Une autre question sur l’écriture m’est arrivée, cette fois sous la forme d’une discussion à bâtons rompus, et la personne semblait si satisfaite des pistes que je lui ai proposées que j’ai pensé les partager, dans l’esprit de ce qui avait été fait ici et là. Pour information, j’ai un nouveau formulaire de contact flambant neuf ; vous pouvez envoyer vos questions par ce biais.
La question, donc, était :
J’ai bien compris qu’il faut trouver des objectifs aux personnages au cours du récit, mais comment forces-tu les personnages à suivre le parcours que tu leur as choisi ? J’ai deux détectives dans un monde en déliquescence et, honnêtement, dans ce monde, il n’y a pas de raison sensée de faire ce boulot pour une paie de misère, ils ne s’en tireraient pas beaucoup plus mal à ne rien faire. Comment je peux faire pour les obliger à suivre l’enquête quand même ?
Tu ne les forces pas. Surtout pas. Forcer un personnage revient à t’obliger à manger le plat que tu détestes le plus pour faire plaisir à ton hôte. Non seulement tu passes un sale moment, mais ça se voit sur ton visage et ton hôte n’est pas dupe.
Les personnages atteignent tous un moment où ils prennent vie, ne serait-ce qu’en raison du principe de causalité narrative (cf Trouver une idée, construire un scénario) ; leurs actes passés finissent par orienter leur comportement. Un personnage qu’on force ne prend jamais vie ; et un personnage qui ne prend pas vie est terriblement difficile à écrire, parce qu’on ne sait pas où il va. Tu te tires donc dans le pied.
Mais, à supposer que tu arrives quand même à raconter son histoire, cette faille logique que tu as repérée toi-même a toutes les chances de sauter au visage de ton lecteur. Il se posera la même question que toi, si tu as dépeint correctement ton monde : “pourquoi ces types se crèvent-ils à faire ce boulot ?” Et tu romps le contrat narratif, parce que tu n’as pas de réponse logique à fournir. Ton lecteur sort du récit, balance ton livre au mur, te voue aux gémonies et t’envoie un tueur du NKVD.
Mais tu n’as pas envie de rencontrer un tueur du NKVD. Comment t’en tirer, donc ?
À mon humble avis, tu prends la question à l’envers : tu te demandes “comment”. La véritable question que je te proposerais, c’est “pourquoi ?”
Pourquoi des types, qui n’ont visiblement pas de raison sensée de faire ce boulot, le font quand même ?
Le font-ils par attachement au devoir ? Parce qu’ils croient véritablement à leur travail, qu’ils voient comme une manière de rendre ce monde meilleur ? Parce qu’ils sont trop bêtes pour se rendre compte qu’on les exploite ? Parce qu’ils ont une raison liée à leur passé de mener cette enquête ? Parce qu’ils ont essayé l’oisiveté et qu’ils ont sombré dans un ennui prodigieux ? Et ainsi de suite.
Tu vois qu’un millier de réponses potentielles surgissent immédiatement, chacune en amenant d’autres. Supposons que tu décides que l’enquête est liée au passé de l’un d’eux. De quel événement s’agit-il ? Retrouver un coupable qui n’a jamais été pris ? Se venger ? Apprendre la vérité sur un incident resté nébuleux ? Etc.
Passer de “comment” à “pourquoi” ouvre l’horizon des possibles et te donne autant de réponses que tu peux en souhaiter. Il te suffit simplement de choisir la direction qui te plaît le plus, la suivre et la raffiner jusqu’à trouver l’idée que tu voudras vraiment écrire, à laquelle tu ne pourras pas résister, qui viendra te hanter même la nuit. “Pourquoi” fournit d’innombrables accroches pour développer les personnages, leur histoire, leurs motivations, et même l’univers.
Imaginons même que tu choisisses un “pourquoi” différent pour tes deux flics… Et tu as le germe d’un conflit entre eux, fondé sur des objectifs différents et peut-être opposés, des visions du monde différentes et peut-être opposées. Tes flics cessent d’être des artifices de narration que tu cherches à faire entrer dans l’histoire au chausse-pied pour devenir des personnes avec une véritable raison d’être là, des aspirations, des cicatrices, et tu sais parfaitement bien pourquoi ils continuent à faire ce boulot que tout le monde aurait abandonné depuis longtemps.
Bon courage, et beaucoup de plaisir à toi !
[…] This post was mentioned on Twitter by Yoann, Lionel Davoust. Lionel Davoust said: Sur le blog : Comment (ne pas) forcer les personnages à suivre l'histoire qu'on leur a tracée >> http://bit.ly/bRz0YJ […]
Ah “Forcer ses personnanges”, “Laver le cerveau des personnages”. Je t’en avais parlé, c’est le seul point qui m’a hérissé le poil pendant le stage écriture des Imaginales: le lavage de cerveau/forcer les persos. On en avait reparlé et j’avais mieux compris ce que tu voulais dire et là encore mieux.
Je préciserai que pour moi, le “pourquoi” marche même de façon rétroactive. Ca m’arrive de bloquer sur une partie, un texte (j’écris les grandes étapes/transitions avant le reste), quand c’est le cas c’est qu’il me manque quelque chose sur le comportement la psychologie du perso, Pourquoi réagit-il comme ça? en prenant du recul je me rends compte qu’il y a eu une évolution ou un point que je n’avais pas repéré. Et là je repars en arrière… parce que s’il est dans cette position à ce point là il faut que ce changement se soit produit avant.
Je sais pas si je suis clair… bref c’est un peu comme les paradoxes temporels, ca fonctionne même si c’est dûr à expliquer. J’aime bien ces moments d’ailleurs où comme un strate apparaît qui vient donner des clefs sur des textes précédents, apporter une lumière nouvelle ou matière à d’autres écrits.
Si Nico, c’est clair. Ca rejoint un peu la règle du fusil de Chekhov à l’envers ; si tu as besoin d’un coup de feu à l’Acte III, tu installes l’arme à l’Acte I 🙂
D’autre part l’inconscient joue parfois un rôle assez fascinant et rigolo dans le processus d’écriture et de création ; il arrive qu’il sème à notre insu en amont les éléments de réponse à une question que nous ne nous posons consciemment que bien plus tard. C’est plutôt commode !