Disclaimer : cet article chercher à traiter la question de manière globale afin de donner des lignes directrices capables de couvrir 90% des cas. Mais il y aura toujours des contre-exemples, des solutions particulières, des destructurations post-modernes. Sans vouloir commettre, ô auguste lectorat, le péché de l’autocitation, je vois dans mon propre cas plusieurs occurrences où le mode narratif employé ne rentre exactement dans aucune des cases, notamment dans la novella « L’Importance de ton regard ». C’est de l’art, il n’y a que des conventions, et le but ici est de les appréhender.
Narrateur et point de vue
Le point de vue, dans un récit, est indissociable de la notion de narrateur, même si les deux concepts recouvrent des réalités légèrement différentes. Toute histoire est forcément racontée (pour être transmise), et le ou les moyens employés définissent le mode de narration et donc le point de vue.
Le narrateur est celui qui raconte l’histoire. Ce n’est pas forcément un personnage, il n’a pas forcément une identité claire, ni n’est même obligatoirement un choix possible dans notre réalité consensuelle. L’exemple qui vient immédiatement à l’esprit le récit raconté à la première personne par celui qui la vit, mais je proposais la semaine dernière un interrogatoire de police raconté par une plinthe. Narrativement, les deux sont tout aussi valides.
La connaissance que le narrateur a du récit en train de se dérouler définit le point du vue. Y réfléchir et le choisir est extrêmement important car, pour respecter la cohérence de l’histoire – et donc maintenir la suspension d’incrédulité du lecteur – il impose toutes sortes de limitations et de contraintes sur le récit. Par exemple, le narrateur ne peut pas raconter ce qu’il ignore – ou bien il ne peut pas retenir indéfiniment des informations vitales dans le but de prolonger articiellement le suspense. Sa vision des choses peut colorer le compte-rendu, etc.
Il convient donc de réfléchir aux effets, à l’ambiance que l’on souhaite créer, pour choisir le mode de narration adapté. Il est évidemment possible de changer de mode de narration dans le même récit, à condition de guider clairement le lecteur, en général par des ruptures entre scènes (ton serviteur, ô auguste lectorat, kiffe la tech).
Types
Les modes de narration se découpent grossièrement selon un arbre dichotomique (dans un article théorique, il convient d’employer des mots de plus de trois syllabes). Les catégories sont parfois poreuses ; ce qui compte est l’effet sur le lecteur, le transport provoqué par le « rêve fictionnel », et non un respect borné des catégories.
La première distinction concerne la position du narrateur relativement aux personnages de l’action.
Narrateur intérieur
C’est le cas qui venait immédiatement à l’esprit cité plus haut : le narrateur est un personnage de l’action. Il raconte son histoire, à la première personne, généralement après coup (au passé) ou au présent (déroulé des événements au fur et à mesure).
Narrateur extérieur
Dans ce cas, le narrateur est – par rapport au temps de l’action en tout cas – extérieur à l’histoire, c’est-à-dire qu’il la relate à la façon d’une caméra de cinéma au champ plus ou moins large.
Narrateur omniscient
Le narrateur omniscient tient du démiurge. Il sait tout des tenants et des aboutissants du récit, connaît la moindre pensée de chaque personnage, ce qu’il a mangé le matin et le numéro de la plaque minéralogique de la voiture qui le tuera au chapitre 14. Conserver une forme de suspense peut être difficile dans ces conditions, par exemple dans les relations – et les malentendus – entre individus. Ce narrateur peut être neutre ou non (et souvent, il ne l’est pas) ; il peut se contenter d’un compte-rendu objectif, ou bien avoir une voix propre, émaillant par exemple le récit de remarques plus ou moins intrusives (ressort classique du registre comique, par exemple).
Narrateur aligné
Peut-être l’une des formes les plus faciles à manier. C’est ce qu’on appelle également la narration « personnage-point-de-vue » : l’auteur choisir un (ou plusieurs) personnages et relate l’histoire à la troisième personne, mais à travers ses yeux. Il connaît ses états d’âme et ses secrets, nous les fait partager – mais uniquement les siens. On peut raffiner plus encore la distinction :
- Narrateur aligné strict : le narrateur ne sait et ne relate que ce que le personnage sait et peut connaître. Les perceptions sont directes. En ce sens, c’est assez voisin du narrateur intérieur, mais facilite les alternances de point de vue. Il laisse transparaître sans filtre le ressenti du personnage qu’il raconte.
- Narrateur aligné distancié (« caméra à l’épaule ») : le narrateur ressemble à Jiminy Crickett posé sur l’épaule du personnage (mais bon, un Jiminy Crickett qui posséderait des tentacules psychosensitifs enfoncés dans le cortex du personnage). Tout en partageant les connaissances du narrateur aligné strict, son champ de vision est légèrement plus large que celui du personnage dont il relate l’histoire, ce qui permet un peu de recul.
Narrateur ignorant
Le narrateur ne sait rien des motivations, états d’âme, secrets inavouables des personnages dont il assiste aux faits et gestes : il n’a que ses perceptions pour se guider. La plinthe assistant à l’interrogatoire serait probablement un exemple de narrateur ignorant (sauf si elle assiste régulièrement aux 5 à 7 du commissaire avec sa secrétaire sur le bureau, lui donnant un élément d’information sur l’ambiance dans les locaux). Ce narrateur peut là aussi être neutre (compte-rendu strictement objectif) ou non (ce qui serait probablement le cas de notre bas de mur en bois envisageant de porter plinthe – j’en crevais d’envie depuis tout à l’heure – pour attentat à la pudeur).
Pour aller plus loin…
Je ne saurais trop recommander le Comment écrire des histoires, Guide de l’explorateur d’Élisabeth Vonarburg aux éds. Le Griffon d’Argile. En plus d’être un des rares livres de technique en français, il comporte une section très complète sur la problématique du point de vue, une des mieux fichues que j’aie jamais lue, en anglais comme en français. (Critique d’ailleurs sur cet ouvrage à venir.) Pour les intéressés, le livre se commande chez l’éditeur, ici.
[…] This post was mentioned on Twitter by Lionel Davoust, Pierre Pradal. Pierre Pradal said: RT @lioneldavoust: Sur le blog : inventaire des points de vue en narration >> http://bit.ly/ahgDfh […]
De ce… point de vue, le cas d’école le plus intéressant que j’ai lu, c’est Jazz, de Toni Morrisson, puisque [ÉNORME SPOILER]
le narrateur omniscient sur l’identité duquel on s’interroge longtemps est la somme des autres, comme dans un chorus collectif de jazz.
Bluffant. Et très réussi (en VO, pas lu la VF), car le plaisir de lecture n’en pâtit pas une seconde. Enfin, pas le mien…
Merci pour la référence 🙂
Je n’avais pas connaissance du livre de Vonarburg, lequel m’intéresse grandement. Question : y trouve-t-on un chapitre conséquent sur les temps de narration et leur utilisation, thème sur lequel je planche depuis un moment sans réussir à trouver quelque chose qui en traite de manière à al fois constructive et précise ?
Tu as un chapitre complet d’une petite vingtaine de pages sur la question, oui : temps de la narration et temps de l’histoire, retours en arrière, ellipses, dilatations etc.