Lionel Davoust

http://lioneldavoust.com




L'Île close

Nouvelle



Extrait de L’Importance de ton regard

Recueil de nouvelles publié en mai 2010 par les éditions Rivière Blanche

(ISBN 978-1-935558-20-0)


http://www.riviereblanche.com/importance.htm

http://lioneldavoust.com/livres/limportance-de-ton-regard/


Première publication in De Brocéliande en Avalon, éd. Terre de Brume, 2008.

Nouvelle finaliste du Grand Prix de l'Imaginaire 2009, lauréate du prix Imaginales 2009.


Licence Creative Commons By-NC-ND-2.0

Distribution à l’identique, non commerciale, libre et gratuite


Termes de licence

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« Lisez-moi » : un mot à propos de ce fichier et de la diffusion libre

Dire que le milieu artistique et culturel traverse une crise est un truisme : avec la généralisation des échanges sur Internet, tous les modèles classiques de distribution vacillent et même s’effondrent. La musique, puis le film ont subi de plein fouet ces assauts et, alors que le livre électronique s’apprête à déferler, on ne saurait douter que l’édition connaîtra à son tour ces mutations importantes.

Tout le monde s’accorde à peu près pour affirmer que les anciens modes de pensée sont caducs, que la commercialisation doit évoluer et s’adapter à cette nouvelle donne.

En revanche, si les donneurs de leçons ne manquent pas, personne n’est capable de dire ce qu’il faut faire – ni même de brosser un vague tableau de l’avenir.

Face à ces bouleversements, deux attitudes.

Ou bien s’enterrer la tête dans le sable, résister avec l’énergie du désespoir face au changement, dans l’espoir de le contrôler ou même de l’anéantir.

Ou alors, expérimenter avec ces nouveaux modèles, prendre des risques, s’y plonger pour comprendre ce qui s’y joue et participer à dessiner cet avenir que nul ne sait encore entrevoir.

Je pense résolument que la complexité et l’aspect international d’Internet rendent les tentatives de contrôle parfaitement vaines et, qui plus est, contre-productives. D’autre part, l’idée de vivre dans un monde où l’information n’appartient plus au citoyen, qu’il s’agisse de la sienne ou de celle qu’il s’est légalement procurée, m’est absolument insupportable. C’est pourtant l’avenir que pouvoirs publics et compagnies privées s’échinent actuellement à construire.

Par conséquent, puisque je suis tout aussi incapable que les autres d’imaginer des solutions à cette mutation, il ne me reste qu’une chose : expérimenter avec les nouveaux modes de diffusion afin de mieux les apprivoiser. Je n’ai pas d’entreprise à faire tourner, de responsabilité autre que mon propre travail (et mon estomac, d’accord). Je peux prendre des risques, me tromper, apprendre.

Et, très franchement, pour un créateur, c’est passionnant.

C’est pourquoi j’ai décidé de distribuer gratuitement et librement une partie de mes histoires. Le fichier que vous détenez est entièrement à vous. Il est diffusé sous une licence dite « Creative Commons » : pour résumer, vous avez le droit de le reproduire, de le partager, de le mettre à disposition d’autrui, à condition, bien entendu, de ne rien changer au contenu et de ne rien exiger en échange.

J’irai plus loin : n’hésitez pas à le faire, car c’est le but !

Il est bien évident que j’espère toucher un plus large public par ce biais. Depuis l’adolescence, je n’ai jamais autant découvert d’artistes que par la copie privée, entre copains, sur recommandation, par échange de vieilles cassettes ou de MP3. Et je m’aperçois que j’ai toujours fini par suivre et acheter le travail de ces créateurs. Les deux plus graves dangers de ce métier sont mourir de faim et disparaître. Or, aucun inconnu n’a jamais rien vendu. C’est donc un pari : j’espère bien que, si mes efforts vous ont plu, vous aurez envie de les partager autour de vous, d’en découvrir davantage et de m’accompagner.

Un auteur n’est rien sans lecteurs. Contrairement à beaucoup de créateurs présents sur Internet, je décline les dons (même si l’attention me touche) car cela m’inspire un désagréable arrière-goût de mendicité : or, si je mets un fichier en ligne, c’est qu’il est offert. Sinon, je ne l’offre pas, tout simplement. Qui diantre fait payer ses cadeaux après coup ?

Non, la meilleure façon de soutenir un créateur, c’est tout simplement d’acheter son travail. Et cela tombe bien, car je ne veux rien vous demander d’autre que de faire ce que vous souhaitez déjà : continuer à lire. Et justement, j’ai des livres imprimés sur du bon vieux papier, réalisés avec des éditeurs passionnés. Si mon travail vous a plu, les acquérir est la meilleure rétribution qui soit… et c’est aussi la seule que je souhaite.

Cette nouvelle est tirée d’un épais recueil intitulé L’Importance de ton regard, paru aux éditions Rivière Blanche. Il s’y trouve dix-sept autres récits de science-fiction, de fantasy, de bizarre, dont un court roman. Si ce texte-là vous a intéressé, il n’est pas déraisonnable d’espérer que le reste de ma production vous plaise !

Et si vous n’êtes pas encore convaincu(e), je propose d’autres nouvelles distribuées gratuitement, selon le même mode, à la page suivante :

http://lioneldavoust.com/telechargements/

Que je vous invite à récupérer joyeusement. :-)

Je tiens évidemment le blog / site qui va avec : http://lioneldavoust.com

 

Bonne lecture,

Lionel Davoust, 15 avril 2010


L'Île close

 

À Eldritch, walking the many ways…

 

[Guenièvre]

Cher journal,

Je me demande encore pourquoi je t’écris. Après tout, demain tu disparus, hier tu disparaîtras. Rien ne change et tout fluctue sur cette île qui s’étrécit, se dilate… Sais-tu combien c’est difficile de vivre une infinité de vies à la fois ? Une infinité, dis-je, en réalité il s’agit seulement d’un grand nombre, où au fond je reste la même. J’ai consigné sans cesse ces mots sur le papier et je ne l’ai encore jamais fait. Je suis jeune et vieille, l’épouse qui aime et trahit, la figure hiératique.

Mais surtout, je suis fatiguée.

Oh, je ne me plains pas. De nous tous, Arthur porte le fardeau le plus lourd – mais aussi le plus glorieux. Le plus lourd parce qu’il meurt sans cesse, terrassé par Œdipe, par Mordred son fils qu’il aime et hait, sans mourir vraiment puisqu’en partant pour Avalon, il revient toujours ici, et tout reprend. Il obtient l’épée et c’est là que les ennuis apparaissent – car en définitive, son histoire ne débute vraiment qu’au moment où il incarne l’autorité suprême. Le reste n’est qu’un prologue, visant seulement à satisfaire l’appétit de l’esprit pour les commencements.

Je n’ose plus envisager ce que je suis. Ce que je suis vraiment. Je vécus tant de variations de la Geste, toujours la même histoire, la même trahison, sans pouvoir me libérer, évoluer… Je sais qu’il existe des limites que je ne peux dépasser ; j’en mesure mal l’étendue et pourtant je les sens invisibles autour de moi, dictant mes actes, définissant ce que je suis à travers mes incarnations. Et je ne serai jamais rien d’autre. Je resterai à jamais dans les mémoires comme la reine qui trahit son époux, le plonge dans l’incertitude et le chagrin, et précipite le royaume dans la nuit.

Mais je ne peux m’en empêcher.

À tout prendre, j’aurais préféré être Morgane la Fay, l’énigmatique élève de Merlin, l’enchanteresse d’un autre monde, imprévisible, dangereuse. Sa réputation n’est pas meilleure que la mienne, mais au moins son aura mystérieuse justifie-t-elle en partie ses actes auprès de l’esprit. On la craint. Moi, on ne me hait même pas ; on me méprise. J’aurais aimé être mauvaise, mais non ; je suis juste faillible.

Il fallait quelqu’un comme moi dans l’histoire, je suppose.

 

[Lancelot]

Sous un ciel plombé, là où la terre brune glissait sous les flots calmes de l’océan – ou d’un lac si vaste que le brouillard en dissimulait la berge opposée – les habitants de l’île s’étaient rassemblés autour du chevalier.

Vêtu d’une armure resplendissante, juché fièrement sur un immense palefroi caparaçonné, cheveux au vent, mâchoire carrée, Lancelot promenait une ultime fois son regard pur sur l’assemblée. Il sentait le fer et le gingembre, la bougie et le sexe. Tout Camelot retenait son souffle, respectueusement silencieux à l’approche de l’événement, qui par sa régularité et son caractère héroïque, avait pris des allures de cérémonie.

Le chevalier termina la pomme dorée cueillie dans les vergers du château – la mangea jusqu’au trognon – puis accepta la lance que lui tendait son écuyer. Il brandit l’arme en criant d’une voix claire :

« Pour le roi ! »

Les spectateurs anonymes levèrent vaguement le poing en retour et poussèrent quelques acclamations dubitatives.

Avant de baisser la visière de son heaume, Lancelot se retourna vers le château, vers son amante, dépositaire d’une force tragique. Guenièvre n’était pas descendue sur la rive, mais il savait que leurs regards se croiseraient quelle que soit la fenêtre qu’ils choisiraient. Ils étaient liés. Camelot ne prenait jamais deux fois la même apparence ; mais sur l’île, seules les significations importaient.

Le favori du roi se retourna vers la berge, pointa sa lance, et éperonna son cheval.

Le coursier galopa joyeusement dans l’eau sans le moindre doute. L’assistance recula de quelques pas pour éviter les grandes gerbes d’éclaboussures.

Très rapidement, l’animal sombra sous le poids de l’armure et du cavalier, disparut, et se noya probablement. Lancelot tenta bien de nager, mais à son tour, entraîné par le fer, il coula à pic dans les eaux grises.

Camelot suivit encore quelques temps les progrès du chevalier, au sillage de bulles qui marquait sa marche solide, imperturbable, vers le large.

Puis, quand celles-ci se raréfièrent pour s’évanouir tout à fait, les spectateurs tournèrent les talons, et remontèrent d’un pas lourd vers le château.

Il commençait à pleuvoir.

 

[Ombre]

Lancelot revint le soir même – ou peut-être était-ce la veille au matin ; l’écoulement du temps semblait échapper à la volonté consciente. Quand tout le monde eut le dos tourné, une colline couverte de varech se dressa sans bruit au bout de l’île, montant à l’infini jusqu’aux nuages uniformes.

Le chevalier la descendit depuis la voûte céleste, toujours décidé, mais avec dans les yeux une pointe de désespoir. Il ruisselait, le fer de son armure s’était coloré de rouille et d’algues, le sable avait collé ses beaux cheveux, et des alevins s’échappaient en frétillant de ses chausses.

Aucune trace du cheval. Mais un autre l’avait probablement déjà remplacé aux écuries.

En bas de la pente, une grande silhouette vêtue d’une ample cape de nuit, au visage dissimulé par une capuche insondable, l’attendait. Lancelot ne lui accorda pas le moindre regard, la moindre parole. Il la frôla même mais il poursuivit sa route, semblant se refuser à la voir, à reconnaître son existence.

L’être de noirceur qui paraissait flotter, immatériel, sur la lande désertique, se retourna vers le chevalier avec une lenteur infinie.

Puis il leva le bras en un « coucou » timide, avant de le laisser retomber et de secouer tristement la tête.

 

[Arthur]

Mordred a gagné. Le Graal ne m’a pas sauvé. Ce fils incestueux, cette haine que j’ai engendrée, s’est levé contre moi, a rassemblé les forces des ténèbres et nous a écrasés. Mordred ! Tu es une injure à mes yeux, le distillat de la trahison de ta mère – ma propre demi-sœur ! Tes pas empoisonnent la lande désertique ! Tu es la Némésis du souverain suprême.

Il en faut une.

Je crois pourtant me souvenir qu’autrefois, nous combattions côte à côte.

Je gis blessé, Excalibur à mon côté. Le roi s’en va, quitte cette terre gaste sans avoir pu la sauver, sans avoir pu racheter sa faute… Je meurs terrassé par une lance qui m’a transpercé le flanc, crucifié sur le pommeau de mon épée pour sauver les hommes… Mon épée, Caledfwlch… Non, elle s’appelle Balmung. Non, j’ai tué le dragon avec Balmung sous le nom de Siegfried. C’est une autre histoire, et c’est la même.

Ah, un voile rouge me tombe sur les yeux… Je n’y vois plus… Je divague… Je suis humain, trop humain.

J’appelle Girflet auprès de moi. Il me reste une chose à faire.

Je sens le fidèle chevalier s’agenouiller près de son seigneur déchu. Je sais que je ne peux lui faire confiance. Pourtant, je dois traverser les étapes de la Geste, encore et encore.

« Je suis là, sire, annonce une voix grave.

— Bien. » Je soupire. La douleur me cisaille les côtes. Je sens le monde dépérir avec mon sang qui se répand au sol sans l’abreuver. Une brise légère disperse la brume froide et la fumée. Elle m’apporte l’odeur fraîche du lac, ou de la mer. L’île change de forme comme tout le reste, mais elle s’étrécit toujours davantage, j’en suis certain.

« Prends Caladbolg, dis-je en montrant l’épée, et jette-la dans l’eau. »

Il n’a pas le temps d’ouvrir la bouche que je le coupe déjà :

« Oui, dans l’eau. Et fais-le dès la première fois. Car tu désobéiras : tu la cacheras et reviendras me mentir. Je te demanderai ce que tu auras vu, et tu seras incapable de me répondre qu’un bras vêtu de brocart chatoyant se sera saisi de Durandal et l’aura emportée sous l’onde. Tu vas faire trois fois l’aller-retour avant de t’exécuter. Faut-il vraiment qu’on en passe encore par là ? Je suis fatigué, Girflet – ou Bedivere, peu importe, aujourd’hui vous êtes les mêmes – je suis fatigué. »

Je sens mon chevalier interloqué. À travers le voile écarlate, je le distingue qui se penche vers moi avec un air conspirateur.

« Mais, tout doit aller par trois, sire, chuchote-t-il. C’est ainsi. »

Quelles bêtises avons-nous édictées. Je n’ose répondre que tout doit également aller par paires, par quatre, cinq, sept ou douze ; tous les chiffres ont une symbolique propre, mais inutile de discuter avec lui. Il ne peut se transcender. Aujourd’hui, c’est l’archétype du second couteau.

« Alors dépêche-toi, au moins. »

 

[Guenièvre]

Cher journal,

Enfin du nouveau ! Bien sûr, lorsqu’un nouveau motif s’ajoute à la Geste, il devient immortel et s’y intègre comme s’il avait toujours existé. Nous-mêmes oublions jusqu’à cette évolution, nous devenons cette nouveauté. C’est pourquoi je dois coucher sur le papier ce qui s’est produit.

L’enchanteur nous a rendu visite, avec sous le bras de nombreux rouleaux de parchemin. Il s’est longuement entretenu avec Arthur, et quand ils sont ressortis de la salle du conseil, mon époux avait ce regard vif que je n’avais plus vu depuis bien longtemps. Il a donné des instructions aux bûcherons, aux tisserands, aux serviteurs sans visage ; ceux-ci ont rapporté dans la cour les matériaux demandés par le barde-magicien – longues tiges de bois, carrés de tissu, quelques mécanismes métalliques – et les ont assemblés selon les directives du vieillard.

Quelle créature étrange s’est dressée devant nous ! Un fin réseau arachnéen, un oiseau délicat, accueillant en son cœur un berceau où Merlin s’est installé.

… Je sens le souvenir s’estomper ! Il faut croire que l’esprit n’a pas retenu cette histoire. Je dois conclure rapidement.

La machine s’est mise à battre lentement des ailes ; sa queue, à tournoyer. Le mentor s’est envolé dans sa machine ; il est parti vers l’ouest, et nous l’avons perdu de vue dans la brume qui entoure l’île. Il est revenu de l’est, bien sûr.

Ou… a-t-il surgi de l’eau ?

Est-il tombé du ciel ?

Je ne sais plus ! Quelle importance – cette évolution de la Geste est refusée, je le sens. Ainsi, j’oublierai jusqu’à l’existence de cet étrange objet, jusqu’à cette vision étrangère… Après tout, Merlin est un sage, un gardien des arcanes et du mystère. Sa magie vit dans le bruissement des arbres, dans le froissement de l’onde, pas dans une construction stérile. Tout cela ne cadrait donc pas avec son rôle. J’égarerai ce récit comme tous les autres, mais peut-être, au hasard des rangements, l’ai-je retrouvé.

Une chose est sûre en revanche : à présent, l’île semble plus étroite encore. Ce matin, la mer léchait presque la muraille ouest d’Avalon/Camelot.

 

[La Table Ronde]

« Repentez-vous, mugissait le Graal, repentez-vous !! »

Lancelot se leva d’un bond, frappa d’un poing ganté d’argent sur la table, et éclata :

« Je ne vais pas me laisser dicter ma vie par une saucière ! »

Arthur promena sur ses chevaliers un regard où le désabusement le disputait à la vacuité. Aux murs pendaient les mêmes tentures depuis la nuit des temps, et pourtant les symboles qui les ornaient évoluaient, coexistaient au même endroit, se fondaient les uns aux autres – arbre de vie celte, croix chrétienne, blason moyenâgeux d’azur aux six lionceaux d’or.

L’espace semblait se distendre autour de la Table Ronde, de manière à accueillir à la fois douze et cent hommes selon les versions. Mais leur nombre importait peu ; la table conservait sa forme même si parfois des secteurs semblent s’y dessiner à la manière d’une gigantesque roue de fortune cosmique. Autour de celle-ci, seuls quelques visages étaient clairement identifiables. Le charisme minéral de Lancelot. La perfection angélique de Galaad le Chaste, vu par certains comme l’incarnation du Christ. L’émerveillement juvénile de Perceval, qui commença la Quête en toute innocence, en toute ignorance, et échoua avant de réussir.

Quoique, songea Arthur, son visage était justement masqué en partie par le Graal qu’il s’était mis sur la tête. Nul ne savait comment réagir ; Perceval, qui symbolisait la naïveté et la fraîcheur, ne cessait de surprendre, de suivre un chemin dont la logique interne échappait toujours à l’esprit. Une manière polie d’expliquer qu’il se comportait en perpétuel imbécile. Arthur ne pouvait s’empêcher de penser qu’il y avait quelque chose de pourri au royaume de Bretagne.

Le Graal prit la forme de la lance qui perça le flanc du Messie et tomba à terre dans un claquement métallique en éclaboussant l’assistance de sang. Galaad se serra inconsciemment les côtes. Le roi aussi.

« Je ne suis pas qu’une saucière, gloussa l’objet. Je remplis ma fonction comme vous tous. »

Des exclamations s’élevèrent dans la salle.

« Silence », intervint Arthur.

Le souverain avait parlé. Tous se turent, sauf le Graal qui devint la Pierre de Fal, celle qui chante à l’approche du vrai roi, et qui se mit donc fort logiquement à entonner Chevaliers de la Table Ronde.

« Que le Graal prenne encore une forme, murmura Galaad, et la quête sera terminée. Je poserai la Question, je reviendrai et je soignerai le roi et le royaume.

— On n’est pas encore revenus là, tempéra Arthur. Ton heure de gloire se répétera. Pour l’instant, c’est le tour de Perceval. »

Arrivé pour la deuxième fois à « Goûtons voir, non non non », le Graal s’interrompit subitement.

« Il est reparti », annonça Perceval, un peu triste.

Probablement à l’étage en-dessous, pensa Arthur. Là où je joue le rôle du roi pêcheur en attendant qu’un chevalier vienne me poser la Question qui me délivrera du mauvais sort, accomplissant ainsi la Quête. Tout est simultané.

« Nous devons déclarer la guerre à Mordred le renégat », déclara Lancelot, raide comme un balai.

Un voile passa sur le visage d’Arthur. Son regard se durcit, sa mâchoire se figea, mais après ce précaire instant, il soupira et leva les mains en signe de conciliation. « Ton enthousiasme t’emporte. Je suis déjà mort hier et je mourrai demain ; laisse-moi aussi régner sur un royaume prospère. Ma chute n’a de valeur qu’en vertu de ma grandeur. Plus je serai noble, plus la trahison des miens frappera l’esprit. Plus mon amour sera pur, plus ma blessure sera profonde ; plus grave sera la chute du royaume, et la Quête du Graal importante. Sois grand, Lancelot, et trahis-moi bien, c’est nécessaire. »

Un peu gêné, l’intéressé baissa les yeux sur la table en marmonnant : « Des fois aussi, je reste vertueux. »

Arthur laissa l’homme en paix et regarda l’assistance à géométrie variable – les visages reconnaissables, surtout. Les autres étaient condamnés à rester anonymes, à n’avoir de valeur que par leur masse ; à impressionner par leur nombre et rien de plus.

Dans le fond, une petite voix piailla : « Nous ne sommes pas des numéros, nous sommes des hommes libres », mais nul ne lui prêta attention, sauf l’ombre, la silhouette habillée de noirceur, debout adossée au mur. Les regards semblaient la traverser. Elle jeta un coup d’œil fugace vers le contestataire, mais la masse l’avait de nouveau avalé, censuré.

L’ombre reporta son attention sur les chevaliers et sur Arthur.

« Je ne vous ai pas convoqués dans le cadre de la Geste, reprit le roi. Je crois qu’il est temps que nous ayons une discussion en tant que nous-mêmes. Nous jouons la Quête, notre ascension et notre chute depuis… Ah, qu’importe. En tant que souverain idéal, j’accède au pouvoir et meurs trahi de mille manières différentes ; héros, personnages, figures mythologiques même, nous incarnons tous une infinité de variantes de la même idée, du même archétype, à la fois représentations de l’esprit, et concepts indépendants. »

Tous les chevaliers restaient tournés vers leur souverain, pétrifiés, le dévisageant avec incompréhension, comme s’ils entendaient ses paroles mais ne les comprenaient pas.

Arthur – l’Ours, Ambrosius Aurelianus, le dieu Lir ou même Beowulf – sentit le vertige le gagner.

« Nous sommes… des archétypes, répéta-t-il en hochant la tête, espérant asseoir ses paroles. Pourtant, nous cherchons tous à fuir l’île…

Ja non ! mugit Lancelot en se levant. Sire, c’est offence ! Mien braz est vostre, et ja ne guerpirai. »

Arthur resta interdit.

« Enfin, Lancelot… Tu quittes l’île tous les trois jours, et à chaque fois, tu te noies. Tu ne t’en souviens pas ? » Il entendait presque Girflet/Bedivere le sermonner d’un air coupable, comme s’il proférait une obscénité : Mais, tout doit aller par trois.

Scandalisé, le chevalier renversa son vin sur le sol puis sortit de la salle du conseil à la manière d’un ouragan.

« Il reviendra, glissa Galaad. Aucun d’entre nous ne peut vous déserter, Sire. »

Sauf Mordred, pensa amèrement Arthur.

« J’ai faim, on va manger ? » demanda le jeune Perceval, un sourire crétin sur les lèvres.

[Mordred]

« Quelle bande de pouilleux, grogna le renégat en contemplant son armée de paysans hirsutes.

— De vilains, mon fils, de vilains, tempéra Morgane.

— N’empêche, fit Mordred avec un reniflement dédaigneux. Ils puent, et puis ils sont sales. John Boorman dans Excalibur me donne une vraie armée, lui.

— Boorman ? Quel est donc ce chevalier ? »

Mordred jeta un coup d’œil à sa mère, qui n’était pas toujours Morgane la Fay. Grande, puissante, d’âge indéfinissable, elle lui rendit un regard où se lisaient l’amour et la férocité.

« Qu’importe, répliqua-t-il. Je ne comprends pas comment je parviens à gagner avec une telle bande de sauvages mal nourris. »

Morgane posa la main sur l’épaule de son fils en armure, et souffla à son oreille :

« Parce que tu as la vigueur de la jeunesse, mon fils. Un vent nouveau souffle sur l’île. Une tempête qui jettera à bas le règne d’Arthur.

— Oui, je sais. Je suis l’archétype du changement, les forces de l’inconscient humain qui le poussent sans cesse à se dépasser, à surmonter ce qui les précède. »

Morgane l’admira avec fierté, en haussant un sourcil surpris.

« Exactement. Que tu parles bien ! Je n’aurais pas mieux dit moi-même. »

Mordred soupira. Ainsi, même une déesse est capable d’oublier. Combien d’entre nous se sont laissés abuser par le mirage de la conscience humaine, et ont occulté notre nature de symbole ?

Il croqua dans une des pommes d’or qu’un espion rapportait régulièrement des jardins d’Avalon, puis la tendit à Morgane.

Il se prépara à s’investir à corps perdu dans son rôle, à s’y noyer avec l’énergie du désespoir.

« On ferait mieux d’aller entraîner ces barbares », dit-il avec dégoût.

 

[Déjeuner sur l’herbe]

Les chevaliers vêtus de leur perpétuelle armure argentée, les dames richement vêtues de voiles en peau d’oignon, arpentaient le verger en devisant gaiement des événements du royaume, déjeunant avec entrain des fruits dorés qu’ils cueillaient sur les arbres. Arthur les observait, désabusé et non sans angoisse, à l’écart.

Ne voient-ils pas que ce royaume, que nos existences sont des fictions ?

« Personne par la guerre ne devient grand », dit une voix grave dans son dos.

Le roi sursauta et se retourna, courroucé.

« Je déteste quand tu fais cela, Merlin. »

L’enchanteur, vêtu d’une longue bure, le visage parfois imberbe, parfois couvert d’une imposante barbe blanche, s’avança, un long bâton à la main.

« Cela fait partie de ma nature. Je suis le mystère. J’ai beau essayer, il m’est impossible d’approcher quelqu’un par devant. »

Merlin rejoignit son roi et regarda à son tour la foule de Camelot.

« Ils ont oublié, dit Arthur. Ou plutôt, ils refusent de se souvenir. L’île s’amenuise quand nous ne le voyons pas, Merlin. Tous veulent partir, mais ils le nient. Lancelot a même prétendu n’avoir jamais cherché à quitter Avalon. Pourtant, c’est incontrôlable. Nous nous enterrons. Nous nous fossilisons. Nous avons besoin de dépasser notre symbolisme, mais notre forme est tellement figée que je crains qu’il soit trop tard. C’est une vraie… névrose.

— Quel bruit fait une seule main qui applaudit ?

— Je ne suis pas d’humeur pour les énigmes.

— Pardon. » Merlin cueillit une pomme d’or à une branche basse. « Alors que l’homme émergeait de la barbarie, qu’il s’éveillait à la civilisation, il eut soif d’idéal. Cette soif était si grande que l’inconscient collectif balbutiant a nommé, façonné, codifié les archétypes héroïques qui lui manquaient. Ni création, ni idée ; quelque chose d’intangible entre les deux. Malheureusement, la Geste est si puissante que rien ne peut la remplacer. » Le mage sourit.

« Nous sommes surtout si humains que nous refusons de céder la place, répliqua Arthur. Nous préférons nous ancrer à ce misérable grain de poussière plutôt que d’aller voir ailleurs.

— Mais personne ne peut voir ailleurs, Arthur. Toi-même, quand tu meurs, quand tu quittes le royaume sur la barque funéraire pour gagner Avalon, c’est ici que tu reviens, puisque tu ne pars jamais vraiment.

— Alors aide-moi.

— Je ne sais pas de quoi tu parles, petit scarabée. Bonjour. » Merlin quitta le roi en hâte, d’un pas raide, sans un regard en arrière.

Nous sommes tous limités par notre folie.

Non loin de là, coiffée d’un chapeau de paille, juchée sur une échelle, l’ombre taillait les pommiers dorés.

 

[Trois petits tours et puis…]

Puisque nous sommes limités par notre rôle, alors je pourrais essayer de faire n’importe quoi, songeait Arthur, désespéré, les mains derrière le dos, en marchant sans but.

Il atteignit le bord de la mer-lac et ramassa une pomme jaunâtre à demi moisie. Un asticot pointa le bout de son nez à travers la chair ternie.

Être ou ne pas être. Sur l’île aux archétypes, quelle est la nature des vers ? Il lorgna l’animal. Et si je t’appelais Alexandrin ?

Je pourrais moi aussi abandonner toute réflexion et me jeter à corps perdu dans les répétitions de la Geste.

Ailleurs, quelque part, Arthur mourait, recevait l’épée de la Dame du Lac ou l’extirpait d’un rocher, rencontrait Guenièvre pour la première fois, blonde, brune ou rousse.

Le problème, c’est que j’en ai franchement marre et que tout le monde autour de moi devient zinzin.

Mû par une irritation subite, Arthur lança de toutes ses forces la pomme vers le banc de brume qui se rapprochait inexorablement d’Avalon/Camelot. La grisaille l’avala goulûment.

Bien sûr, le fruit revint par l’arrière et lui tomba sur la tête. Dépité, le roi marmonna un vague « Ouais, eurêka », et n’y prêta pas plus d’attention.

Il commença à déambuler d’un pas traînant le long de la rive.

Faire n’importe quoi. Pourquoi pas, au point où j’en suis. Il se mit à trottiner comme un enfant, tenta une roue et s’écroula sous le poids de son armure, cueillit une fleur et entreprit d’en arracher les pétales – « Elle m’aime un peu, beaucoup, passionnément » – en pensant à Guenièvre, écrivit de la pointe d’Excalibur des insultes dans la poussière, pour choquer les cieux.

Rien ne se produisit. En nage, le regard sur la berge, Arthur reprit sa route, découragé.

Divaguer n’est pas une solution. Les autres divaguent bien, en vain. Je ne fais qu’agir en butte à ma vision des choses, ce n’est donc pas vraiment n’importe quoi. Juste, à la rigueur, l’inverse de ma nature profonde. Ce qui en révèle tout autant sur moi-même.

Arthur repassa devant le verger où l’on déjeunait dans une insouciance éperdue. L’ombre descendit de son échelle, ôta son chapeau de paille et vint rejoindre Arthur pour marcher à ses côtés. Le roi ne remarqua rien.

Il acheva son tour de l’île et revint à son point de départ, avec la pomme moisie à terre. Ailleurs et en même temps, il épousait Guenièvre, découvrait la trahison de Lancelot, recrutait Perceval ou Galaad.

Je suis un code, l’incarnation d’un concept. Tragiquement, je ne suis que moi-même. Comment comprendre ce qui me manque, si mes ailes sont rognées ? La Quête du Graal est avant tout un cheminement qui apporte la clarté à l’esprit. Mais elle non plus ne peut nous apporter de réponse ; elle fait partie de la Geste comme tout le reste. Elle appartient au système.

L’ombre cheminait aux côtés d’Arthur, mains – ou manches – jointes, la tête inclinée tel un moine dans son cloître. Ils repassèrent devant les arbres. Les chevaliers achevaient leur festin et retournaient au château.

Le Graal est un symbole, lui aussi. L’esprit humain lui a donné la forme d’un objet à rechercher au sein d’une terre stérile car c’était plus facile à appréhender, mais finalement, tout n’est qu’apparence. Seule compte la signification des choses, ici.

Arthur ramassa la pomme pourrie à terre, et en y pensant à peine, mordit. Commença à mastiquer méthodiquement la chair douceâtre, encore croquante par endroits. Déglutit le jus visqueux pressé par ses dents. Sentit l’arôme sucré de la corruption monter dans ses fosses nasales, étouffer son larynx, brûler les flancs de sa langue. Ignora les frétillements frénétiques des asticots descendant dans le royal gosier.

Il acheva le fruit putréfié, et pivota soudain vers l’ombre.

Celle-ci hocha la tête en retour. Au loin, émergeant de la brume, un pont vaporeux et immaculé, tissé de lumière, dressait ses piliers évanescents, se manifestait peu à peu, gagnait la berge de l’île close.

Quelque part résonnèrent les premières mesures d’O Fortuna dans Carmina Burana.

Écrasé par la peur de l’au-delà, le roi tomba à genoux et vomit les terrifiants pépins de la réalité.

 

[Troisième voie]

Les cadavres anonymes jonchaient la plaine de Camlann jusqu’à l’horizon – un horizon pourtant fort proche ; la mer léchait à présent le château sur trois côtés, et avant la bataille, les deux armées ne s’étaient fait face qu’à quelques mètres l’une de l’autre. Pourtant, la charge épique de l’ultime bataille du règne arthurien avait semblé durer une éternité, et les morts sans visage s’entassaient par milliers.

Arthur, sa belle armure souillée d’écarlate, les cheveux et la barbe collés par la boue, la sueur et le sang, avançait en titubant parmi les râles des mourants, Excalibur au poing. L’épée poisseuse était si lourde à porter, plus encore que la couronne : la royauté résidait dans l’arme, dans la gloire divine, et non dans le symbole des hommes.

Une seule idée, une unique volonté poussait encore le roi au terme de son ère : trouver Mordred, sa trahison, l’héritier qu’il n’aurait jamais.

« Mooordred !! » hurla-t-il sur la plaine.

Le jeune homme au visage trop parfait pour être beau émergea de la fumée, sa lance sanglante à la main, et s’avança d’un pas chancelant, un rictus haineux sur les lèvres.

« Je suis là, père », gronda-t-il.

Le vrai roi et l’usurpateur se rejoignirent au centre de la plaine de Camlann parmi les vestiges d’une grandeur passée, au milieu du feu et de la mort, au bord des eaux noires, stygiennes.

La Geste touchait à sa fin, encore.

Mordred poussa un râle animal, qui crût en intensité. Dans un ultime effort, brûlant de haine, il brandit sa lance, prêt à commettre le parricide.

Arthur écarta les bras. Et balança Excalibur au loin tel un vulgaire piquet.

« J’abdique », déclara-t-il.

Il y eut un instant de flottement. Mordred resta immobile, comme s’il avait reçu un coup à l’estomac, puis se reprit. « C’est… une ruse, tu essaies de remporter la victoire par félonie, tu veux figer l’ordre établi ! siffla-t-il entre ses dents serrées.

— Non, je t’assure, répondit Arthur. J’en ai soupé de cette histoire, de ces motifs à qui une infinie répétition a prétendument conféré l’immortalité. L’inconscient humain a besoin – nous avons besoin d’évoluer. Mais je suis trop vieux, trop tourné vers l’ordre ancien pour offrir un pareil avenir. J’incarne la sagesse, toi le changement. À toi de monter sur le trône. Tu le voulais ? » Il ramassa Balmung et lui adressa un regard ambigu. « Tiens, prends mon phallus et rends à la terre sa fécondité. »

Interdit, Mordred contempla l’épée sans la toucher. Il planta sa lance en terre et s’y appuya. Puis fronça les sourcils.

« Je… » balbutia-t-il. Il regarda autour de lui les morts agonisants, qui ne se tairaient qu’à la fin du combat, à la fin de la scène. Puis il revint à son père. Plissa le front, toute haine éteinte.

« J’en veux pas », finit-il par dire avec une moue boudeuse.

Arthur sentit le vertige le gagner, et dévisagea son fils.

« Mais… tu le désirais tellement ! Tu dois mener le royaume à une ère nouvelle. Qu’adviendra-t-il du monde ? De l’île ? »

Mordred haussa les épaules.

« J’en sais rien. M’en fous. » Les mots s’écoulaient naturellement à présent, comme s’ils avaient attendu depuis toujours de mûrir en lui, pour éclore et donner un sens nouveau à ses perceptions. « Je te faisais simplement la guerre parce que Maman te haïssait. Et parce que tu représentais tout ce que je n’avais pas, et ce que je ne serai jamais. Mais si tu me donnes tout, c’est une autre histoire. Cela ne m’intéresse plus. Je ne veux pas devenir toi. »

Père et fils, gênés, regardèrent leurs pieds armurés pendant un moment.

« Comme ça, simplement ? demanda Arthur d’une voix où perçait la panique.

— Ouais, j’aime assez l’idée de tout envoyer balader sur un coup de tête », répondit Mordred avec un rire cynique. Il s’assit sur un soldat qui émit une faible protestation.

Plus respectueux, Arthur resta debout, pensif.

« Je sais comment partir, avoua-t-il enfin. Mais je ne peux pas, j’ai des responsabilités envers le monde. » Une pause. Il prit une profonde inspiration. « Non, c’est faux. J’ai juste peur. »

Mordred eut un sourire en coin.

« Le monde, c’est nous. Et moi, j’en ai ma claque. Allez, fit-il en se levant, on se tire ensemble de ce trou de nazes. Au fait, tu le connais, le type en noir qui nous fait des signes ? »

 

[Dessous]

Dans les entrailles de l’île, très loin sous le château, au cœur de la terre, du dragon, l’ombre avançait entre les sculptures minérales, les colonnes unissant le sol au plafond. Dans les soubassements de l’inconscient collectif, il régnait une odeur de soufre.

La silhouette parvint à un lac souterrain aux eaux totalement immobiles, un miroir insondable que le vent n’avait jamais troublé.

La Dame émergea de l’onde sans la rider, sans un embrun. Le lac sembla façonner sa silhouette liquide aux courbes insoutenables que recouvrait un voile tissé d’espace, d’étoiles et de temps. Dans la main droite, elle tenait l’épée du roi.

Face à l’ombre, elle prit pied sur la pierre noire où fluctuaient des veines écarlates décrivant des motifs incompréhensibles.

En une réponse muette, la cape de l’ombre s’affaissa, comme si les forces qui la soutenaient s’étaient soudain lassées. Avec à peine un froissement de tissu, l’étoffe tomba à terre, vide.

Un serpent sortit des plis du vêtement, et vint se lover autour des mollets de la Dame. Par ses caresses sur son voile, par le flux des écailles sur sa peau, l’animal demanda :

« Vous l’avez retrouvée ? »

La Dame du Lac traça du bout des doigts un complexe alphabet sur la peau du serpent.

« Oui. Malgré l’absence de son roi, Girflet est quand même resté aveuglément fidèle à la Geste. Au terme de trois aller-retours, il a lancé Excalibur dans l’eau.

— Mais il n’y a maintenant personne pour la réclamer, lui répondit le serpent de quelques coups de langue à l’intérieur de ses cuisses. Arthur et Mordred ont quitté l’île. Ces contraires-là ont fini de s’affronter, et sans nier leur nature, ont retrouvé ensemble le chemin de l’évolution.

— Oui, mais vers quoi ? demanda la Dame, flattant de manière plus insistante les écailles du serpent.

— Je l’ignore, tout comme eux. Je ne suis que le jardinier. Ils ont emprunté le pont mais sa destination reste masquée par le brouillard. »

Le serpent remonta langoureusement vers l’aine, s’immisça plus avant sous le tissu. Les écailles fraîches firent courir un frisson le long de l’échine de la Dame.

« On dit que le vrai roi reviendra un jour. Mais en ce cas, je crois qu’il n’aura plus besoin de cet étai. » Elle jeta un regard à l’épée souveraine, puis gloussa – tranchant le silence millénaire de la grotte. « Tu sais, Lucifer, un jour la conscience humaine n’aura même plus besoin du mystère que nous représentons, et l’oubli des mythes mettra ces cavernes au grand jour pour en élucider tous les secrets. »

Le serpent s’arrêta.

« Ce temps n’est pas encore venu. J’admets que nous ne sommes que des outils, mais il reste tant d’archétypes sur l’île à n’avoir pas percé le mystère des pommes d’immortalité. »

Avant de céder à la froide sensualité du porteur de lumière, la Dame lui répondit d’un ultime frôlement, en souriant sous son voile :

« Oui. Mais il se passe tout de même quelque chose dans la conscience humaine. »

 

 

Première parution : in De Brocéliande en Avalon,

anthologie dirigée par Lucie Chenu, éd. Terre de Brume, 2008.

Reprise en podcast par Utopod (http://www.utopod.com)

Prix : Lauréate du prix Imaginales 2009.

Finaliste du Grand Prix de l’Imaginaire 2009.