La procrastination est probablement une des afflictions les plus sévères à frapper les écrivains : enracinée dans diverses causes, souvent la peur de l’inadéquation ou du manque de maîtrise, elle peut indiquer le réel besoin de réfléchir davantage à son histoire avant de s’y engager, mais c’est plus souvent une véritable paralysie devant la fameuse « page blanche », dénuée de véritable fondement. Même Victor Hugo procrastinait. Victor Hugo, quoi !
Notre monde post-moderne connecté web 2.0 communicatif d’échange en réseau d’influences neuronales collaboratif mobile a ajouté une nouvelle composante terrible aux raisons déjà multiples pour l’auteur de procrastiner : le courrier électronique et les réseaux. Oui, on entend régulièrement dire que le meilleur conseil qu’on puisse donner ces jours-ci pour écrire est de se couper du monde, mail et Internet inclus, mais l’expérience prouve que c’est difficile à faire, et puis, se dit-on, une petite vérification du mail de temps en temps, quel mal cela peut-il faire ?
Un mal énorme, et je suis enfin tombé sur les données qui le prouvent.
Teh Intertubez r not evilz
Il me semble que couper Internet aujourd’hui est quasiment impossible pour la majorité des auteurs. En ce qui me concerne, Internet est mon encyclopédie : besoin d’ancrer une scène dans un lieu réel, je compulse Google Images ; besoin de la donnée précise de telle arme, je fais une recherche croisée dans Wikipédia ; je ne parle même pas des dictionnaires que j’emploie qui sont maintenant en ligne. Le problème n’est pas tant la présence d’Internet comme distraction (il est relativement facile de se réfréner de lire des articles ou de regarder des vidéos de chatons trop lol sur YouTube, car ces activités sont clairement identifiées comme improductives) que celui de vérifier son mail – Twitter – Facebook toutes les cinq minutes (voire moins).
Derrière l’idée du « allez, un petit check Facebook et je m’y mets » se trouvent principalement deux idées :
- « Je pourrais rater une information importante ». J’ai lancé une discussion ou un commentaire un peu polémique, je voudrais voir ce que ça donne, si c’est bien ou mal compris, ou même si (pour peu qu’on ait ces inclinations) ça va se foutre sur la tronche et je vais pouvoir remettre de l’huile sur le feu de mon troll, qu’est-ce que je suis trop mdr.
- Ça prend trois secondes. C’est vrai, quoi un petit clic sur la barre de tâches, « Check mail » – ding, oh tiens, que se passe-t-il dans le vaste monde ? Quoi, on veut connaître mon avis sur la meilleure marque de tuyaux d’arrosage à utiliser en cas de gel fréquent ? Allez, je réponds, c’est vite fait. Après tout, si je réponds maintenant, je suis efficace, j’aurai réglé un problème immédiat et je pourrai me remettre à bosser l’esprit tranquille, n’est-ce pas?
Faux.
Despite all my rage, I am still just a rat in a cage
En vérifiant nos mails toutes les trois minutes, nous nous comportons ni plus ni moins comme des rats de laboratoire. Cet article établit un parallèle (que j’ai vu ailleurs) qui me semble frappé au coin du bon sens : le mail est une machine à renforcement variable.
En deux mots : prenons deux lots de rats. Le premier est entraîné à recevoir une récompense chaque qu’il appuie, mettons, vingt fois sur une pédale (= renforcement fixe). Le second reçoit sa récompense au bout d’un nombre aléatoire (parfois tout de suite, parfois au bout de cinquante coups de pédale) : renforcement variable. Si l’on arrête de récompenser les deux, on constate que les premiers rats cessent presque aussitôt de travailler, quand les autres continuent longtemps à presser la pédale (normal, puisqu’ils sont incapables de prévoir l’arrivée de la récompense).
C’est le mécanisme de la machine à sous, et c’est exactement le mécanisme du courriel. Dans un monde connecté, l’arrivée d’un nouveau message est un plaisir basique, qui flatte l’ego en lui donnant l’impression de recevoir de l’attention, ou d’avoir quelque chose à faire et à régler, ce qui, par la suite, procure du bien-être.
Bon, okay, dites-vous, le mail, c’est la machine à sous. Et alors ? Ça ne me coûte rien, ça ne fait de mal à personne. Où est le problème ?
Non, vous n’êtes pas multi-tâches
Eh bien, le problème est expliqué dans cet autre article du même site (consacré à la productivité des programmeurs, mais peu importe). En un mot comme en cent, « multitasking is a myth » : être multi-tâches est un mythe. Bien sûr, on peut faire deux ou trois choses en même temps qui ne nécessitent guère de capacité de réflexion, comme marcher et téléphoner, manger et jouer à WoW regarder la télé, écouter les débats de l’Assemblée Nationale et dormir.
Mais des activités qui requièrent une attention poussée de notre part – écrire, donc – exigent de la part du cerveau qu’il s’y consacre entièrement. Et, surtout, notre intellect est ainsi fait – et l’écriture ne fait certainement pas exception – que ces tâches complexes nécessitent un temps de mise en route, une sorte de période « tampon » où nous nous mettons dans l’esprit (haha), le contexte, de ce que nous devons faire. Le graphique de l’article précité montre qu’à cinq projets en même temps, c’est foutu : le cerveau passe tout son temps disponible à changer de contexte au lieu de faire ce qu’il est censé faire.
C’est en cela que la vérification périodique des emails est un mal. Chaque fois que le cerveau pourrait se plonger dans la tâche en cours, la scène, s’investir dans le personnage pour le ressentir, ce qui ne se convoque pas par magie à chaque fois que l’on s’assied au clavier, il se trouve sorti de force de sa réflexion pour aller presser la pédale de la machine à renforcement variable. Comme il est difficile de s’y remettre ensuite, la tentation d’aller tenter un nouveau tour de roue (satisfaction immédiate) devient plus grande, et la journée se transforme peu à peu en longues heures improductives et inexplicablement décourageantes. Chaque fois que l’on change de tâche, et donc de contexte, notre cerveau paie en énergie et en concentration un prix incompressible qui s’ajoute à celui de la tâche elle-même. Changer de tâche quinze fois par heure – même pour vérifier les réseaux sociaux juste trois secondes -, c’est multiplier ce prix par quinze.
La distraction say leu male
Écrire nécessite un immense investissement personnel et intellectuel, de plonger au coeur de soi, de faire abstraction du monde extérieur pour se transporter ailleurs, dans l’esprit d’autrui, pour rapporter ces visions au lecteur. Je pense humblement que c’est bien plus difficile si l’on ne trouve pas le moyen – et la discipline – de se couper de ces stimuli semblables à la ficelle colorée qu’on agite devant le nez du chaton : c’est se condamner à tourner en rond avec un cerveau perpétuellement bloqué en seconde. Cela se comprend intuitivement, et ceux qui ont essayé, comme votre serviteur, en vantent les mérites, mais la science nous dit ici pourquoi – et, avec un peu de chance, cela pourra convaincre les réticents.
hum très intéressant cet article! je devrais le faire passer à mes « collègues » de la fac qui font le cours d’éthologie qui reprend justement tout ce qui est dit dans votre article 🙂
(et en plus c’est plus clair que ce que raconte mon prof Dr es Pshycho :/)
Aller on se met au boulot 😛
Héhé, merci, et bon courage pour le boulot ! 😉
[…] This post was mentioned on Twitter by Eric Nieudan, Mister Frankenstein, Lionel Davoust, Nicolas Devos, Pierre Pradal and others. Pierre Pradal said: RT @lioneldavoust: Sur le blog : pourquoi être connecté et écrire sont incompatibles >> http://bit.ly/cdMOpt […]
Très très bon article. J’ai enfin compris pourquoi je n’écrivais plus rien ces derniers temps, et que je ne m’en étais même pas rendue compte… Merci! Sur ce, je coupe, et vais dans ma retraite bosser… jusqu’à ce que j’aille vérifier si je n’ai pas une réponse à mon commentaire 🙂
Tout à fait vrai aussi dans autre chose que l’écriture : enfin, on peut aussi considérer l’écriture d’un rapport de stage, par exemple …
Je plussoie complétement. D’ailleurs même Stephen King a dit : « …Une chose est indispensable : une porte qui vous tiendrez fermée. La porte fermée est le moyen de dire au monde comme à vous même que vous ne plaisantez pas; » ( Ecriture – mémoire d’un métier)
Même Stephen King 😉
Bon je vous laisse, faut que j’aille bosser. Je m’étais dit qu’un petit tour sur ce très très sympathique blog ne me prendrait pas longtemps…
Merci à vous, je suis content que l’article fasse manifestement écho 🙂
@Soe : Tout à fait. Je me suis rendu compte que même quand je réponds aux mails, il faut que j’arrête de vérifier les mails…
@Gdb : Très juste. C’est le socle indispensable de la discipline vantée par Elizabeth George, d’ailleurs, à mon avis. (Bon courage pour le boulot, je ne voudrais pas être responsable de davantage de procrastination 😉 )
Mouais, moi ce sont les réseaux et les forums que je devrais arrêter. J’aurai déjà beaucoup moins de mails quand je ne serai pas prévenue que quelqu’un a dit « +42 » à propos de je ne sais déjà plus quoi…
A propos de mails, j’en ai un, sérieux, boulot, qui est en modération 😉
Ah… je fais un gros effort et je ne coche pas la case « Me prévenir par courriel des nouveaux commentaires sur cet article » (ou plutôt, je l’avais cochée et je la décoche). Mais c’est dur, hein !
Le classement de l’information et des mails, notamment relatifs aux réseaux sociaux, est un autre sujet qui nous fait perdre énormément de temps. Je suis en train de tester quelques techniques à ce sujet qui fonctionnent incroyablement bien ; j’en parlerai dès que j’aurai un peu de recul. Dans l’intervalle, tu peux jeter un oeil à Inbox Zero.
Les réticents vous remercient! :-/
C’est marrant, je lis ça juste le jour où je porte mon t-shirt Doctor Who qui dit PROCRASTINATE. J’dois y voir un signe ?
(Au passage, je suis pas mal non plus, dans le genre procrastinatrice, d’où le fait que je porte ce t-shirt en pleine session de partiels… :D)
En tout cas ça me rappelle pas mal mes cours aussi, le conditionnement. Mais c’est vrai que c’est vachement plus clair. Mes profs devraient prendre exemple, j’aurais mis moins de temps à comprendre et à étudier l’an dernier, si ça avait été le cas !
Et sinon, merci pour la dédicace aux Imaginales ! 🙂
Merci à toi pour ton passage ici – et aux Imaginales ! Je suis très content que l’article t’ait intéressée 🙂 (L’étho, ça a été mon dada…)
M… pour les partiels ! 😉