Les usages du livre électronique d’après les sociétés littéraires

La SOFIA (qui perçoit et répartit le droit en prêt en bibliothèque et la rémunération pour copie privée) le SNE (qui rassemble les éditeurs) et la SGDL (qui défend le droit d’auteur) ont instauré un baromètre semestriel visant à observer les évolutions des usages du livre électronique, licites ou non, en regard du papier, et en ont publié la première édition au Salon du Livre de Paris. Et les conclusions sont fort instructives (graissage de mon fait) :

1. Si 5% de la population française âgée de 18 ans et plus déclarent avoir déjà lu, en partie ou en totalité, un livre numérique et si 5% envisagent de le faire, 90% des personnes interrogées n’envisagent pas de lire des livres numériques.
2. La majorité des lecteurs de livres numériques sont déjà de gros lecteurs de livres imprimés, l’émergence du livre numérique semblant à ce stade induire de nouvelles pratiques plutôt que de nouveaux lecteurs.
3. Depuis qu’elles lisent des livres numériques, les personnes interrogées déclarent globalement lire plus de livres qu’avant mais dépenser moins qu’avant pour leur acquisition.
4. Les principaux supports de lecture de livres numériques sont la liseuse et la tablette numérique. La possession de ces équipements est un facteur déterminant pour l’usage de livres numériques.
5. 74% de lecteurs de livres numériques ont déjà acheté au moins un livre numérique. Toutefois, près de la moitié des lecteurs de livres numériques les acquièrent principalement à titre gratuit.
6. 1 lecteur de livres numériques sur 5 déclare avoir déjà eu recours à une offre illégale de livres numériques, soit 1% de la population française.
7. Le paiement à l’acte est le mode d’acquisition plébiscité par les lecteurs de livres numériques (67%), devançant nettement le prêt numérique ou l’abonnement.
8. Pour les lecteurs de livres numériques, la facilité de stockage, la mobilité et le prix sont les trois principaux arguments avancés en faveur du livre numérique, tandis que le confort de lecture, la variété du choix et le plaisir d’offrir constituent les atouts majeurs du livre imprimé.
9. A l’avenir, 44% des lecteurs de livres numériques prévoient d’accroître leurs usages légaux de livres numériques et 43% de les maintenir au même niveau.
10. Les trois quarts des lecteurs de livres numériques envisagent une stabilité ou une augmentation de leur usage du livre imprimé dans les années à venir.

En conclusion de ce premier baromètre, dont les résultats devront être confirmés au fil des prochaines éditions, la SOFIA, le SNE et la SGDL constatent un usage encore timide du livre numérique, majoritairement licite. Ces résultats traduisent également un fort attachement des lecteurs au livre imprimé, sans intention marquée de basculer massivement vers le numérique. Il apparaît, cependant, que la lecture de livres numériques constitue plutôt une pratique de lecture additionnelle à celle du livre imprimé, même si des indices de substitution se font jour en termes de pratiques d’achat.

Ce que je traduis poliment par : le livre numérique, c’est grave de la balle, mec, mais ça reste un putain de marché de niche, malgré tous les hauts cris révolutionnaires qu’on veut. Je suis tombé amoureux du principe de la liseuse depuis mon premier achat, j’emporte la mienne partout, réflexe que je n’avais pas avec un livre imprimé par crainte de l’abîmer. Mais je suis un gros lecteur par définition, doublé d’un geek, et je ne suis pas représentatif du marché. On en a déjà parlé ici : avec le retour et l’engagement d’une communauté fidèle sur le Net, ce qui constitue par ailleurs un grand bonheur et un avantage sans précédent dans le monde artistique, il est très aisé d’oublier que cette communauté n’est pas l’ensemble du public réel, ni potentiel. Et qu’il y a une vaste masse de gens, là-dehors, qui n’ont jamais entendu parler de livre électronique, qui ne s’y intéresse pas, et qui ne s’y intéressera vraisemblablement pas avant dix ans au bas mot. On sous-estime énormément, quand on est sur le Net, le niveau d’information moyen des gens. Ça fait parfois un peu mal de l’admettre, mais il faut s’en rendre compte : ce qu’on fait ne les intéresse pas. Point. Barre. Il faut s’en rendre compte et composer avec au lieu de faire comme si tout le monde podcastait des webradios indés et brassait 75 flux RSS par jour.

Les mentalités n’évoluent pas du jour au lendemain, les habitudes non plus, et j’ajouterais qu’à mon sens, on se tourne à tort vers l’exemple des États-Unis, où le livre électronique est fortement implanté, pour imaginer l’avenir de notre propre marché. Je ne vois tout simplement pas ce modèle-là et ces habitudes arriver dans les années à venir.

D’après mon humble expérience, le public français n’a tout simplement pas le même rapport au numérique que les Américains. J’en veux ce site pour exemple. Il y a un moment, en quête d’une meilleure organisation, j’avais pris exemple sur le rythme de publication des grands blogueurs américains, en partant du principe que plus un blog vit, plus il est lu. C’est vrai aux US, à ce que j’en vois du moins, mais, toujours à ce que j’en vois, c’est faux ici. Parce que notre rapport au Net, aux blogs, à la technique, est différent. En France, il faut principalement utiliser Facebook. Aux US, c’est Twitter et les blogs qui sont préférés. Là-bas, les gens sont engagés, ils suivent, ils commentent. Ici, beaucoup moins. Ce n’est qu’une constatation et non un regret évidemment (je fais ce blog parce que ça m’amuse, qu’il soit lu ou pas) : les gens, et les cultures, sont différents. Mais donc, imaginer que, parce que le livre électronique décolle aux US, il en sera de même ici, me paraît hasardeux. Bien sûr, ce marché décolle chez nous. Mais on n’en est pas au raz-de-marée prophétisé depuis des années. Et je gage humblement que ça n’arrivera pas encore demain, même s’il faut penser à cet avenir intelligemment dès aujourd’hui (et que, mine de rien, le temps presse quand même à l’échelon décisionnaire).

Je constate trois autres détails, un avec tristesse, un avec fatalisme, un avec satisfaction :

  • [Triste] Les lecteurs dépensent moins, mais lisent plus : on peut espérer que ce soit dû au prix inférieur des livres électronique et à la lecture du domaine public, mais je crains que ce soit dû au piratage. Je défends l’idée qu’un éditeur ou un auteur sont souverains pour fixer le prix de la création, mais force est de constater qu’un livre électronique trop cher représente malgré tout une perte sèche, parce qu’il sera piraté, alors qu’il aurait pu être vendu à un prix plus raisonnable. C’est la (triste) réalité du marché.
  • [Ben oui] C’est la tablette qui fait le lecteur numérique. On s’en doute, mais c’est évidemment un pain béni pour ceux, tels Amazon et Apple, qui ont compris qu’on ne vend plus seulement du livre, mais un écosystème marchand associé à un style de vie. C’est pour cela que les intégrateurs et les fournisseurs de solutions ont une longueur d’avance sur tout le monde, notamment, hélas, sur le monde de l’édition traditionnelle, et que les plate-formes d’éditeurs qu’on a vu émerger ces dernières années, lourdes à l’utilisation, mal fichues, hors de prix et conçues par des développeurs soviétiques bourrés à l’antigel sont mortes-nées (un retard qu’on ne rattrapera probablement jamais). Un utilisateur achète en ligne parce qu’il veut que ce soit facile (et c’est la condition première pour commencer à concurrencer le piratage).
  • [Yeah] Je n’aime pas l’idée d’un paiement à l’accès, d’un modèle d’abonnement. Je pense qu’il est important pour chaque personne de se construire son propre patrimoine culturel, une bibliothèque d’oeuvres, musicales ou littéraires, construisant une identité et à laquelle il soit possible de se référer. Je suis donc ravi que les lecteurs préfèrent l’achat.
2014-08-30T16:42:49+02:00vendredi 6 avril 2012|Best Of, Le monde du livre|7 Commentaires

Batailles pour encore personne

La lutte pour emporter les marchés du livre numérique ressemble bizarrement à un champ de bataille sans soldats : les enjeux sont énormes, mais, pour l’instant, les liseuses (et donc la pénétration du livre numérique) restent un produit marginal, quoi qu’en disent les enthousiastes. Bien sûr, c’est aujourd’hui que l’on façonne les marchés et les habitudes de demain, mais il y a un petit côté surréaliste à voir d’un côté le bouillonnement d’activité et d’innovation qui se joue entre les éditeurs, l’urgence qu’on lit dans les discours, les intitiatives des enthousiastes, et de l’autre l’air un peu abasourdi du grand public qui se dit, en substance et en majorité, WTF.

Ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il ne faut rien faire.

Pour séduire le grand public

La transition s’opérait doucement, avec des éditeurs purement numériques apparus sur le Net, des balbutiements un peu hésitants côté grande édition (avec des livres électroniques au prix du grand format et verrouillés de partout), des modèles de financement qui se cherchent encore (il paraîtrait raisonnable, quand on connaît l’économie de la chaîne du livre, que l’auteur touche en numérique davantage que les habituels 10 % du prix de vente papier). Prix et verrouillage vouent selon toute logique la publication électronique à l’échec (et la question de la rémunération suscite un mécontentement général).

Car le public :

  • Veut posséder le fichier qui’ll a légalement acheté. Voir une nouvelle tentative d’application de verrous (DRM) sur les contenus numériques est passablement navrant. Les DRM compliquent la vie du consommateur légal, qui se trouve fréquemment dans l’impossibilité de jouir convenablement de son achat, quand le pirate est libre de tous les écrans d’avertissement et autres méthodes de traçage, sans parler de la liberté du choix du terminal (interopérabilité). Les DRM font la guerre au consommateur légal. Il va bien falloir comprendre ça un jour. Bord**.
  • Refuse de payer plus cher, ou marginalement moins cher pour un livre électronique qu’un livre papier. L’édition avance que les frais de production restent globalement les mêmes (retravail du texte, composition) même si les postes imprimerie et distribution sautent. Le problème est que le grand public a en tête le modèle du livre de poche et que celui-ci est mis à pied d’égalité avec le livre électronique.

Je n’invente vraiment rien, tout le monde l’a déjà dit. Tant que ces deux conditions ne seront pas réunies, il semble difficile de séduire le grand marché avec le livre électronique. Pire : mettre sur le marché des fichiers chers et verrouillés ne conduira qu’à leur déverrouillage et à leur circulation illégale. C’est se tirer dans le pied. Dans ces conditions, je pense qu’il vaut mieux ne pas être édité électroniquement du tout (c’est ma position – ou alors c’est en diffusion libre et gratuite).

Bragelonne en position de changer la donne

Je n’ai pas répercuté deux initiatives qui me semblent aller dans le bon sens mais, avec l’offre de Bragelonne parue la semaine dernière, c’est le moment de rattraper l’oubli :

  • Le Bélial’ propose sur sa plate-forme des livres électroniques à tarif libre (avec un plancher), sans DRM ;
  • Wizard’s Tower Press, dans le monde anglophone, aura pour ambition de rééditer des livres épuisés sous forme numérique et papier. Sans DRM non plus. Maison fondée par Cheryl Morgan, l’ancienne webmestre du webzine précurseur Emerald City ; Cheryl connaît extrêmement bien le Net et son initiative mérite d’être suivie de près.

Et c’est donc maintenant Bragelonne (communiqué de presse) qui vient d’arriver sur le marché avec une offre incomparable avec ce qui se fait dans la grande édition classique : 100 ouvrages en lancement pour des prix allant de 2,99 € (imbattable) à 12,99 € (un peu cher) et surtout sans DRM non plus (quand la plate-forme le permet). L’éditeur prend une position forte par rapport à l’approche de ce marché face aux anciennes maisons, et il sera très intéressant de voir les réactions. Bragelonne ayant l’indiscutable poids commercial qu’on connaît, croisons les doigts pour que ce signal contribue, en conjonction avec les initiatives des indépendants de taille plus modeste, à la proposition d’offres qui élargiront le marché au lieu d’emprisonner le consommateur. Il est encore amplement temps d’y réfléchir et d’inverser la vapeur : tout la chaîne du livre peut y gagner.

Photo : téléphone Hello Kitty vu chez Shopgomi.

2010-11-29T17:56:58+01:00lundi 29 novembre 2010|Le monde du livre|4 Commentaires

Le piratage nuit à l’économie : la preuve en chiffres

Ce début d’analyse nous vient du site d’enquête indépendant The Straight Dope, qui ne fait que reprendre des documents accessibles à tous (sur Wikimedia). The Straight Dope est connu pour l’acuité de ses recherches, notamment dans la réfutation de légendes urbaines ; cependant, on peut ici se demander pour quelle raison le personnel du site n’a pas osé pousser davantage les éléments prometteurs en sa possession.

Les lecteurs de longue date savent que le sujet du piratage et la survie de l’art indépendant à l’ère numérique sont des sujets qui me tiennent à coeur et que je recherche sans cesse des chiffres permettant de conduire à une conclusion ou une autre dans ce domaine. Eh bien, grâce à The Straight Dope, ma quête a touché à sa fin ; loin des analyses fallacieuses financées par des groupes de pression, des études optimistes réalisées par des jusqu’au-boutistes du libre, les chiffres ne mentent pas, et ceux-ci montrent une relation indiscutable entre le piratage et l’économie. La suite après la pause

2014-03-04T09:50:41+01:00jeudi 1 avril 2010|Expériences en temps réel|4 Commentaires

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