La controverse autour de Rêver 2074 a de quoi laisser baba : un projet qui semblait tout de même globalement inoffensif a polarisé le microcosme de l’imaginaire avec une puissance si radicale qu’on est forcé de suspecter que le vrai discours, le vrai « problème », si problème il y a, se trouve ailleurs. À présent que les réseaux sociaux sont carbonisés, que les insultes ont volé, que des amitiés ont été brisées – le tout dans un cercle d’une cinquantaine de personnes au maximum, car il faut bien concevoir que le vaste monde, lui, le lecteur, n’a guère cure de qui se passe – et c’est très bien ; à moins que ce cercle de cinquante personnes représente le cercle réel du lectorat fidèle, auquel cas nous avons de bien plus graves problèmes littéraires que le financement de cette anthologie de science-fiction -, si je puis, timidement, m’essayer à un post mortem qui essaie de comprendre cette polarisation, dans l’espoir de tirer des leçons sur la chose, il me semble que le différend – une anthologie financée par un comité promouvant le luxe – vient de la double acception du mot luxe.
S’il y a bien une chose que cette tempête dans, moins qu’un verre d’eau, un dé à coudre, prouve, c’est que le luxe entraîne les fantasmes. Mais la science-fiction également, vue avant tout comme une littérature sérieuse, d’idées, et d’idées plutôt sociales. On a prêté toutes sortes d’intentions à ce projet, aux limites du conspirationnisme, et on peut s’amuser, comme le faisait remarquer Charlotte Bousquet sur Facebook, que la question ne se serait probablement même pas posée en fantasy, laquelle ne véhicule pas cette image de littérature sérieuse. J’ai envie de dire : grand merci pour la liberté de création que cela nous donne – y compris d’être sérieux, mais clandestinement.
Qu’on ouvre un dictionnaire, et la double acception du mot saute aux yeux, l’ambiguïté est présente : il s’agit de dépenses « somptuaires » associant « raffinement » et « ostentation ». Le luxe, au-delà des fantasmes qu’il suscite, se trouve ainsi ramené dans les débats à une seule de ses dimensions.
1. Le raffinement évoque immédiatement l’art et la culture ; il porte l’idée générale de progrès – c’est ce qu’aborde Charlotte Bousquet sur son blog, par exemple, mais également plusieurs commentateurs dans la discussion poussée qui s’est déroulée ici, évoquant la valeur de rêve, la motivation au progrès. Il faut également considérer que bien des progrès, intégrés depuis dans notre quotidien, ont commencé sous la forme d’un luxe, en des temps où la société fonctionnait différemment. Jadis, posséder un ordinateur familial était un luxe, aujourd’hui ne pas en avoir un constitue un handicap ; avoir du temps libre était un luxe, c’est aujourd’hui un élément inhérent à la qualité de vie, et ce temps dégagé, cette aisance, nourrit toute l’industrie culturelle, laquelle est empreinte d’une certaine « superficialité » au sens qu’elle est, sensu stricto, dispensable. Je fais pleinement partie de cette catégorie ; dans l’absolu, nul n’a besoin de lire mes livres ; même si je m’efforce d’y élargir les thèmes avec quelques questions historiques et philosophiques, ça ne sera jamais aussi dense – et donc nécessaire, dans une conception utilitariste du monde – qu’un essai sur la question (mais peut-être un peu plus rigolo, du moins je l’espère). Le luxe, dans cette acception, représente la marge de manoeuvre de l’humanité, le défrichage de terrains adjacents, l’exploration de possibilités nouvelles qui donneront, ou pas, d’authentiques progrès. C’est un jeu élaboré, pour adultes.
2. Et puis le luxe évoque le superflu, quand d’autres n’ont même pas le nécessaire ; il cristallise tous les péchés du monde capitaliste, le symbole d’inégalités scandaleuses où certains dépensent des fortunes pour des sacs de marque quand d’autres crèvent de faim. C’est l’aspect « ostentatoire » intolérable pour beaucoup, qui représente à son plus haut point les excès d’une société marchande, c’est le symbole de l’impuissance du simple citoyen face à un système qui l’oublie et lui donne l’impression de se construire sans sa voix, malgré l’étiquette « démocratie » censément portée par les civilisations modernes. Colère, impuissance.
Le truc, c’est qu’aucune des deux définitions n’est fausse, et qu’en plus, les deux peuvent se rencontrer dans le même phénomène. Prenons pour exemple les Médicis : sans leurs dépenses « somptuaires » en art et en architecture, la Renaissance n’aurait pas eu le même visage, voire n’aurait pas eu lieu. Elle engendra tout un bouillonnement et un progrès culturels ; ils financèrent et entretinrent des intellectuels de haut vol, qui travaillèrent à faire progresser l’époque où ils vivaient. Laurent le Magnifique protégeait par exemple Léonard de Vinci ou Marsile Ficin, traducteur de Platon.
À côté de ça, Laurent de Médicis faisait preuve d’une brutalité méticuleuse envers ses opposants.
Qui est le véritable homme ? Le protecteur des arts, ou bien l’homme politique sans merci ? Les cathédrales florentines se sont-elles bâties sur la spoliation de la famille Pazzi ?
N’est-ce pas un peu simpliste ? Cette question a-t-elle seulement un sens ?
Les phénomènes ne connaissent pas de cause unique, et la complexité est bien la seule règle qui régisse l’univers, en particulier social, et, dès lors qu’on se décide humaniste, nul homme n’est réductible à une seule dimension. Si j’ai bien fini par cerner un truc dans cette affaire (big up à Lam Rona sur Facebook pour la discussion qui m’a aidé à mettre le doigt dessus), c’est que, bien souvent, la mésentente vient du fait que les interlocuteurs n’emploient pas la même acception du thème, lesquelles charrient des sous-ensembles sémantiques différents, aux connotations différentes, allant de vaguement positives à une négativité confinant à la haine (du système). Je reste convaincu que se scandaliser de ce petit projet (petit par son impact sur le vaste monde en regard des inégalités qu’on entendrait combattre) revient à prendre le problème par un bout particulièrement microscopique de la lorgnette, et qu’il s’agit de s’outrer d’un arbrisseau qui cache une forêt mille fois plus dense et complexe ; qu’on n’abattra pas le système capitaliste en vociférant sur Rêver 2074 et que, au-delà de cela, ça n’a franchement pas grand-chose à voir avec la lutte dont il est question – pas plus que de militer pour le développement durable mondial en se focalisant sur le chlore employé pour blanchir les tickets de métro de Plan-de-Cuques, ou qu’on obtiendra une révolution économique et intellectuelle mondiale en commençant par dynamiter les droits des créateurs, qui sont les plus isolés et les plus fragilisés du secteur, par exemple. Rêver 2074 cristallise un épouvantail rhétorique et, si l’on veut lutter contre le système en commençant par ce point-là, par cohérence et par traitement identique de toute interaction avec l’économie contemporaine, il faut cesser toute collusion de toute sorte et élever des poules sur un bateau en autarcie. Sinon, je crois qu’il faut composer avec le réel de manière à choisir ses combats et où investir le maximum d’énergie.
Si le débat autour du thème doit se poursuivre, de grâce, prenons au moins conscience d’une chose : avant de s’écharper, qu’on se mette d’accord sur le sens du thème qu’on emploie ; le raffinement ou bien l’ostentation, qu’on comprenne au moins de quelle position l’on parle, pour commencer.
Dans l’intervalle, par exemple, BP a été condamné à verser 4,5 milliards de dollars de plus pour la marée noire du golfe du Mexique, mais ça, ça fait bien moins buzzer les réseaux sociaux, parce que c’est loin, ça ne parle pas de SF, c’est vague, on n’y peut rien. On ne se sent paradoxalement pas concerné. Cela ne nous donne pas, en discutant avec véhémence, l’impression d’une action immédiate sur notre monde. Lentille déformante des réseaux sociaux et de leur immédiateté.
Juste un dernier mot pour finir pour te remercier, auguste lectorat, de ta civilité générale dans la discussion idoine, malgré les polarisations, les frustrations perceptibles ; globalement, tout le monde est resté dans les clous d’argumentations construites. Je disais sur Facebook que je ne prétendais pas avoir la science infuse, c’est bien pour ça qu’il y a les commentaires ; si au moins, sur ce blog, tout le monde arrive à discuter en assez bonne intelligence, y compris les gens mieux documentés que moi et surtout ceux d’un avis différent, ma foi, on n’aura pas tout perdu, hey.
Maintenant, passons à autre chose. Parlant de financement, Mythologica et Fiction ont tous deux réussi leur financement participatif, et ça, c’est super chouette !
parce que, franchement, le résultat, en terme de littérature de science-fiction est quand même… j’hésite à dire « déplorable » et je me limiterai donc à »très moyen »
si c’est ça le raffinement culturel, je préfèrerai presque l’exception…
Sinon, je conseille la lecture du « nouveau luxe » de Yves Michaud, qui répond à toutes ces questions et explique pourquoi nous nous intéressons au luxe (en tant qu’individus). Ça vous éviterait de réinventer la roue 🙂
ha, mais on a le droit d’aider Lionel dans sa fabrique du « nouveau nouveau luxe » ^^
Je n’ai pas encore lu R2074, effectivement (mais je ne légitime, ni ne critique le projet). Sur la sponsorisation de l’écriture, je suis tout à fait d’accord avec toi sur la prospective que ça « ouvre ». Sujet intéressant, tiens: c’est une chose parfaitement admise depuis longtemps en musique, au titre d’illustration, et je doute qu’on irait critiquer le musicien qui ferait trois minutes pour un défilé Chanel. Non pas que j’appelle de mes voeux cette mutation, hein, loin de là. Par contre, qu’elle se répande, ça ne m’étonnerait qu’à moitié.
Oh mais, je ne parlais pas à Lionel, mais à ceux qui sont persuadés connaître la définition « authentique » du luxe sans tenir compte de sa dynamique et de sa dimension immatérielle
Lionel, ton commentaire sur la musique est particulièrement indiqué, parce qu’il y a aussi un musicien, dans cette antho.
je crois cette évolution (sponsoring) incontournable pour une partie de la production littéraire
R2074 est, à ce titre, au moins pour moi, un projet à examiner de près
mon constat (mais ce n’est que le mien), c’est qu’un champ de contraintes trop dense nuit à la qualité de l’imaginaire mobilisable
mais il est tout aussi possible que j’ai un niveau d’exigence au-delà de ce que permet (trait) cette évolution ; comme l’a dit, à juste titre, Jean-Claude, je ne suis pas la cible…
Lam Rona : oui, en effet, j’avais restreint « économique » à « financier ».
A propos des pinaillages sur la définition du luxe, je voudrais évoquer ici une phrase que j’ai lue récemment :
« A partir du moment où le luxe devient la qualité, ce n’est plus vraiment du luxe. »
S’il est besoin de commenter, ça signifie très clairement (et au diable les dictionnaires) que le luxe, le « vrai », celui qui constitue un secteur d’activité réel, ne consiste pas à offrir des produits (ou services) seulement de haute qualité, mais d’exception. Pour une clientèle, donc, exceptionnelle (au sens de son volume réduit, hein, pas forcément de ses qualités surhumaines…)
Cela signifie assez clairement que nous ne sommes pas en train de parler du champagne qu’on trouve à 15 euros ou du saumon à 5 euros la plaque chez Carrefour, ni (pour reprendre un exemple cher à Lucie) des parfumeries Séphora.
L’intérêt de cette citation (dont malheureusement je ne retrouve plus la source exacte) est qu’elle émane d’un des membres (je ne sais plus lequel) du comité Colbert, dans un article visant à présenter ce comité et l’ensemble des activités dont il se pose comme représentant.
Ce qui m’étonne, dans ce débat, c’est sa virulence à cause du thème de l’antho : on ‘(un « on » indéfini) part du principe que les auteurs cautionnent le luxe, lequel luxe serait l’incarnation du mal. En clair, on part du principe que les auteurs cautionnent les privations, la faim dans le monde, les sans abris, etc.
Y a-t-il eu de telles levées de boucliers lors de la parution d’antho sur le thème de la guerre ? Ou bien lorsque Galaxies, en association avec le Ministère de la Défense, a organisé un concours de nouvelles sur le thème du changement climatique ?
Qu’est-ce qui choque véritablement, là, dans cette utopie collective qui propose un monde où le luxe est accessible à tous ? Oui, j’ai bien dit À TOUS.
Christophe, les parfumeries Séphora ont été créées par les membres du comité Colbert. Donc si on n’en parle pas, de quoi parle-t-on ???
Ou, pour reprendre une question que j’avais déjà posée, et Lionel aussi : que fantasme-t-on derrière cette anthologie, sans la lire ?
Lionel : « Je n’ai pas encore lu R2074, effectivement… »
je crois qu’il est utile, voire indispensable de le faire ; cela permet de comprendre pourquoi il y a une controverse
et de ne pas rester baba ^^
mais si possible de rester cool…
Lam, ça ne permet pas de comprendre pourquoi il y a controverse de la part de gens qui refusent absolument de la lire, comme Arnaud. Ca, je ne le comprends pas, et la lecture de l’antho ne m’a pas aidée à comprendre, au contraire !
J’essaie de rester cool! Je n’y arrive pas toujours, mais j’essaie 😉
tiens, une lecture de Jean-Louis Trudel : http://culturedesfuturs.blogspot.fr/2014/12/quand-la-science-fiction-est-un-luxe.html
j’y relève quelque chose qui me semble aller avec ce que j’évoquais pour le champ de contraintes : « Cette uniformité a quelque chose d’un peu déprimant qui dessert en fait le projet même de l’antho : une plus grande variété dans le style, le traitement, le contenu ou les thèmes en aurait sûrement fait quelque chose de plus vendeur et de plus propre à rajeunir l’image de marque du luxe français. »
Et un peu d’histoire.
(« Appartient actuellement au groupe LVMH » ça n’est pas la même chose que « a été créé par le comité Colbert ».)
Pour le reste, cf. mon exemple du saumon et du champagne acheté chez Carrefour.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Sephora
Ah et si ça vous intéresse, « rêver 2074 » vient de dépasser les 10 000 téléchargements.
… et la publicité pour Angry Birds a fait 87 millions de vues sur youtube…
… et la musique la plus téléchargée depuis ce média est Gangnam Style…
Ce n’est pas terminé…
Olivier, oublie ces conneries et profite !
Poste tes photo et fais nous rêver !
Et je suis on ne peut plus sincère…
Oh mais on en profite, c’est juste qu’il est 6 du matin et je suis réveillé. Je posterai plus à mon retour 🙂
J’ai lu l’anthologie et il y a trois textes qui possèdent des éléments subversifs. Ce qui veut dire que ce n’est pas complètement aussi lisse que les opposants voudraient le faire croire.
Christophe : au temps pour moi, Sephora a été racheté par, et non pas fondé par, un membre du comité colbert. Ca ne change pas grand chose au fait que ces objets de luxe par excellence que sont les parfums de diverses marques membre du CC ((Chanel, Dior, Guerlain..) sont devenues accessibles à un grand nombre de gens, ce qui était loin d’être le cas dans mon enfance.
Autre exemple de luxe inimaginable devenu monnaie courante : la climatisation.
(ton exemple du saumon ne vaut pas, on en élève à présent, ce qui n’était pas le cas il y a quelques années) (quant au champagne, je trouve ça très mauvais, donc je n’ai aucune opinion sur le sujet ^^)
exemple de luxe inimaginable : climatisation…
http://www.youtube.com/watch?v=nkSYLi2N9zs
Personnellement le débat me paraît toujours aussi peu pertinent. Pourquoi ? Tout simplement parce que l’antho n’avance pas masquée. Son but et son commanditaire sont clairement indiqués, ce qui permet de désamorcer tout procès d’intention et d’évaluer au mieux, en disposant de la contrainte comme contexte, la façon dont les auteurs s’en sont tirés. En ce sens, j’apprécie ton article Lionel, car il donne une grille de lecture pour aborder l’antho. Du raffinement ou du superflu, quel axe les auteurs ont-ils mis en exergue et qu’est-ce que ça nous apprend, sur eux comme sur nous, compte tenu de nos attentes de lecture ? Nous avons tendance, en tant que communauté, à voir la SF comme un parangon de réflexion philosophico-politique, loin des sirènes mercantiles; jusqu’à teinter nos propos d’un certain élitisme. Quelles conclusions tirer de cette tempête dans un bocal ? Des réflexions autour de ces questions m’intéresseraient plus que ce débat autour du « écrire pour le luxe = être un ‘vendu’ traître à ‘la cause’ ? ». Quelle ’cause’ exactement et à quel point fait-on confiance au lectorat pour déterminer lui-même si on le prend ou non pour un jambon ?
Merci pour l’info Mythologica/Fiction, mais je persiste à trouver dommage que les financements n’aient pas eu droit à leur propre article ;p
PS: en tant qu’apprenti scribouillard et gros lecteur, ça m’ intéresserait beaucoup de savoir comment les auteurs participants ont vécu la contrainte. Y a-t-il des choses dans l’exercice qui ont stimulé ou au contraire bridé leur créativité ? Sont-ils satisfaits de leur texte ? Quel impact sur leur vision de leur travail ?
Damien : Pour les articles sur les financements, je n’ai pas eu le temps que c’était déjà remporté, et aussi, je commence à entrevoir comment ça marche: je me doutais que l’info se verrait mieux dans un article potentiellement polémique que pour un article à part (lesquels suscitent curieusement peu d’intérêt en général).
Lionel: Je ne doute pas que tu saches ce que tu fais, je ronchonne par principe 😉
Pas de souci hein 🙂 (Honnêtement, le procédé, devoir glisser ces informations capitales dans des autres articles, me désole un peu)
My two cents, un peu en marge du débat : à partir du moment où une fiction se donne pour objectif principal de promouvoir une idée (ici le luxe au sens « art de vivre à la française » si j’ai bien pigé), elle se tire une balle dans le pied. Ça vaut aussi, de mon point de vue, pour toutes les anthos dites « engagées ». Ça n’empêche pas, dans l’absolu, qu’on puisse trouver dans le lot des choses intéressantes, mais personnellement je préférerai toujours me tourner vers des textes qui n’ont rien d’autre à défendre qu’eux-mêmes.
Donc Célia, tu peux tout à fait lire l’anthologie en question.
Dire que j’ai loupé tout ça… Dire que je vais louper tout le reste. Tu sais, Lionel, tout est très juste mais je crois qu’il est temps de redonner à ce boulot sa place première: un outil promotionnel fait par des prestataires, destiné à un événementiel qui, par définition, est passé. La SF n’en sort pas salie, personne ne sera tondu et la prochaine polémique re-divisera tout le monde.