Lionel Davoust
Récital pour les hautes sphères
Nouvelle
Extrait de L’Importance
de ton regard
Recueil de nouvelles publié en mai 2004 par les éditions Rivière Blanche
(ISBN 978-1-935558-20-0)
http://www.riviereblanche.com/importance.htm
http://lioneldavoust.com/livres/limportance-de-ton-regard/
Première publication in Univers et Chimères n°1, http://univers.chimeres.org, 2004.
Licence Creative Commons By-NC-ND-2.0
Distribution à l’identique, non commerciale, libre et gratuite
Ce fichier est distribué selon la licence Creative Commons « Paternité – Pas d’utilisation commerciale – Pas de modification – 2.0 France ».
Vous êtes libre :
De reproduire, distribuer et communiquer cette création au public.
Selon les conditions suivantes :
Paternité. Vous devez citer le nom de l’auteur original de la manière indiquée par l’auteur de l’œuvre ou le titulaire des droits qui vous confère cette autorisation (« Lionel Davoust, http://lioneldavoust.com »), mais pas d’une manière qui suggérerait qu’ils vous soutiennent ou approuvent votre utilisation de l’œuvre.
Pas d’utilisation commerciale. Vous n’avez pas le droit d’utiliser cette création à des fins commerciales.
Pas de modification. Vous n’avez pas le droit de modifier, de transformer ou d’adapter cette création.
Remarque :
Le texte complet de la licence se trouve à l’adresse suivante :
http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/2.0/fr/
Dire que le milieu artistique et culturel traverse une crise est un truisme : avec la généralisation des échanges sur Internet, tous les modèles classiques de distribution vacillent et même s’effondrent. La musique, puis le film ont subi de plein fouet ces assauts et, alors que le livre électronique s’apprête à déferler, on ne saurait douter que l’édition connaîtra à son tour ces mutations importantes.
Tout le monde s’accorde à peu près pour affirmer que les anciens modes de pensée sont caducs, que la commercialisation doit évoluer et s’adapter à cette nouvelle donne.
En revanche, si les donneurs de leçons ne manquent pas, personne n’est capable de dire ce qu’il faut faire – ni même de brosser un vague tableau de l’avenir.
Face à ces bouleversements, deux attitudes.
Ou bien s’enterrer la tête dans le sable, résister avec l’énergie du désespoir face au changement, dans l’espoir de le contrôler ou même de l’anéantir.
Ou alors, expérimenter avec ces nouveaux modèles, prendre des risques, s’y plonger pour comprendre ce qui s’y joue et participer à dessiner cet avenir que nul ne sait encore entrevoir.
Je pense résolument que la complexité et l’aspect international d’Internet rendent les tentatives de contrôle parfaitement vaines et, qui plus est, contre-productives. D’autre part, l’idée de vivre dans un monde où l’information n’appartient plus au citoyen, qu’il s’agisse de la sienne ou de celle qu’il s’est légalement procurée, m’est absolument insupportable. C’est pourtant l’avenir que pouvoirs publics et compagnies privées s’échinent actuellement à construire.
Par conséquent, puisque je suis tout aussi incapable que les autres d’imaginer des solutions à cette mutation, il ne me reste qu’une chose : expérimenter avec les nouveaux modes de diffusion afin de mieux les apprivoiser. Je n’ai pas d’entreprise à faire tourner, de responsabilité autre que mon propre travail (et mon estomac, d’accord). Je peux prendre des risques, me tromper, apprendre.
Et, très franchement, pour un créateur, c’est passionnant.
C’est pourquoi j’ai décidé de distribuer gratuitement et librement une partie de mes histoires. Le fichier que vous détenez est entièrement à vous. Il est diffusé sous une licence dite « Creative Commons » : pour résumer, vous avez le droit de le reproduire, de le partager, de le mettre à disposition d’autrui, à condition, bien entendu, de ne rien changer au contenu et de ne rien exiger en échange.
J’irai plus loin : n’hésitez pas à le faire, car c’est le but !
Il est bien évident que j’espère toucher un plus large public par ce biais. Depuis l’adolescence, je n’ai jamais autant découvert d’artistes que par la copie privée, entre copains, sur recommandation, par échange de vieilles cassettes ou de MP3. Et je m’aperçois que j’ai toujours fini par suivre et acheter le travail de ces créateurs. Les deux plus graves dangers de ce métier sont mourir de faim et disparaître. Or, aucun inconnu n’a jamais rien vendu. C’est donc un pari : j’espère bien que, si mes efforts vous ont plu, vous aurez envie de les partager autour de vous, d’en découvrir davantage et de m’accompagner.
Un auteur n’est rien sans lecteurs. Contrairement à beaucoup de créateurs présents sur Internet, je décline les dons (même si l’attention me touche) car cela m’inspire un désagréable arrière-goût de mendicité : or, si je mets un fichier en ligne, c’est qu’il est offert. Sinon, je ne l’offre pas, tout simplement. Qui diantre fait payer ses cadeaux après coup ?
Non, la meilleure façon de soutenir un créateur, c’est tout simplement d’acheter son travail. Et cela tombe bien, car je ne veux rien vous demander d’autre que de faire ce que vous souhaitez déjà : continuer à lire. Et justement, j’ai des livres imprimés sur du bon vieux papier, réalisés avec des éditeurs passionnés. Si mon travail vous a plu, les acquérir est la meilleure rétribution qui soit… et c’est aussi la seule que je souhaite.
Cette nouvelle est tirée d’un épais recueil intitulé L’Importance de ton regard, paru aux éditions Rivière Blanche. Il s’y trouve dix-sept autres récits de science-fiction, de fantasy, de bizarre, dont un court roman. Si ce texte-là vous a intéressé, il n’est pas déraisonnable d’espérer que le reste de ma production vous plaise !
Et si vous n’êtes pas encore convaincu(e), je propose d’autres nouvelles distribuées gratuitement, selon le même mode, à la page suivante :
http://lioneldavoust.com/telechargements/
Que je vous invite à récupérer joyeusement. :-)
Je tiens évidemment le blog / site qui va avec : http://lioneldavoust.com
Bonne lecture,
Lionel Davoust, 15 avril 2010
C’est lorsqu’il se crève les tympans que Barnabé Colmy entend pour la première fois la musique des sphères.
Dans un premier temps, il est déçu. Ce n’est pas ce qu’il espérait.
Depuis sa prime jeunesse, Barnabé Colmy vit un enfer. Verlaine ne se doutait pas de combien il est fatiguant d’entendre en permanence « de la musique avant toute chose », surtout lorsque l’on réside en banlieue parisienne et que tout bruit, que tout son devient une musique à part entière.
C’est d’ailleurs un tour de force que Barnabé Colmy ait tenu quarante ans avant de se décider à commettre un geste qui semblerait relever de la démence, mais qui en réalité, n’est qu’une question de survie.
Pour Barnabé, le bruissement des arbres libère toujours une richesse insoutenable d’harmoniques individuelles, à mesure que chaque feuille se frotte à ses voisines, ou s’enroule autour des vrilles des courants d’air. Pour Barnabé, la pétarade d’un scooter descendant la rue a toujours l’énergie d’un solo de guitare hard rock. Pour Barnabé, la sonnerie du téléphone tranche toujours la sérénité silencieuse du bureau comme un couteau sublime, s’enlace comme une violente maîtresse aux grattements des stylos sur les blocs-notes, aux crissements des fauteuils, aux cliquetis hésitants des claviers d’ordinateurs.
Bref, Barnabé n’en peut plus.
Cette immersion continuelle dans cet univers musical a tué la moindre de ses impulsions créatrices et asséché l’ensemble de ses ambitions. Elle l’a confiné à un modeste pavillon de banlieue aux murs en béton beige, à des amitiés sans lendemain, à des amours passagères, et à un emploi de bureau anonyme dévolu à la morne saisie des écritures comptables relatives à l’achat du petit matériel d’une firme d’import-export de calamars.
Barnabé n’a en effet jamais ressenti l’envie de construire quoi que ce soit dans sa vie, qu’il s’agisse de relations, de carrière ou d’œuvres d’art.
Car quand toute la musique du monde vous agresse sans arrêt, vous ne ressentez pas le besoin de composer quelque chose de différent. On vous force déjà à tout entendre. Tout, sans exception.
C’est pourquoi Barnabé Colmy décide de se crever les oreilles, les tympans, la cochlée et tout le reste, dans le but d’accéder enfin à la tranquillité. Il est debout dans son salon. À mesure qu’il enfonce le tournevis cruciforme soigneusement désinfecté dans son conduit auditif gauche anesthésié par une dose massive de mépivacaïne, une foule de questions se bouscule dans son esprit avec une excitation euphorique : quelle est la nature du silence ? Est-il en réalité une musique différente ? Si c’est le cas, sera-t-il capable de la percevoir, après être dépourvu d’organes sensoriels ?
Barnabé retire le tournevis ensanglanté de son oreille gauche, le rince soigneusement, applique une autre dose de désinfectant sur la tige et l’enfonce consciencieusement dans son oreille droite.
La dernière chose qu’il voit avant de tourner de l’œil, ce sont ses quelques livres de référence sur le langage des signes et la lecture sur les lèvres, étalés en désordre sur le canapé défraîchi.
Comme le bruissement de la soie sur une épaule nue…
Comme une rosée d’étoiles tintant doucement en tombant sur la Terre…
Comme un souffle sensuel, susurré par des lèvres douces…
Comme la chaleur protectrice de bras aimants…
Une note infinie, exquise et riche, vibrant d’énergie tranquille…
Une douleur à hurler, ce que Barnabé s’empresse de faire à son réveil.
Évidemment, il ne s’entend pas.
Barnabé reste une semaine à l’hôpital, le temps de traiter les dégâts irréversibles causés par le tournevis, et surtout, de s’assurer de sa stabilité psychologique. De tels actes d’automutilation sont plutôt rares. Mais Barnabé n’a pas de famille pour le prendre en charge, et connaît déjà sur le bout des doigts les modes de communication des sourds ; aussi décide-t-on de le laisser partir afin d’éviter de grever davantage le budget national de la Santé.
Barnabé est souriant mais soucieux. L’étrange musique ne l’a pas quitté depuis son réveil ; elle se déroule dans son esprit en lentes ondulations tendues, et pourtant paresseuses. Les longs accords éthérés évoluent constamment, sans que Barnabé ne puisse isoler les voix qui les composent. Les tintements aériens, les chuintements spectraux, les appels chromatiques s’entremêlent indistinctement dans ce paysage sonore inédit. Car Barnabé connaît toute la musique du monde, et rien de ce qu’il entend maintenant n’a pris naissance sur Terre.
La déception se mue bientôt en curiosité amusée.
La curiosité amusée se mue bientôt en obsession.
Le supérieur de Barnabé, un échalas tout sec, le surprend régulièrement à rêvasser devant son ordinateur au lieu de compiler le nombre de rubans encreurs et de caisses de bois achetés ce mois-ci pour la filiale de Dunkerque. Car Barnabé essaye de déchiffrer le sens caché de ce Ré très présent aux ondulations rapides, tente de comprendre pourquoi ce La éloigné qui s’étire en longueur a un volume si faible alors que l’énergie du son paraît si puissante, désire analyser ce Do maladif quasiment dissimulé par un Si bémol amical…
Un jour, Barnabé Colmy comprend qu’il écoute en fait la musique des sphères. Il remet sa démission au service comptable. Une étincelle créatrice a enfin fait irruption dans sa vie. Il liquide tous ses placements. Il loue les services d’un ingénieur du son pour se faire installer un studio de musique électronique dans son garage. Il a besoin de communiquer cette musique transcendante, nouvelle et pourtant immortelle au monde entier. Comme Beethoven.
Échalas Tout Sec le voit partir avec soulagement.
« J’ai écouté ce que vous m’avez envoyé. »
Intimidé, Barnabé est perché au bord du haut fauteuil en cuir. Il a peur de s’y faire engloutir. Sylvestre Sackebandt, de l’autre côté du bureau sombre en bois précieux, n’a pas cette crainte : sa silhouette nerveuse de trentenaire – sur laquelle commencent cependant à se déposer les conséquences rebondies de riches repas d’affaires – est confortablement vautrée au fond de son propre fauteuil. Il plane une odeur de tabac froid dans la pièce.
Sylvestre porte un costume Armani dernier cri.
« C’est pas mal. »
Barnabé hoche la tête, intimidé.
« Pour une maquette », continue Sylvestre.
Barnabé reste interdit. Il connaît mal le milieu professionnel de la musique, mais le CD qu’il a envoyé à Worldview Records était aussi abouti qu’il pouvait l’être. Barnabé a en effet passé six longs mois enfermé dans son garage à programmer les synthétiseurs, les racks d’effets, à finaliser les balances pour que le résultat soit le plus proche, non, soit identique en tous points à la musique des sphères qu’il entend en continu dans sa tête. Il connaît la musique du monde entier ; les vibrations des ondes sonores, ainsi que sa connaissance innée des tons et de l’harmonie, ont guidé ses mains. Il a même contrôlé le résultat au cours de sensuelles étreintes avec les baffles, en percevant les vibrations avec son corps, avec ses mains – le seul mode de perception des vibrations sonores qui lui reste – pour parachever son œuvre, son enregistrement sur soixante-quatorze minutes de la musique des sphères.
Barnabé ne comprend pas pourquoi Sylvestre Sackebandt n’a pas, lui aussi, été conquis par la merveille de sensibilité que constituent ces harmonies célestes.
Sylvestre Sackebandt doit faire erreur.
« Mais… » commence Barnabé.
Le directeur lui coupe la parole d’un geste péremptoire.
« Les artistes ont fondamentalement cette réaction de protection vis-à-vis de leur œuvre. Mais dois-je vous rappeler que vous l’avez composée… dans votre garage ? N’ayez crainte ! Ici, à Worldview Records, nous sommes avant tout des professionnels de la musique, et notre stratégie d’entreprise vise à toucher notre cœur de cible afin de générer un cash-flow ininterrompu de manière à maximiser nos parts de marché sur les produits culturels d’envergure. Nous connaissons notre métier, monsieur Calmo.
— Euh… Moi, c’est Colmy.
— Si vous voulez. On verra les noms de scène plus tard. En tant qu’artiste, vous n’avez pas de plan média ni de stratégie commerciale, et c’est normal ! Votre travail est celui d’un créateur. Le nôtre est d’établir un master qui plaise aux radios afin de bénéficier du maximum d’airplay, d’acheter l’espace publicitaire optimal pour nous faire grimper dans les charts, et de vous obtenir des passages télé et des articles presse pour générer le maximum de buzz autour de votre nom. Comment vous projetiez d’appeler l’album, déjà ?
— Euh… Musique des Sphères. »
Pensif, Sylvestre grignote un crayon en bois avec ses incisives, à la manière d’un hamster. Il le repose en hochant la tête.
« Ça peut le faire. Bon, cela dit, va falloir nous réduire la durée des morceaux. Sept titres sur soixante-quatorze minutes, c’est trop long. On peut éventuellement faire un radio edit sur les titres les plus accrocheurs, mais tous tes morceaux – on se tutoie, hein, Barn ? – font dans les six ou sept minutes, et ça, je peux te dire que c’est du suicide commercial. Tu dois en ramener la majorité à quatre, cinq minutes max ; à ce moment-là, tu peux en développer deux ou trois autres sur quinze ou vingt minutes. Sur ceux-là, tu fais ce que tu veux, c’est l’espace création de l’artiste, les morceaux que les gens mettent en fond sonore lorsqu’ils reçoivent du monde à la maison, mais que personne n’écoute vraiment. »
Barnabé est indécis, mais il a besoin d’argent. Ses économies lui ont permis d’acquérir son studio et l’ont nourri six mois ; maintenant, il faut qu’il travaille.
« Bon, tu me réorganises tout ça et on se revoit dans quinze jours. Faut que je te laisse, j’ai un rendez-vous téléphonique. »
« Allô Sylvestre ? C’est Jean-Claude.
— Bonjour, monsieur Azuray. Comment allez-vous ?
— Ça va, Sylvestre. Et toi, la forme ?
— Très bien, monsieur Azuray, merci. Le club de gym que vous m’avez indiqué est vraiment très agréable.
— Ça le fait, hein ? Mais on t’y voit pas souvent, pourtant.
— C’est que, monsieur, le club ferme à 23 h, et à cette heure, je suis encore…
— T’inquiète, Sylvestre, je sais les horaires de dingue que tu fais. Les actionnaires sont très contents que tu atteignes les 8% de croissance mensuels obligatoires. Tu es le premier depuis six ans à tenir les objectifs plus de trois mois, et donc à rester en poste aussi longtemps. Félicitations ! Comme quoi, on aurait dû se mettre plus tôt à embaucher d’anciens chefs de rayon produits laitiers.
— Merci, monsieur Azuray.
— Mais de rien. Dis-donc, j’ai rencontré un jeune arrangeur / compositeur / auteur / interprète complètement génial. Tu connais Charim Zayed ?
— Euh… non.
— M’étonne pas. Laisse-moi te dire que c’est un amour. Beau comme un dieu, autodidacte, vingt ans à peine, il était DJ dans une soirée privée donnée sur un yacht par HHH Prod. Il sait tout faire, il est dans l’électro, tu vois ? Il est hyper talentueux. Sois mignon, trouve-lui de quoi bosser. Il connaît le métier, il a été formé par Laurent Saint-Laurent sur Émilie Jolie 2010, tu sais, la nouvelle version ?
— Euh… oui. Monsieur, excusez-moi de vous demander cela, mais... ça n’a pas marché du tout, il me semble… ?
— C’est bien pour ça qu’il faut que tu lui trouves du boulot, tiens. Je compte sur toi, Sylvestre. »
« Barn, j’ai écouté ta nouvelle version. »
Barnabé a un nœud à l’estomac. Il se sent mal à l’aise dans le bureau lambrissé à l’odeur de tabac froid. Raccourcir Soleil était impossible. Comment résumer la puissance tonitruante et majestueuse de l’immense étoile ? Saturne et Jupiter ne pouvaient être réduits non plus ; le premier en raison des subtiles variations sonores évoluant sur toute la durée du morceau, représentant les anneaux ; le second à cause du pôle attracteur constitué par la tache de la planète, ce qui se traduit musicalement par une harmonique dans les médiums agissant comme un point d’attraction et de répulsion continuel pour les notes isolées.
La mort dans l’âme, il a donc tenté de tirer la moelle de Mercure, Vénus, Lune, Mars et Voûte céleste, au prix d’éliminations déchirantes sur la construction des paysages sonores.
« C’est pas mal, juge Sylvestre. La qualité est toujours celle d’une maquette faite dans un garage, mais on sent que tu as déjà progressé sur le calibrage. C’est plus construit, mieux équilibré. Ça fait plus “vrai”, tu vois ? Un disque, ça s’équilibre. Là, tu es équilibré. »
Barnabé trouvait la musique des sphères équilibrée telle qu’elle l’était, mais Sylvestre Sackebandt doit savoir ce qu’il fait – n’est-il pas directeur ? – aussi hoche-t-il la tête à contrecœur.
Barnabé se demande quand même toujours pourquoi la sensibilité de Sylvestre n’a pas été charmée par la musique des sphères à l’état pur.
« Maintenant, tu as une musique sympa, continue Sylvestre. Tu es résolument dans l’électro, et je pense qu’après les arrangements, on sera électro-pop. C’est très bien, c’est ce qu’il nous faut viser ; c’est ce qui marche le mieux en ce moment. J’ai vu le marketing : on se positionne en cœur de cible 12-25 ans, et avec une ristourne aux grandes surfaces, le produit fini devrait pouvoir obtenir sans mal un positionnement en tête de gondole. Mais comme je te disais, il nous faut un single, un produit d’appel qui nous donne de l’airplay, pour vendre du deux-titres en plus de l’album. Tu as des faces B ? »
Barnabé fronce les sourcils en signe d’incompréhension.
« Des travaux de jeunesse, quoi, des trucs pas terribles que t’as pas mis sur ta maquette ? Qu’on mettrait que sur les deux-titres, pour inciter à l’achat ? »
Barnabé fait non de la tête. Sylvestre mordille son crayon.
« C’est pas grave. On n’aura qu’à mettre un morceau long, tiens, Soleil, par exemple. Les gens verront… combien il fait déjà ? 15’24” ? Super, il se diront que c’est de l’expérimental, ils écouteront pas mais ils vont acheter quand même. »
Barnabé a peur de trop réfléchir aux implications de cette dernière phrase, aussi ne répond-il rien.
« Bon, Barn, j’ai une super nouvelle. Tu connais Charim Zayed ? »
Barnabé fait signe que non.
« Quoi ? Tu connais pas Charim Zayed ? Quand même, Barn ! C’est l’arrangeur d’Émilie Jolie 2010 ! »
Barnabé reste interdit. Sylvestre soupire.
« Eh bien. Je peux te dire que j’ai eu un mal fou à l’obtenir, Barn. Il a un agenda hyper chargé, il tourne à travers le monde, mais j’ai réussi à le choper, et je lui ai fait écouter ta maquette. Écoute ça : il est overbooké, un boulot de dingue, mais il aime ce que tu fais : il est d’accord pour faire tous les arrangements de ton album, le mastering et tout. Tu n’auras à t’occuper de rien. C’est super, hein ? »
Barnabé ouvre la bouche pour demander à rencontrer ce nouvel ami, mais Sylvestre continue à parler :
« Bon, il faut qu’on discute de la chanteuse, maintenant. »
Adriana est d’origine italienne. Barnabé ne sait pas quel est son nom de famille, ou même si elle en a un : elle s’est présentée à Barnabé comme « Adriana » tout court, et c’est ainsi que tout le monde l’appelle. Adriana est très grande, a de longues jambes, une poitrine imposante, une taille particulièrement étroite, de longs cheveux noirs et des yeux en amande d’un vert peu naturel. Les rides aux coins de sa bouche et sur son front attestent cependant de sa quarantaine.
« Adriana va bosser au forfait pour chanter Lune, Vénus et Mars, qui sont les titres de morceaux les plus évocateurs pour notre cœur de cible. En 1991, elle a chanté pour quatorze groupes, tu sais, à l’époque de l’essor de la dance italienne. Elle va enregistrer les chansons en une journée et part ensuite deux jours en Nouvelle-Zélande pour danser sur les clips. »
Barnabé se tourne vers la brune sculpturale.
« You… happy… to… sing ? demande-t-il timidement.
— Laisse tomber, Barnie, coupe Sylvestre. Son accent anglais est passable pour chanter auprès des français, mais elle y pige que dalle. »
Voix Off – Hey, écoute ça !
Adriana est méconnaissable : vêtue d’un bikini, les cheveux volant en tous sens, la peau cuivrée, elle est maquillée de gris et de noir. En fait, on dirait qu’elle vient de se prendre un seau d’eau sur la tête après avoir vidé tout son rimmel sur ses faux cils. Elle sautille dans un décor lunaire. On lui donne 19 ans.
Adriana – I vil fly to the moon viz you
Don’t you leave me to the shadoz
Hear my voice iz calling you
Vi vill be togezer
Take my hand… and I vill fly viz youuuu…
Voix Off – C’est trop d’la balle ! C’est Moon, de Barnie Kolmy ! Extrait de son dernier album, Spheres, enfin disponible ! Avec aussi son nouveau tube, Mars !
Fondu enchaîné, la caméra zoome sur un ralenti du postérieur rebondi d’Adriana.
Adriana – Mars I hold you in my arms
Ve vill stay for all ze night
Mars I hold you in my arms
Let me see ze staaars…
Voix Off – Spheres de Barnie Kolmy, featuring Adriana ! C’est trop d’la booombe ! Spheres de Barnie Kolmy, avec ses tubes Moon et Mars ? Enfin dans les bacs ! Un album Worldview Records !
« OK, Barnie. Spheres a pas trop mal marché, compte tenu du retour en force de l’Ancienne Nouvelle Scène Française. »
Sylvestre Sackebandt ne fumait pas, contrairement à son prédécesseur – et à son successeur, Hervé Strapacalcetti, qui occupe à présent le grand fauteuil en cuir derrière le bureau en bois précieux. Hervé est encore plus jeune que Sylvestre. Il ne doit pas avoir plus de 25 ans.
Hervé porte un costume Hugo Boss dernier cri.
« Cigarette ? » propose Hervé.
Barnabé décline.
« Sylvestre est parti ? demande-t-il.
— Ouaip. Les actionnaires lui ont retiré leur confiance. Sylvestre avait une bonne vision d’ensemble, mais ce qui est nécessaire, dans l’industrie musicale actuelle, tu vois, c’est de penser aux retours sur investissements à court terme, de manière à ne pas générer de dépenses qui pourraient déséquilibrer la santé financière de la compagnie. Mais je t’emmerde pas avec ça, Barnie. C’est mon job, tu vois ? Quand j’étais directeur du département microcontrôleurs de ZT Electronics, on fonctionnait en flux tendu, alors tu vois bien que je maîtrise la situation. »
Barnabé est impressionné. Ou du moins essaie-t-il de s’en convaincre.
« Barnie, faut qu’on gère ta carrière. Avant toute chose, personne ne connaît ton véritable prénom, et c’est très bien comme ça : ton nom, c’est Barnie, Barnie, OK ? Tu as fait une gaffe l’autre jour au journal télé de Tihèfouane, à dire que tu t’appelais Barnabé, ou un nom stupide dans le même genre. Ne me refais jamais ça : c’est anti-commercial au possible, pigé ? Heureusement qu’ils ont coupé au montage. Rentre-toi dans le crâne que pour le public, tu es BAR-NIE et rien d’autre. Vu ? »
Barnie voit.
« OK. La période d’exploitation de Spheres est entrée dans la période descendante. Tu as fait du chiffre, mais pas assez. Faut qu’on relance ton image par un second album, un second plan media, afin d’établir une synergie commerciale sur Spheres et la suite, afin de rentabiliser nos premiers investissements. Fais-moi une seconde maquette, ensuite, on voit. »
Barnabé essaie de saisir l’occasion : peut-être Hervé Strapacalcetti sera-t-il plus à même de saisir le projet original constitué par Musique des Sphères ?
« Euh… Vous ne voudriez pas voir la première maquette de Spheres ? Il y a des choses que j’aurais…
— Pour quoi faire ? Je l’ai vaguement entendue, mais il nous faut absolument du nouveau, pas du réchauffé. Mets-toi au boulot, et moi je vais essayer de vendre un de tes vieux titres pour servir de BO à une pub quelconque, afin qu’on t’oublie pas. »
Barnabé est ennuyé. Découragé, aussi. La musique des sphères à son état pur n’a ému la sensibilité artistique ni de Sylvestre Sackebandt, ni d’Hervé Strapacalcetti.
Pendant plusieurs mois, il écoute la musique des sphères. Il a mis tout ce qu’il avait en lui pour son premier projet ; comment pourrait-il trouver la matière d’un second album ? La musique des sphères se suffit à elle-même.
Mais il vit avec cette musique céleste depuis suffisamment longtemps pour y détecter de subtiles variations, des notes ténues qui se surimposent à l’ensemble sans s’y fondre totalement. Alors Barnabé suit cette piste, s’y accroche, et trouve. Ses doigts volent sur les potentiomètres et les claviers, fortes de l’expérience acquise sur Musique des Sphères. La paume de ses mains écoute le résultat en caressant les membranes des haut-parleurs.
Trois mois plus tard, il envoie Musique des Satellites Naturels, des Astéroïdes et des Corps Stellaires de Petite Taille à Hervé Strapacalcetti.
Mais à son rendez-vous suivant, il est accueilli par Gilbert Vadepied, le successeur d’Hervé Strapacalcetti. De toute évidence, la confiance des actionnaires a également été retirée à l’ancien directeur du département microcontrôleurs de ZT Electronics.
Barnabé et lui ne sont pas seuls dans le bureau à l’odeur de tabac froid. Deux jeunes gens en survêtement, avec des bonnets de laine, sont affalés sur deux fauteuils de cuir que l’on a rajouté à leur intention.
Gilbert porte un costume Versace dernier cri.
« Salut, Barnie, dit Gilbert. J’ai écouté ton dernier, et pour gagner du temps le long de la filière de production musicale, j’ai directement transmis la maquette à DJ Maglite et DJ Watergate, que je te présente.
— Yo, fait l’un.
— Yo, fait l’autre.
— Euh… salut, fait Barnabé.
— En une nuit, ils ont tout remixé, continue Gilbert. Tu vas voir, c’est génial. C’est très novateur, et en même temps complètement dans l’esprit néo-rage-drum’n’bass. Tu vas adorer. »
Barnabé va s’agenouiller devant la chaîne hi-fi, et place ses mains sur les baffles pour percevoir sa musique.
Et d’un auguste geste de la télécommande, Gilbert lance le désastre.
Barnabé ne reconnaît rien. Toutes les textures sonores ont disparu. À la place, des percussions industrielles agressives martèlent la paume de ses mains. Les DJ hochent la tête comme des automates. Une vague de chagrin, d’incompréhension finit par submerger Barnabé. Il ne reste rien de la musique des sphères.
Très raide, il se relève. Il sort du bureau, non sans un dernier :
« Je vous abandonne tous mes droits. Faites-en ce que vous voulez. »
Barnabé retourne à l’anonymat de son vrai nom.
Internet Explorer 7 – http://www.ibaudet.com/forum – iBaudet, l’ultime logiciel de téléchargement de musique et de vidéos ! – Forum
Jonas – 2 juillet, 00:47
Les gars, vous vous rappelez de Barnie Kolmy, le type qui faisait de l’électro sympa mais sans plus ? J’ai trouvé en peer-to-peer sur le réseau iBaudet un bootleg de son premier album, Spheres, mais là ça s’appelle Musique des Sphères. Paraît que c’est la première version voulue par Barnie Colmy, sans le chant ni rien, et que c’est lui qui l’a mis en ligne.
Vous pouvez le télécharger là.
Barnabé – 2 juillet, 03:15
Ah, dis, tu l’as écouté ? Dis, qu’est-ce que t’en as pensé ?
LovelySlut – 3 juillet, 15:01
g downloadé mais g pas écouté encore :-)
Mystical Indian – 4 juillet, 09:26
Moi aussi je l’ai téléchargé et je l’ai gravé, pas encore écouté
Jonas – 4 juillet, 10:51
Pareil, je l’ai gravé mais pas écouté ;-)
LovelySlut – 5 juillet, 12:45
Tu métonne on a déjà tellemen de trucs téléchargés c pas évident de tout écouter moi en fait je downloade bokou mais j’écoute pa ! lol
Mystical Indian – 5 juillet, 15:16
Je suis dans le même cas
Barnabé – 12 juillet, 20:50
Me dites pas que tout le monde grave sans écouter ce qu’il télécharge ?
Y A QUELQU’UN QUI A ÉCOUTÉ CET ALBUM ? Ca m’intéresserait d’avoir des avis… pour savoir si ça vaut le coup que je le télécharge, mettons, par exemple !
LovelySlut – 13 juillet, 23:58
Cri pa on est pas sourds
Non on a pa écouté encore mais on te dira quand on l’aura fait !
INFO SYSTÈME : Pas de réponse sur ce forum depuis 45 jours.
Répondre ?