Rappel des règles du jeu : il s’agit d’écrire pendant vingt minutes sur un, ou plusieurs éléments, remaniés ou non, de la liste ci-dessous. L’article initial de la série se trouve ici.
Déclencheurs : un lieu pour l’action
- Piscine
- Verger
- Toit d’immeuble
- Dans le noir total
- A bord d’un engin volant
- La réalité elle-même se délite
- Au sommet des montagnes
- Orage tropical
- Complexe industriel
- Plateau de bureaux
L’air était lourd depuis plusieurs jours. Le comité des sorciers s’était réuni pour échanger à mi-voix, semblant ignorer l’excitation grandissante de la communauté : leur sortilège allait-il fonctionner, ou échouer comme du temps de Caratotep l’Inutile ? Les premiers monstres de fer s’étaient approchés d’eux, dévorant les arbres et menaçant la survie du groupe. Contrairement aux conquistadors venus il y a de nombreuses années, les pilotes des monstres de fer résistaient aux maladies locales. La magie était leur dernier recours.
Tous étaient sortis de leurs maisons pour contempler, de loin, les sorciers en cercle. Ces derniers mirent fin à leur conciliabule pour venir se placer au centre de leur peuple, leur jetant des regards graves.
Cinq d’entre eux se placèrent en étoile et sortirent des plantes séchées de leur manteau, auxquelles ils mirent le feu d’une simple incantation. La fumée épaissit encore l’air et lui donna une consistance moite, trouble, quasi palpable.
L’orage éclata.
Ils avaient l’habitude des pluies fortes, mais pas de ces éclairs blancs qui tranchaient le ciel ; de ce tonnerre qui ébranlait la terre ; de cette pluie qui les enveloppait, vernissait leur peau et leur forêt avec douceur. Quand ils regardèrent autour d’eux, ils se rendirent compte que la magie ne leur avait pas failli – la réalité était bel et bien en train de se déliter. Des pans de forêt se détachaient et flottaient dans une dimension qui n’avait pas de couleur connue.
Le bras d’un sorcier traversa le tronc d’un arbre, tandis que leur univers se repliait sur lui-même ; dans une boule parfaite et compacte, où leur corps, leurs maisons et la terre s’entremêlèrent, ils flottèrent hors du monde tandis que l’orage s’atténuait, s’affaiblissait, jusqu’à s’éteindre.
Clac.
Un éclair, fulgurant, et puis plus rien. La lumière crépitante s’est éteinte. Marie cligne des paupières, écarquille les yeux. Elle serre dans son poing menu la vieille lampe de poche qui vient de faillir et s’immobilise, aux aguets. Le vent gémit à travers les ardoises fatiguées de l’édifice, fait grincer la charpente grossière. Elle distingue de légers craquements à sa droite, un mulot peut-être, en quête d’improbables reliefs de diner. Dans l’obscurité, la grande salle dégage un effluve familier, mélange d’encens et de poussière.
L’enfant s’avance doucement, fait glisser ses pieds sur les grandes dalles de granit. Elle rejoint la rigole qui court au milieu de la pièce, étend les bras, et tâtonne jusqu’à atteindre la large table de chêne. Le bois est doux sous ses paumes, patiné par les générations de sœurs qui s’y sont succédé. Elle effleure les cicatrices du plateau en longeant la table. A son extrémité, elle hésite un instant et lâche le bois. Un cri d’oiseau de nuit, lointain, la trouble. Marie se ressaisit, fait quelques pas sans repères, bute sur un rebord de pierre. Elle gravit trois marches avec précaution et s’appuie, soulagée, sur la petite porte de bois. Elle se penche, passe la main dans une petite niche creusée dans la paroi, attrape la clé. Le métal est froid sous ses doigts.
Après quelques essais, elle parvient à glisser et tourner la clé dans la serrure. Elle pousse le battant et s’engouffre de l’autre côté. Dans la pénombre se découpent les grandes statues. Marie avance hors de la petite chapelle, les yeux levés vers le chœur. La lune pleine éclaire le grand vitrail de l’abbaye, tamisant les reflets d’émeraude, d’or et de pourpre sur la pierre sombre.
Seule, les yeux mi-clos, baignée dans la lumière multicolore, la jeune fille se met à danser.