Alors que je retravaille Léviathan : Le Pouvoir en vue de sa publication prochaine, je réfléchissais encore aux différences de narration entre la littérature et le jeu de rôle, ce dont nous avions parlé aux dernières Utopiales en particulier avec Romaric Briand sur la table ronde dédiée. Il est dangereux de transposer les leçons ou pratiques d’une forme à l’autre, parce que la littérature est faite pour être vécue seule, alors que le jeu de rôle est par essence une expérience collective ; ce qui se joue ne fonctionne pas forcément de la même manière que ce qui se reçoit. Convertir un scénario de jeu (l’exploration d’un donjon en tête) en roman est un exercice fortement casse-gueule, du moins sans adaptation, et une scène d’action excitante en jeu s’avère souvent plate une fois narrée.

Mais au lieu de s’attarder sur les différences, il m’est venu un point commun potentiellement utile, que je pratique plus ou moins consciemment. Il s’agit, non pas de concevoir l’histoire comme un scénario de jeu de rôle, mais de penser à son approche pour les personnages. En effet, dans une saga où ceux-ci se multiplient, où chacun a un caractère, des allégeances, des talents particuliers, il peut être difficile de garder la trace de tout de manière ordonnée. C’est là que le jeu de rôle vient à la rescousse, car il propose une façon de « modéliser » un personnage selon ses aptitudes naturelles (caractéristiques), ses talents acquis (compétences) et ses traits particuliers (avantages / désavantages).

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Attention, il ne s’agit pas de passer trois heures à se demander si Bob a 17 ou 18 en Force ni de remplir chaque case méticuleusement – ni même de remplir une fiche réelle (sauf si c’est votre dada), car quel système adopter ? À partir du moment où l’on se contraint à des cases, à des formulaires, on court le risque d’handicaper la créativité, soit parce que l’esprit se trouve forcé à répondre à des questions sans importance pour le projet en question, soit parce que les réponses nécessaires pour lui donner vie se trouvent justement dans les marges.

Néanmoins, on a coutume de penser à l’histoire personnelle, aux alliés, ennemis, au caractère, à l’apparence d’un personnage lors de sa création, des éléments bien sûr indispensables, mais c’est avant tout ce qu’il sait faire, ce à quoi il est doué ou non, qui va déterminer son action dans l’histoire, et donc la faire avancer. Pour cette raison, c’est aussi important que son passé, si ce n’est davantage. Quantité de romans pulps ou même de séries policières modernes s’en tirent avec un passif pour les personnages qui tient sur une serviette en papier, mais ce sont les compétences extraordinaires de ceux-ci qui propulsent l’histoire – et motivent le lecteur.

Pour prendre un exemple très récent, le pilote d’Unforgettable nous sert une héroïne avec une histoire rebattue cent fois (sa soeur est morte assassinée, c’est ce qui l’a poussée à entrer dans la police puis à démissionner, ajoutez un ex un peu benêt resté flic avec qui on sent que tout n’est pas fini), mais le côté extraordinaire, et ce sur quoi repose le concept, est que cette femme se trouve incapable d’oublier quoi que ce soit, ce qui en fait un témoin de première qualité, et la rend capable de tirer des déductions uniques : voilà la motivation du récit. (Bon, à part ça, la série est pas terrible, hein.) Ayez le passif pour les personnages ET les compétences et vous tenez potentiellement les éléments d’un Game of Thrones. 

Introduire un soupçon de mécanistique dans la conception des personnages pose donc des questions intéressantes sur eux, mais permet également de mieux cerner ce dont ils sont capables, ce qui crédibilise leurs actions, leurs rapports et fonde leur cohérence. Si Jack crochette une serrure p. 24, il faut qu’il l’ait appris au cours de sa vie – et quel type de personnage apprend à crocheter les serrures ? Et, confronté à la même p. 154, il ne peut pas rester les bras ballants si sa vie en dépend. Pour parler de ce que je connais le mieux, dans Léviathan, l’ordre de puissance des mages est clair : par exemple, globalement, Masha est moins douée que Julius, qui est moins doué qu’Alukar. Cela ne signifie pas que les plus faibles ne pourraient l’emporter sur les plus forts, mais il leur faudra alors déployer une ingéniosité particulière ou disposer d’un avantage inattendu. Si quelqu’un bat Julius en duel, cela signifie quelque chose de fort concernant cet adversaire.

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Les choses deviennent très amusantes quand on doit décider si les personnages sont conscients – ou non – de ce rapport de force ; s’ils le savent, mais se laissent aller à l’agressivité et tentent le tout pour le tout ; bref, il y a toutes les variations humaines et surprenantes induites par les circonstances d’un moment unique, celui de la scène que l’on écrit. Et les personnages ont bien sûr différentes façons de se positionner l’un par rapport à l’autre : qui ne peut l’emporter sur le terrain des armes manoeuvrerera peut-être sur celui de la politique. Julius est meilleur duelliste que Masha, mais elle parvient à le manipuler car elle connaît ses faiblesses et joue sur ses secrets – un levier qu’ici, d’ailleurs, une fiche de personnage représentera mal.

Je crois ne pas m’avancer en affirmant qu’il y a parmi les auteurs d’imaginaire, expérimentés ou non, une convenable proportion de geeks ; et si vous cherchez à faire vos premières armes, sortir vos livres de jeu de rôle, réfléchir à la façon dont ceux-ci s’efforcent de représenter la richesse de l’expérience humaine, vous permettra peut-être de trouver de nouveaux leviers scénaristiques différents de vos réflexes et qui vous surprendront vous-même. N’hésitez pas aussi à jeter un oeil aux adaptations de l’un vers l’autre : les évaluer, juger si vous êtes d’accord, stimulera vos réflexions et vous aidera à cerner ce dont vous, vous avez vraiment envie – ce qui est le fondement de toute création.

À toi, ô auguste lectorat : as-tu déjà réfléchi à cette approche ? Comment la considères-tu ? Des recommandations à faire, des lectures à conseiller ?