Je passe deux heures par jour sur la digue de New Quay comme tous les volontaires de Sea Watch. Je surveille l’anse à la sortie du port à l’affût de dauphins ; je note scrupuleusement leur activité ; je relève la circulations des navires, leur comportement à l’approche des cétacés. Je réponds aux questions des touristes sur la la fréquentation de la baie par les animaux, je m’efforce de leur transmettre quelques idées simples et fortes, comme la différence entre un dauphin et un marsouin, comme l’importance de la population résidant dans Cardigan Bay, comme le code maritime en place qui vise à la protéger du harcèlement ; j’aime bien écouter les expériences des gens et leur transmettre un peu la passion et de conscience environnementale quand c’est possible. Je suis conscient de n’être qu’un grain de sable, mais il en faut pour faire une plage. Et puis j’aime ça, échanger sur ce sujet, et c’est une raison suffisante.
Du coup, je me tais et quand certains enfants pointent le doigt et s’écrient « dolphin ! » alors qu’avec mes jumelles et l’habitude, je sais qu’il s’agit seulement d’un cormoran en train de plonger. Je hoche la tête poliment quand un pêcheur me soutient mordicus avoir croisé un groupe de soixante-dix grands dauphins (Tursiops truncatus) et j’admets poliment que c’est possible, même si je sais que c’est très hautement improbable et qu’il s’agit certainement d’une autre espèce (comme le dauphin commun Delphinus delphis).
Car, en effet, sur la digue, je suis Sea Watch. J’ai écrit Sea Watch sur le dos, j’ai un stand miniature qui explique ce que je fais là et pourquoi c’est important. J’interagis avec le public intéressé, je rectifie les idées reçues quand c’et possible, mais je ne suis pas là pour briser les rêves ni pour contredire un pêcheur avec vingt ans d’expérience : ce qu’il me soutient avoir vu est hautement improbable, mais pas entièrement impossible.
Et, en conséquence, je serre les dents sans rien dire quand le modèle universel du touriste-qui-sait, celui qu’on trouve dans un restaurant chinois à demander des sushis, celui qui vous CRIE TRÈS FORT AU VISAGE sa langue étrangère en étant persuadé que ça va vous aider à le comprendre, celui qui laisse des enfants braillards et fatigués pourrir la vie d’un wagon ou d’une salle entière en espérant que ça va se régler tout seul, rôde dans les parages. Je serre les dents comme quand, hier, sa marmaille criarde et pré-adolescente escalade la digue pour venir me tourner autour, trop près, envahissant mon espace alors qu’il y a cent mètres de béton sur laquelle se poser, entravant mon champ de vision et donc mon travail, surexcitée en hurlant « où sont les dauphins ! où sont les dauphins ! ». Et puis je les oublie bien vite, en définitive, une fois que toute la famille s’installe pour pique-niquer. Ils ne me gênent pas. Live and let live.
Sur la digue, il y a du vent. On est exposé, très exposé, il fait froid, il faut s’asseoir sur son bloc-notes quand on ne l’utilise pas, parce qu’une rafale suffit à emporter même les objets lourds.
Comme le sac en plastique qui emballait le sanwich de l’aîné et qui tombe au bas de la muraille, à deux mètres de l’eau. Les parents restent figés et regardent l’objet, les bras ballants. Le père murmure « on devrait peut-être aller le chercher », mais c’est compliqué, il faut sauter d’une hauteur d’un mètre cinquante sur une pente glissante en béton, et remonter n’est pas facile. L’aîné s’écrie aussitôt : « On va pas sauver un sac, quand même » et continue à bâfrer, les mains pleines de sauce. Comme pris en faute par le marmot, le père redresse le torse et ne dit rien, se rangeant à son avis forcément éclairé. Le cadet crie : « hé, regardez, c’est notre sac ! » mais la mère le fait taire aussitôt. Chut, chut, ce n’est pas à nous.
Moi, sur la digue, mon chronomètre en main, j’ai envie de leur expliquer poliment qu’ils ne sauveront peut-être pas un sac, mais qu’ils pourraient sauver un dauphin ou une tortue. J’ai envie de leur expliquer que ces sacs, en volant entre deux eaux, prennent l’aspect trompeur d’une méduse, et que la faune s’y méprend, les avale, s’étouffe ou se bloque les voies digestives, et meurt, le ventre distendu, à l’image de ces pauvres dauphins autopsiés par dizaines après échouage. J’ai envie de leur dire que ces dauphins qu’ils sont justement venus voir depuis la ville, que la mère et son petit qui se nourrissent tranquillement à vingt mètres de nous, paieront peut-être les conséquences de leur paresse, de leur maladresse et de leur fatalisme – peut-être même d’ici la fin de la journée, si la malchance le veut. Que le juvénile insouciant, âgé de quelques mois, qui s’aventure loin de sa mère à la découverte du vaste monde, ne fêtera peut-être pas son premier anniversaire par leur faute. Mais c’est parti dans la nature, cela ne nous appartient plus, c’est un déchet de plus, un regrettable excrément de la nature humaine, un fait inévitable.
Mais je suis Sea Watch. Moi, je prends parfois les gens à partie : je me permets d’être acerbe, et tant pis si je passe pour le connard de service. Mais ce n’est pas la façon de faire de Sea Watch – et c’est probablement, d’ailleurs, plus sage. Alors, je regarde droit devant moi et je surveille l’objet. Je fulmine en silence. Et je pense : vous, ne venez pas me parler.
Ils finissent par s’en aller. Enfin.
Le temps pour moi, ensuite, de descendre et de remonter, je n’aurai pas quitté mon poste plus deux minutes.
C’est difficile quand il faut préserver les lignes directrices d’une entité qui veut véhiculer savoir et connaissances par le partage et l’enrichissement des conversations. C’est encore plus difficile de garder son calme quand le pire (ou quelque chose d’approximatif) se déroule sous nos yeux car cela nuirait directement aux animaux qu’on tente de préserver/étudier et qu’on aime plus que tout.
Argh, belle maîtrise, j’admire. Y’a pas un groupe de Sea Witch pour les transformer en chair à orques ? (en même temps doit y avoir meilleur !)
Eh bien, excuse-moi, mais jene suis pas d’accord du tout ! Ça n’est un fait inévitable que si on le veut bien.
Je trouve ça idiot de ne pas expliquer ! Tout le monde sait globalement qu’un sac plastique, ça pollue, mais que ça puisse prendre l’aspect d’une méduse et tuer — dans d’atroces souffrances, j’imagine — un dauphin, non, on ne sait pas. En tout cas, moi, je ne le savais pas avant de te lire et je suis contente de l’apprendre, même s’il y a peu de dauphins, sur ma colline, parce que ça pourra peut-être me servir un jour… à secouer ma flemme, comme tu dis.
Mais refuser de partager un savoir, refuser l’instruction, et continuer à mépriser par devers soi ceux qui ne savent pas, c’est trop facile ! Il y a mille façons d’expliquer sans pour autant se mettre en colère, non ?
De moi-même? Bien sûr que je l’aurais fait. J’aurais cherché le meilleur angle pour transmettre le message sans agresser. Le problème, c’est que les gens détestent être pris en faute et avoir tort, surtout les touristes en vacances (je l’ai bien assez vu quand je bossais en zoo marin), et il y avait une chance non négligeable que ça soit mal reçu. Je ne souhaite pas prendre ce risque tandis que je représente SWF, ainsi que le pointe Acr0, et que la seule interaction, peut-être, qu’ils retirent de la fondation soit d’avoir été rappelé à l’ordre – peu importe le bien-fondé de la chose et la diplomatie mise en jeu.
En conséquence, je me transforme en éboueur de la mer et je partage l’information publiquement auprès de vous, qui êtes plus nombreux (et plus conscients) que des beaufs en vacances, ce qui, en définitive, la dissémine davantage. Karmiquement, le deal me semble meilleur 🙂
Sangoire De Terre d’Ange : J’adore! Il faudrait fonder une société secrète sur place, et en plus ça serait bon pour l’écosystème ^^
Plutot d’accord avec ce commentaire. Il vaut mieux tenter d’expliquer, je pense. Même s’ils n’écoutent pas et qu’ils prennent la mouche sur le moment, peut-être que la prochaine fois la honte prendra le dessus et qu’ils iront ramasser leurs déchets…
ah, je viens de lire ta reponse à Lucie Chenu, amiral. Je comprends ton point de vue. La question est de savoir si les beaufs peuvent être sauvés…
Je trouve qu’il y a quelque chose d’étrangement condescendant à vouloir à tout prix « expliquer » les choses aux gens. En plus du fait que, à leur place (mais je n’aurais pas pu y être ;)), j’aurais mal pris qu’on vienne me faire la morale en public, quel que soit le ton employé.
On parle là de choses qui découlent du simple bon sens. J’aime à penser que, comme dirait le Dalaï-Lama (;)) , nous avons tous le même potentiel. Je n’ai pas pour vocation d’aider les gens à réaliser le leur, quand de toute évidence ils ne montrent aucune curiosité pour rien. Il n’est nul besoin de savoir qu’un sac peut étouffer un dauphin pour éviter de le jeter. Personnellement, je n’abandonne déjà pas de plastique dans mon jardin, et il est probable que ces gens non plus. Non, c’est juste de la flemme, mêlée à un total désintérêt pour les gens qui aimeraient profiter de cette plage dans l’état où elle était avant l’arrivée des beaufs.
Désolée… Je ne me sens pas d’humeur compatissante, aujourd’hui 🙂
Et mon commentaire est long et décousu :S
J’avais entendu ça, personnellement. Pas seulement les dauphins, d’ailleurs, il me semble, mais les autres animaux aquatiques et aussi les oiseaux marins. Sans compter la mer, les nappes d’eau, les animaux des rivières et des fleuves (si le plastique est jeté en amont), et notre propre santé, avec tout ce plastique qui se ballade. C’est vrai pour la pédagogie. Et c’est vrai aussi pour la flemme : on ne jette pas ailleurs comme on jetterait « chez soi ». Je me souviens, petite, des saisons touristiques au bord de la mer, en Bretagne. La plage était propre, l’air agréable, la nature belle, calme et silencieuse. Et puis en trois jours c’était le cataclysme : motos qui pétaradaient dans les dunes, pots d’échappement, voitures qui écrasaient les chats des habitants sur les petites routes tranquilles avant ça, cris de touristes enivrés le soir, plage transformées en poubelle. Les habitants, après, ramassaient les ordures laissées dans l’eau et au bord de l’eau pendant deux mois, enfouissaient tout dans des sacs poubelle, les chats ressortaient sur les routes, l’air était de nouveau respirable et la végétation rasée repoussait doucement sur la dune. Ca m’avait marquée. Ils venaient là en vacances et se comportaient comme ça parce que ce n’étaient pas leur lieu de vie. Plus de règles… même pas le respect de ceux qui habitent là et devront patiemment nettoyer leur plage et ramasser les cadavres de leurs chats… voire de leurs mômes. Je comprends que tu en aies assez. Mais Lucie a raison : il faut rester patient, envers tout, et informer. Certains ne savent pas, ou ne se rendent pas compte.
Je suis bien d’accord sur la nécessité d’informer, c’est une des missions de SWF et un des trucs qui, personnellement, me tient à coeur… Mais là, en agent d’une organisation qui n’est pas « moi », je ne tenais pas à prendre le risque de passer pour l’enquiquineur de service en leur faisant remarquer leur geste, même avec toute la politesse du monde. Sans mon T-shirt SWF, par contre, je l’aurais clairement fait.