n’hésitez pas à partager votre expérience en commentaires, vos idées, vos remarques.

2014-08-30T18:32:11+02:00jeudi 23 août 2012|Best Of, Le monde du livre|41 Commentaires

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