Contrairement à certaines rumeurs, le PS compte bien saisir le Conseil Constitutionnel, et même le Conseil d’État, si Hadopi passe. Le parti conduit actuellement une véritable politique d’obstruction (plus de 500 amendements déposés, dont voici les plus gratinés) qui aura le mérite de ralentir les débats, faisant de cette loi un bourbier toujours plus liquide où le gouvernement s’enlise véritablement. Je suis quand même navré de toute cette affaire, du projet aux tactiques auxquelles il faut recourir pour s’opposer à l’un des plus gros scandales de notre pauvre société démocratique (cf part trois) et personne n’en sortira grandi, certainement pas nous.

Bref, prenons de la hauteur tel l’ULM décollant pour révéler par ses photos aériennes la beauté bucolique du bocage, loin des bouses et de la diagonale du vide, pour réfléchir maintenant aux solutions et surtout aux données de fond du problème en repartant de la base.

Surfer, c’est effectivement sur la mer

Toutes les lois concernant Internet, quel que soit le pays, partent du même présupposé : Internet est un réseau informatique, où transitent des informations. Les informations sont consultables, par conséquent, Internet est régulable selon des lois classiques : on définit ce qui est autorisé, ce qui ne l’est pas, et si on te chope à faire ce qui ne l’est pas, procédure (ou sanction). Si je roule à 180 et qu’un radar me flashe, amende (voire retrait de permis) ; si je tabasse ma voisine à coups de pelle parce qu’elle répète quatorze fois par jour à son chien stupide « Indy, au pied » dans la cour en bas de chez moi,je serai traduit en justice.

Mais ce présupposé est absurde et inapplicable. Nicolas Sarkozy a fait cette déclaration célèbre : « Aucune raison qu’Internet soit une zone de non-droit. » Si, au contraire, et c’est se battre contre des moulins à vent que d’espérer le contraire. Les raisons sont multiples et rappellent étrangement un autre zone de (semi) non-droit connue depuis des siècles : la pleine mer.

  • Internet est mondial. Les législations de chaque pays sont extrêmement variables, de la permissivité totale à la restriction la plus stricte. Vouloir contrôler Internet ou établir des règles à l’échelle nationale revient à installer une ligne Maginot : la contourner est d’une facilité déconcertante et les moyens sont multiples, de la connexion cryptée via un pays étanger qui sert de relais (VPN) à l’emploi alternatif de réseaux (Twitter pour les éléctions en Iran, jeu en ligne, etc.) 1.
  • L’identification d’un internaute est impossible. Le fiasco Hadopi l’a démontré et on a fait suffisamment de publicité sur ce fait mais, en un mot comme en cent, l’IP est aisément falsifiable.
  • Darknets. Il existe une foule de solutions de plus en plus faciles à installer assurant un surcroît d’anonymat sur le Net, comme Tor ou Freenet, rendant l’identification d’une complexité décourageante et nécessitant des moyens dépassant toute proportion : ce sont les darknets.

Je discutais il y a une dizaine d’années avec un expert du droit d’auteur (qu’il me pardonne de citer l’anecdote, car je sais qu’il me lit) ; alors que l’ADSL n’était qu’un espoir et que les commissions de droit se penchaient sur la démocratisation du Net, il eut cette petite phrase : « Ces régulations sont comme les sociétés de chemin de fer à l’époque du Far West. Elles tuent une part de l’esprit pionnier, c’est vrai, mais elles apportent la rigueur et une forme de civilisation. » Je lui ai répondu : « Sauf qu’il vous faut intégrer une chose : quoi que vous fassiez, c’est toujours vous qui vous battrez avec des tomahawks et l’internaute avec la bombe atomique. »

Internet est comme la pleine mer : c’est immense, on y passe inaperçu, et si les garde-côtes posent un barrage à un endroit, on va ailleurs.

L’internaute est un pêcheur

(Et pas un pécheur, hein.)

Cela veut-il dire qu’on doit abandonner toute tentative de régulation sur les réseaux ? Internet est-il effectivement une zone de « non-droit » ? Nos chères petites têtes blondes sont-elles condamnées à devenir les victimes de Pedobear ?

Non, au même titre que les eaux internationales ne le sont pas non plus. Les nations luttent contre le terrorisme, le trafic d’armes et de drogue, souvent efficacement, en pleine mer. De la même manière, sur Internet, on peut (et l’on doit, dans l’intérêt de la raison) définir les actes délictueux et leur gravité (« mettre à disposition des images pédophiles est plus grave que télécharger Annie Cordy ») et certains révèlent clairement du crime organisé (pédophilie et terrorisme en tête).

Mais qu’est-ce que cela signifie exactement ? Qu’il y a une gradation des délits et surtout qu’elle est relative aux effectifs des contrevenants. J’ignore quel pourcentage de trafiquants d’armes téléchargent Karen Cheryl, mais l’évidence suggère qu’il s’agit de deux situations entièrement différentes, à la fois par la démographie et la gravité des actes.

Alors, si Internet est la pleine mer, qui est le téléchargeur ?

Le téléchargeur est à Internet ce que le pêcheur est à la haute mer (pour ce qui est du modèle de comportement et non de la légalité des pratiques, bien sûr).

Petits et gros poissons

En effet, un pêcheur :

  • Ne peut être suivi ni tracé efficacement, quelle que soit sa zone d’action (la mer, c’est très grand) ;
  • Même si on lui colle un mouchard GPS, impossible de savoir ce qu’il fait (à moins de placer un agent sur chaque bateau, je vous laisse imaginer le coût et la popularité d’une telle mesure) ;
  • Puise dans une ressource naturelle renouvelable.

L’internaute est comme ce pêcheur qui quitte la côte, loin de toute forme de surveillance, fait ce qu’il lui plaît, que ce soit pêcher de façon responsable des poissons adultes (télécharger du contenu libre, passé dans le domaine public ou juste une sauvegarde d’un contenu qu’il possède déjà) ou massacrer des bébés dauphins à la hache rouillée (piratage à large échelle et redistribution dans la cour de récré), puis revient au port avec pour seule preuve de ses actes ce qu’il a en cale (étape de vérification que l’internaute n’a même pas, évidemment).

Qui peut surveiller ce qu’il a fait dans l’intervalle ? Personne.

Piratage et vol

Un petit aparté sur l’égalité « pirater, c’est du vol » proclamée par les ayants droit et vigoureusement réfutée par les pro-piratage. Dans un camp comme dans l’autre, on a affaire aux généralisations les plus simplistes. Résumé lapidaire :

  • D’un côté: pirater, c’est du vol, car c’est un manque à gagner. Je n’ai pas l’argent que j’aurais dû toucher, c’est donc qu’on me l’a volé.
  • De l’autre : voler, c’est priver quelqu’un de quelque chose (si je te prends ton pain, tu ne l’as plus). Si je télécharge Johnny, ses chansons, il les a encore (et puis de toute façon, je ne l’aurais pas acheté, c’est bien qu’il n’y a pas d’argent en jeu).

Ces deux arguments sont tous les deux incomplets et réducteurs car ils se fondent sur l’optique d’un bien matériel cessible et indivisible pour traiter le problème de la culture. Or, la culture n’est pas un bien matériel (seule sa fixation l’est), c’est un patrimoine intellectuel (dont il faut bien sûr rémunérer les ayants droit et les agents).

En ce sens, il se comporte un peu comme une ressource naturelle renouvelable. Dire que le piratage, c’est du vol (ou n’en est pas) a à peu près autant de sens que d’affirmer que si j’ai pêché un poisson, je l’ai volé au bateau d’en face. C’est aussi absurde qu’indémontrable et ce n’est pas ainsi qu’on doit construire le raisonnement.

Je ne suis évidemment pas en train d’affirmer que la culture est comme un réservoir de poissons dans lequel chacun vient pêcher sans vergogne, mais qu’il existe un parallèle patrimonial quand on considère le problème avec du recul. Si je pêche un poisson trop jeune ou trop petit, si je passe un trait de chalut sur une zone de reproduction, si j’abîme les fonds marins et les habitats, si je décuple mes prises avec un pain de C4, je ne vole personne – ou plutôt, tout le monde : en échange d’un bénéfice personnel immédiat, mes pratiques nuisent au patrimoine et blessent ses capacités de régénération. Le « patrimoine » ici concerne la culture, soit ses acteurs, artistes et ceux qui la rendent accessible de façon économiquement viable (la publient et la distribuent, quelle qu’en soit la forme), dont la somme des actions forme un ensemble plus vaste que les parties prises individuellement. Le manque à gagner ne concerne pas d’abord un artiste, une maison d’édition, mais la culture entière ; les habitudes de consommation irresponsables nuisent au patrimoine entier – et donc, par effet retour, au consommateur lui-même.

Id est : si j’ai volé quelqu’un, c’est l’avenir.

Where do we go from here ?

Je l’ai dit plus haut, la lutte contre le terrorisme en eaux internationales existe, de la même façon que la lutte contre la pédophilie en ligne existe. Mais nous ne parlons pas de la même chose. mettre une force policière d’élite sur le téléchargement n’a aucun sens, de la même façon qu’on n’imagine pas un cuirassé de l’armée aborder tous les chalutiers pour vérifier la taille des soles.

Le législateur doit intégrer l’axiome énoncé plus haut : il sera toujours en retard sur la technique et l’ingéniosité des réseaux. Tant qu’il n’aura pas compris ce principe, toutes ses lois seront condamnées à l’inapplicabilité, au ridicule et ne feront qu’aggraver la situation qu’il s’efforce de combattre.

En effet, vouloir renforcer un verrouillage par essence poreux en raison de la nature du réseau ne fait qu’obliger le citoyen à rechercher des moyens de contournement. La population Internet est fortement attachée à son indépendance et présente un fort esprit de contradiction. Nombre d’internautes s’ingénieront à contourner Hadopi même s’ils ne téléchargent pas2.

Que dire alors des véritables criminels, pédophiles, terroristes, braqueurs de banque ? Leurs propres précautions ne feront que monter d’un cran, compliquant le travail des forces de police pour des crimes véritablement dangereux pour la société. Il est plus facile d’infiltrer un réseau qui ne se méfie pas (et cela exige dans tous les cas de la finesse, du temps et n’a rien d’une tâche automatisée à la Hadopi-lolz).

Il doit au contraire prendre exemple sur les méthodes utilisées, par exemple, dans la régulation des zones côtières, dans l’écologie au sens large pour une incitation à des pratiques responsables. Dans la pêche, il s’agit, pêle-mêle, d’information, d’efforts communautaires, de responsabilisation (pour arriver à la prise de conscience qu’endommager la ressource, c’est endommager son gagne-pain – en l’occurrence, son plaisir culturel), d’efforts de compréhension du tissu social et de compensations diverses et adaptées en fonction de la problématique considérée3.

Il est impossible de mettre un policier derrière chaque citoyen, donc, au lieu de brandir une répression par essence inefficace, il s’agit d’encadrer, de canaliser et d’inciter l’internaute, comme par la préférence de l’offre légale (la rendre donc attrayante de mille manières) ou par des compensations génératrices de richesse (on peut penser à la redevance pour copie privée, même si elle est controversée).

En un mot comme en cent, pour ce qui est de la problématique culturelle, Internet et l’internaute ne sont pas contrôlables, même en ayant recours à des méthodes dont le coût économique et social dépasserait d’un facteur 20 à 50 le bénéfice escompté, car l’internaute est aussi seul sur un réseau p2p qu’un pêcheur à 500 km de toute côte. Or, la copie est inévitable, et c’est une donnée du problème avec laquelle il faut composer. Il faut donc adopter une politique de canalisation de la pratique du téléchargement, génératrice de richesse si possible, et non une répression aussi inefficace que coûteuse.

Il s’agit d’exigences cardinales. Tout autre projet sera condamné irrémédiablement à l’échec.

Ce n’est qu’à ce prix que la culture pourra sortir de l’ornière économique où elle est tombée, tout en redonnant un coup de fouet à sa dissémination, engendrant à son tour un regain de consommation. Car, pendant que nos parlementaires jouent à la dînette avec une loi qui aurait peut-être été d’actualité en 1998, toute la chaîne économique souffre et se noie toujours davantage, les deux pieds coulés dans un bloc de béton étiqueté Hadopi.

Dans la part faïve et dernière, nous discuterons un brin de projets de solutions satisfaisant justement à ces exigences cardinales (et nous demanderons avec une pointe de lassitude, une fois de plus, comment trois gus dans un garage parviennent à mettre en place des systèmes fiables qu’un gouvernement prétend techniquement irréalisables).

  1. Bien sûr, il est possible de se comporter comme la Chine et de tout verrouiller, mais, sans même parler des conséquences désastreuses pour l’économie, nous nous attarderons sur les solutions civilisées.
  2. Votre serviteur a déjà commencé à se renseigner sur le prix des VPN au Pays-Bas. Pas question qu’on épie mes communications et ma vie privée.
  3. Je sais qu’il y a des halieutes par ici : votre avis sur le parallèle m’intéresse particulièrement.