« Monsieur, l’entrée précédente sur vos démêlés immobiliers était maladroite, grossière et qui plus inintéressante. Vous bloguez, certes, mais l’on attend de vous des propos d’une autre volée que le récit bas et irascible de votre quotidien morne. Moi qui espérais une leçon de choses, un éclairage philosophique ou même l’aperçu d’une vérité profonde qui me conduirait à un niveau supérieur de compréhension! Vous êtes, monsieur, un imposteur.
— C’est, madame, une bien grande peine que vous me faites là. Mais plaiderais-je coupable que cela atténuerait votre ire? Repartiriez-vous en votre foyer – ou sur une autre page web – avec le sentiment du devoir accompli? Ou bien achèveriez-vous votre lecture, débarrassée de la culpabilité relative à l’intérêt que vous portez à mes humbles tribulations? Madame, il n’est plus assidu lecteur de Gala que celui qui s’en défend. Il peut ainsi se livrer au voyeurisme avec l’assurance d’une conscience tranquille: il ne lit par plaisir mais par devoir, fourbissant ses armes afin de combattre justement ce qu’il honnit. Cependant, si vous voulez m’en croire, madame, si vous daignez m’accorder quelque patience, je vous promets que cette histoire a une réelle conclusion. Je ne puis vous assurer que quelque vérité s’y trouvera révélée mais les expériences de pensée qui nous sont chères y contaminent la réalité d’amusante façon. Ce que prouve au passage, d’ailleurs, votre présence ici. En vérité, ne seriez-vous pas vous-même la directrice de mon agence immobilière?
— Ah, monsieur, je suis issue de votre cerveau malade; c’est à vous de me le dire. Mais las, poursuivez, vous m’avez convaincue. »
Je vous remercie. Reprenons alors notre récit là où nous l’avons arrêté; tandis que nous devisons, je me tiens, figé par le pouvoir de l’imagination, immobile devant la porte; la voiture de l’agence, gelée dans la circulation, est paralysée par le temps narratif, la vapeur d’essence prête à exploser pour chasser le cylindre au cours d’un nouveau cycle et entraîner toujours plus avant les roues vers leur inéluctable destination. Que Chronos reprenne sa marche implacable et nous ramène au moment présent!
J’ouvris à ma visiteuse d’assez mauvaise disposition, agacé par les tracasseries régulières de cette agence et l’incohérence de ses missives. Son assurance à elle révéla aussitôt une humeur comparable; sûre de sa légitimité, de son importance, jaugeant face à elle un homme portant barbe et cheveux longs, elle me fit ressentir une froideur comparable à celle que les Inuits éprouvent dans leurs maisons de glace. Je n’étais qu’un va-nu-pieds, un probable chômeur irrespectueux de la propriété et des abattements fiscaux.
L’entretien se déroula rapidement mais avec tension, le moindre trou percé aux murs, la plus infime trace sur la moquette, le plus léger éclat du carrelage relevé avec une méticulosité implacable et d’un ton lourd de reproches. En vérité, je pense que le Tout-Puissant visitant son église et jaugeant à son entretien la fidélité de la paroisse n’aurait su se montrer plus vengeur. À chaque remarque assénée mécaniquement comme un méfait s’ajoutant à une liste toujours plus longue, je sentais mon âme toujours plus condamnée aux feux de l’enfer. Qu’importe la caution financière, madame!
Je vous parle ici de mon âme immortelle!
Oui, j’ai bien senti tout le matérialisme tant décrié de notre époque car il semblait que je n’aurais pu commettre pire crime que celui de vivre en appartement et donc, en accord, d’occuper les lieux. À chaque affront constaté, laissé seulement par une habitation normale, en bon pater familias que, je vous prie de croire, je suis, quoique sans les enfants, je fus fustigé d’un regard réprobateur et d’une série de questions inquistrices visant à établir la cause de chaque trou dans le mur.
Je refusais obstinément de répondre à ces questions, jugeant que j’avais amplement passé l’âge de la maternelle et de la réprobation. Car, eh, madame! Il faut bien pour vivre que l’on fasse son trou! Mais ma visiteuse toléra mal que je nie implicitement son autorité et donc sa raison d’être, car elle appartenait, je pense, à ce genre de personnes qui mesurent l’importance d’un quidam à la superficie loi Carrez. Quelle sorte de traîne-savates étais-je pour qu’elle ne m’inspire aucune crainte? Diantre! Cette visite s’est achevée dans une plus grande tension encore, en particulier lorsque ma contrôleuse voulut m’imputer des travaux ne relevant pas de ma responsabilité, comme les joints de la baignoire.
Le diable est dans les détails, je l’ai déjà dit plus haut, ou plus bas par ordre chronologique inverse; c’est pourquoi le joint de baignoire, sous son apparence purement anecdotique, peut constituer le noyau autour duquel s’agrège, à la façon du fruit corrompu, les plus graves des conflits.
De la valeur et de la symbolique du joint de baignoire: tel est le sujet pénétrant et fondamental que nous étudierons dans les livres à venir.