« Monsieur, poursuivit mon interlocutrice de ce ton enjoué qui, à l’accoutumée, ne sied qu’aux démarcheurs, j’ai seulement lu à l’instant votre missive de résiliation de notre entente commune car elle ne fut pas portée à ma connaissance plus tôt. L’eussé-je connue, monsieur, que je vous en aurais parlé la veille, lors de notre rencontre! »
Je dois avouer que, tel un jockey lecteur de Lao-Tseu saisi en plein élan d’une interrogation métaphysique sur les chemins et les destinations au point de douter du bien-fondé de l’idée de course hippique, je commençais à me sentir désarçonné. Comme l’oiseau en vol à qui la volonté propre manque, pris d’une langueur qui le condamne à une chute aussi résignée que fatale, entrevoyant les nébuleux prémisses d’un existentialisme aviaire fondé sur l’idée de gravitation universelle.
« Je tenais, en toute sincérité, à vous faire part de mon profond amusement et de mon admiration, poursuivit-elle. Ainsi qu’à saluer courtoisement l’humour dont vous fîtes preuve. Quelle audace! Écrivez-vous donc, monsieur? »
Il me fallut bien, timidement, lui répondre par l’affirmative. Étrange jeu des circonstances! Mais elle ne tarissait pas d’éloges et la joie dans sa voix a achevé de faire fondre ma morgue.
« Sachez, Monsieur, que je suis une amoureuse des lettres et que votre beau langage a séduit la passionnée de culture que je suis! Je vais conserver avec soin votre missive par-devers moi et la présenter à tous mes amis férus de littérature afin qu’ils partagent mon amusement. Si j’avais connu cette lettre, monsieur, je vous en aurais parlé hier. Je tire ma révérence à votre talent. C’était la seule raison de mon coup de fil! »
Madame sait que je ne suis pas un affamé de la louange; je donc suis convaincu qu’elle me croira quand je lui affirmerai que cette retranscription est nécessaire à la compréhension de cette aventure et qu’il ne s’agit point de la vantardise creuse d’un ego insatisfait passé à son insu en contrebande. Mais, que me damné-je! Madame a l’esprit plus vif et fin que je ne saurais le dire; cette précision est superflue, elle aura déjà compris le fin mot de ce piètre divertissement, et la lecture du livre suivant, le dernier, lui sera donc superflue.
Au revoir, Madame, et merci!
Diantre! Madame me fait trop d’honneur en daignant lire ce dernier livre, malgré son inutilité!
Ainsi, donc, se terminèrent mes relations avec cette agence, qui s’étaient entamées sous le signe le plus rigoureux et déshumanisé des documents justificatifs et autres feuilles d’impôts. Je dois admettre à Vos Excellences, car c’est mon modeste projet que de mettre à nu mon âme sous leurs yeux critiques et vigilants, que je restai hébété de cette communication aussi inattendue qu’élogieuse. Il y avait une leçon à en tirer, me dis-je. Elle est double.
Moi qui, précédemment, me posais en fier parangon du locataire opprimé par la machine administrative et ses lois aveugles, tel un Don Quichotte d’opérette – ce qui n’est pas peu dire -, fièrement dressé dans mon armure de bohême, jean, T-shirt et cheveux longs, voilà que mon interlocutrice posait sur moi un tout autre regard.
La lecture même de ce regard ne vaut-elle pas qu’on s’y attarde quelque peu? Si je l’avais accueillie avec méfiance, peut-être, et sans effort vestimentaire, ce n’était pas parce que j’étais une sorte de va-nu-pieds irrespectueux, pensa-t-elle à coup sûr. Mais j’étais simplement devenu pour elle un excentrique tel qu’on les imagine dans la plus
grandiose des traditions romantiques. Qu’étais-je, si ce n’était l’incarnation même de l’Artiste, cette entité intellectuelle volant au-dessus du monde, dévouée entièrement au Beau et dont le destin et la fantaisie ne suivent de loi que la sienne propre? Ainsi, ma montre illisible au bracelet mordillé par des chiens pestiférés sortis d’égoûts méphitiques* n’était plus l’indice d’un léger laisser-aller mais la marque d’une indépendance d’esprit – que dis-je! C’était une déclaration de guerre face à l’ordre établi, une oeuvre en soi, une prise de position politique! Une mode future, à n’en pas douter.
Ah, tristesse, malheur des préjugés qui font d’un vaurien un aventurier ou d’un prince un oppresseur!
Mais ce jeu de regards n’est qu’un épiphénomène car, Madame, celui qui fut le mieux pris au piège, ce fut votre humble serviteur, et qu’il subsiste en ces mots déposés sur ces lieux électroniques, ce vent magnétique soufflé du néant la trace que moi, Lionel Davoust, me suis fendu d’un vaste et grand sourire en raccrochant le combiné, riant de la rasade d’humanité que venait de me renvoyer la graine de surréalisme que j’avais plantée en ce monde. J’ai fait mes aveux en prélude et les ai répétés moult fois lors de ce récit, ma missive originale était teintée d’une morgue homéopathique, comme une pirouette à la face du destin aveugle, mordillant par jeu, mais sans griffer. C’est la vérité.
Et voilà que la machinerie aveugle – car la raideur et l’attitude hautaine de la structure n’étaient en rien une illusion – que je m’amusais à tancer courtoisement venait de renvoyer à ma propre image le simple message que j’espérais lui faire parvenir: tout simplement, qu’elle traitait avec des êtres humains, faillibles certes, mais aussi – quand ils ne l’oublient pas – capables d’individualité, et donc, en tant que tels, séparés et différents de la machine dont ils ne sont en définitive
qu’un faible rouage.
Mais, dus-je m’interroger, n’avais-je pas aussi légèrement péché de même en confondant légèrement le « Messieurs » de la structure avec la « mademoiselle » qui mania le coupe-papier incisant l’enveloppe de mon courrier?
Quoi qu’il en soit, voilà un dénouement tout aussi surréaliste et absurde que la lettre que j’avais envoyée et qui débuta tout. Que la vie vous renvoie une certaine forme de synchronicité, de grand rire cosmique au visage, n’est-ce pas la joie suprême de la folie, de l’impulsion – son euphorie? N’est-ce pas le véritable grand plaisir de la magie, de l’introduction volontaire du surréalisme dans le quotidien? Que Vos Excellences acceptent dès à présent de me pardonner pour cette si longue diatribe traînant depuis des mois. Je doute que cette leçon vale bien un fromage, sans doute, mais, qu’elles daignent me l’accorder, je pense qu’elle ne vaut pas non plus un coup de règle sur les doigts.
J’ai hâte de recommencer ce genre d’expérience et de voir ce qui se produira.
Je suis, Madame, incorrigible.
(Ou du moins, à quelques siècles et à quelques kilomètres de là,
avec mes profonds respects à Sterne,
qui n’aurait, je pense, pas froncé les sourcils sur mes emprunts.)
(Enfin, j’en sais rien, mais moi, je me suis bien marré.)
* J’exagère peut-être un peu. Mais j’ai quand même changé de montre. (Note de l’auteur)