C’est la saison des livres inadaptables : après un très remarqué et apprécié Cloud Atlas, retour chez nous avec le monument de sensibilité et de surréalisme, L’Écume des Jours, du maître Boris Vian.
Je n’écrirais probablement pas ça ailleurs que sur un blog (parce qu’on s’en fout un peu, dans l’absolu), mais si j’ai un maître en littérature, c’est Vian. L’Écume des Jours est LE livre qui m’a réconcilié avec la littérature quand, adolescent, je m’enfonçais toujours plus profondément dans le marasme de classiques qui ne me parlaient en rien, enseignés et décortiqués de façon clinique et assommante. L’Écume des Jours m’a remis sur ma route et ramené à mes envies d’écriture de longue date : Vian envoyait valser les conventions et dégageait une émotion brute avec une créativité d’univers et de langage sans bornes. J’ai lu ce livre et je me suis dit : « Bordel, la littérature, ça peut aussi être ça, et moi, c’est cette optique-là qui me parle. » J’ai donc ma vision du livre et de l’homme, bien plus frondeuse (et confirmée par l’excellente biographie pour la jeunesse écrite par Muriel Carminati, Des Fourmis dans le coeur) que l’intello poète piédestalisé qu’on essaie d’en faire au XXIe siècle. Je me considère aussi, pour ces raisons, comme un enfant du surréalisme, et j’ai quelques idées sur la question, puisque j’en emploie, humblement, régulièrement, les ressorts dans mon propre travail.
Je crois aussi, humblement mais fermement, que j’ai raison, et j’assume.
Bref, cette critique est vraie, parce que je l’ai inventée d’un bout à l’autre.
Pour ceux qui sont sur la bonne voie pour rater leur vie en n’ayant pas lu L’Écume des Jours (rattrapez-vous), nous sommes dans un Paris surréaliste et poétique, où les robes de soirée ont des grilles en fer forgé dans le dos, où l’on fait pousser des armes dans la terre en les chauffant avec des corps humains, où l’on peut se mitonner un cocktail avec un morceau de jazz. Colin est un type sympa qui rêve de tomber amoureux ; son meilleur ami Chick est passionné du philosophe Jean-Sol Partre, et achète compulsivement toutes ses oeuvres. Colin rencontre bientôt Chloé, avec qui une histoire merveilleuse se construit – jusqu’au jour, au lendemain du mariage, où elle développe une maladie rare mais terrible, un nénuphar qui lui pousse dans le poumon.
L’Écume des Jours, c’est l’histoire d’une descente aux enfers, un passage de l’insouciance à la tragédie, sur fond de nostalgie, de musique, d’amitié, et, surtout, il faut le répéter, de surréalisme, puisqu’un humour, allant de tendre à féroce, émaille chaque page de traits d’esprit, de créations baroques, de constructions syntaxiques et imaginaires dont je place sans hésiter l’héritage actuel dans les atmosphères les plus poétiques de la fantasy urbaine et de la littérature interstitielle. Cette histoire est la collision de la candeur et de la catastrophe, un trajet poignant et bouleversant comparable à celui de Charlie dans Des Fleurs pour Algernon, à ceci près qu’ici, le monde, par sa plasticité, sa recréation personnelle, suit la descente globale du noyau d’amis. S’il y avait bien, pour moi, un réalisateur capable de rendre à l’image l’incroyable complexité et la puissance évocatrice de l’imagerie du roman, c’était Michel Gondry, dont l’époustouflant Eternal Sunshine of the Spotless Mind montrait la maîtrise d’un univers en déliquescence, dépeint tout en suggestions, en zones d’ombre, avec une grande économie de moyens.
Sauf que ça ne marche pas (en même temps, le titre de cet article vend un peu la mèche). Gondry prend-il des risques ? Assurément. Applique-t-il sa patte, nous donne-t-il à voir des créations intrigantes, est-il audacieux visuellement ? Oui. Pourtant, la sauce ne prend pas.
Hélas (et je n’aurais jamais cru, à voir Eternal Sunshine, qu’il tombe dans ce travers-là), Gondry bute sur l’écueil numéro 1, le piège classique, de toute oeuvre surréaliste1. Il est simple : le surréalisme est un procédé, et non une fin. Vian est un des rares romanciers à avoir tâté du surréalisme et à avoir traversé les décennies sans prendre une ride ; l’immense majorité du mouvement est tombée aux oubliettes. Parce que Vian avait un propos, une émotion – une histoire avant de jouer du surréalisme. Et que le surréalisme lui sert d’écrin et de décor, d’étai qui propulse, sur le plan symbolique, le propos, les personnages. Il est trop facile – et trop fréquent – d’écrire de la bouillie pour chats au titre que « c’est surréaliste ».
Non, c’est de la bouille pour chats.
Alors, le film de Gondry n’est pas de la bouillie pour chats. Il parvient à susciter une émotion sincère en de rares moments, notamment pendant la descente aux enfers. Jean-Sol Partre est la réussite sans partage du film, entre délires de l’ego et passion insensée de ses adorateurs, il est génialement rendu. Il y a de belles trouvailles, comme un pseudo-Google géré par des opérateurs humains, mais Gondry multiplie les artifices graphiques, les créations, en oubliant de leur attribuer un sens plus profond qu’un simple effet à l’écran, ce qui rend l’image confuse, difficile à suivre, alors que le roman brille justement par sa concision. Mais surtout, quantité de trucages sont particulièrement visibles. Animations en stop-motion tout juste dignes d’un cinéaste indépendant ; projections en arrière-plan qui ne se cachent pas ; faux raccords ; erreurs de perspective. Des séquences sont accélérées façon dessin animé ; la souris n’est pas une souris, mais un type en costume de souris. On ne peut pas répondre « oui, mais c’est du surréalisme, de toute façon ». Non. Le surréalisme, comme la poésie, comme la fantasy, n’est pas un prétexte pour faire n’importe quoi. L’univers concerné conserve des règles internes – dont on ne détient pas forcément la clé – mais elles sont présentes.
Or, la règle cardinale de toute oeuvre de fiction est de maintenir le lecteur / spectateur dans le récit ; le film de Gondry fait tout ce qu’il peut pour rappeler qu’il est un film, un conte, une fable, bref, un objet fictionnel à contempler, et non où il convient de s’impliquer. Ce qui, qu’on me pardonne, est non seulement une erreur de narration, mais va directement à l’encontre, me semble-t-il, des intentions de Vian, qui racontait une histoire, il ne faisait pas un fucking exposé sur le surréalisme ni ne montrait pas combien il était trop inventif hou là là et vous avez vu cette vanne, wink wink nudge nudge ? Les rappels au livre en tant qu’entité extérieure au film sont constants, dès la première scène, où des armées de secrétaires le tapent à la chaîne – image graphiquement forte, mais d’une parfaite inutilité, qui sort encore davantage le spectateur d’une histoire qui, par sa simplicité et sa force, n’est nullement mise en avant, mais justement présentée comme fictive et donc pas sérieuse. Ce n’est pas une mise en abyme, c’est juste un rappel grossier que, puisque cette histoire est inventée, elle est tout sauf vraie. (Pour mémoire, Vian écrit, en exergue de L’Écume : « Cette histoire est vraie, puisque je l’ai inventée d’un bout à l’autre. ») Gondry se regarde filmer, et laisse à peine la place à ses acteurs, qui, d’ailleurs, peinent à porter les dialogues vianesques. Romain Duris joue globalement très mal (alors qu’il est très bon chez Klapisch – qu’est-il arrivé ?), Omar Sy est mauvais dans les premières minutes mais s’améliore notablement dès que l’ambiance vire au tragique. Ils sont heureusement sauvés par les autres, Elmaleh campe un excellent Chick, Audrey Tautou est mignonne en Chloé, et Aïssa Maïga (Alise) et Charlotte Le Bon (Isis) sonnent juste.
Au-delà de ces manquements structurels, il faut critiquer la violence parfaitement bénigne du film, alors que le livre est souvent brutal, mais à dessein. Gondry rate le contraste entre la candeur désarmante de Colin et la terrible dureté, absurde, du monde qui l’entoure et finit par le rattraper, tout comme il ne descend pas assez profondément, à mon avis, dans l’horreur sur la fin du film (et je ne lui pardonne pas d’avoir sucré le tout dernier chapitre, entre la souris et le chat). Cette histoire descend aussi bas qu’elle monte haut, mais, dans les moments les plus tragiques, il continue à nous servir du jazz guilleret, comme si, au fond, tout cela n’était pas si grave. Mais si, mec, putain, c’est grave ! Rien n’est plus grave ! Tu ne vois pas que ce monde s’écroule ? Que tes personnages sont brisés ? Ce n’est pas un enterrement façon Nouvelle-Orléans. C’est la fin de tout, bon sang ! Tue-nous avec, merde !
On ne peut que regretter que la retenue poétique, l’économie de moyens, dont Gondry sait faire preuve par ailleurs n’ait pas été importée sur ce plateau, ainsi que quelques leçons d’écriture du cinéma fantastique, lequel, par sa maîtrise du hors-champ, aurait peut-être su imposer l’oppression progressive de l’univers, sa déliquescence, son désespoir, sans montrer son jeu, sans montrer ses trucages, ses coulisses, ses échafaudages. Je rêve de ce qu’aurait donné cette oeuvre entre les mains d’Amenabar (Les Autres) ou de del Toro (Le Labyrinthe de Pan) – mais je rêvais de ce qu’elle donnerait entre les mains de Gondry.
Après toute cette diatribe, tant de mal étalé en électrons, la question reste : cette adaptation est-elle un mauvais film ? Non. C’est juste une énorme déception par rapport au potentiel de l’oeuvre comme du cinéaste. C’est un divertissement amusant, surprenant, foisonnant visuellement, évocateur par moments. Mais ce n’est pas le grand film que cela devait être, et ce n’est même pas forcément un bon film. C’est un vidéo-clip, un film intéressant comme objet de réflexion. C’est précisément, aussi, ce qu’il ne devait pas être.
L’Écume des Jours est donc un film qui ne croit pas un seul instant à lui-même. Par ce péché cardinal, il échoue à emporter l’adhésion, sauf de bobos parisiano-centrés qui y verront un objet arty sur lequel s’extasier, alors qu’ils n’ont strictement rien pigé, et ce qui me navre, c’est que ce sont les mêmes que Vian envoyait paître de son vivant. On essaie d’en faire un intellectuel raffiné, un modèle d’avant-garde, un héros créatif pour une certaine bourgeoisie littéraire arthritique pour qui trouver un lieu dans une ville inconnue à l’aide d’un plan constitue le summum de l’aventure et de l’exotisme. Mais Vian promouvait le jazz. Vian traduisait du polar et de la science-fiction. Vian aimait les jolies filles. Vian avait le travail en horreur. Vian brûlait la chandelle par les deux bouts, jouait de la trompette quand sa santé le lui déconseillait fortement.
À vous qui tentez de le canoniser, Vian vous emmerde, et il ira cracher sur vos tombes.
- Je suis docte. Mais j’ai prévenu que j’avais raison. ↩
L’ayant vu hier, je rejoint ton sentiment sur le fait que Gondry est passé à côté de ce qui aurait pu être son nouveau chef d’œuvre…
mince j’ai failli rater ma vie. je vais donc réparer ça en lisant ce grand classique, ce qui me coûtera d’ailleurs moins cher qu’une place de cinéma…
Bon ben j’ai bien fait d’aller voir Iron Man 3 moi 😛
Moi j’ai bien aimé, comment transposer toutes les trouvailles littéraires de Vian? Seul Gondry pouvait en faire des trouvailles visuelles et ça ne pouvait qu’être pire avec un autre réal 🙂 Vous n’en auriez pas attendu trop, de ce film? Les déceptions étaient évidentes, c’est le cas pour n’importe quelle adaptation d’un livre qu’on aime vraiment 🙂 Je suis d’accord par contre sur le choix des acteurs, et je n’aime pas franchement Audrey Tautou non plus, j’ai l’impression qu’elle essayait de retrouver la « mignonnittude » d’Amélie Poulain mais ça n’a pas marché, en tout cas pas avec moi, son jeu me paraissait forcé…
Dans ce cas, pourquoi montrer les ficelles des trucages, mettre tellement l’accent sur l’objet-livre? Quasiment aucune des trouvailles ne va sans un artifice conjoint qui la désamorce. C’est la le péché cardinal de ce film à mes yeux. Impossible d’y croire, parce qu’on nous rappelle sans cesse qu’il ne faut pas y croire.
Il serait intéressant de comparer cette nouvelle adaptation de L’ÉCUME DES JOURS avec celle de Charles Belmont en 1968, avec les très jeunes acteurs Marie-France Pisier, Jacques Perrin et Sami Frey.
Prévert en disait : « Belmont a gardé le coeur du roman, ce film est merveilleusement fait. En plus, c’est drôle ! »
Renoir : « Ce film a la grâce »
En décembre 2011 Jérémie Couston écrit dans Télérama: « Une comédie solaire délicieusement surréaliste. Adapter Vian ? un tabou dont Charles Belmont est joliment venu à bout ».
En juin 2012 Michèle Vian dans Le Monde : « C’est très joli. Charles Belmont avait compris quelque chose. Il était fidèle à l’esprit. Et la distribution est éclatante ».
Et le Passeur critique le 24 avril 2013 : « Cette fraîcheur de ton offre au roman original la traduction à l’écran d’une fuite existentielle débordante de vie magnifiée par une bande son jazzy d’une élégance rare et d’un montage à son unisson. Élégant le film l’est tout du long dans un dégradé de nuances. »
On peut voir photos, extraits et avis critiques sur le blog :
L’oeuvre du cinéaste Charles Belmont
charlesbelmont.blogspot.fr
En tant qu’étudiant en cinéma d’animation, je suis assez agacé par l’une des critiques que vous adressez à ce film, et que j’ai entendu mainte fois à propos de différents films.
Vous reprochez au film de rappeler qu’il est un film, un objet plastique et graphique avant tout. Pour vous, c’est indéfendable, et cela ne mérite même pas de justification.
A moi, mes professeurs me disent « le cinéma d’animation ne cherche jamais à nier qu’il est un artefact. »
Et en effet, devant un film de David Oreilly, ou encore un film de fin d’étude de Royal College of Art, il n’y a aucun moyen d’y croire pleinement. Ce sont des objets graphiques, plastiques, avec un savoir-faire souvent admirable, des combinaisons de 3D, de peinture animée, de prise de vue réelle, d’animation traditionnelle, de papier découpé… Et ça marche, et c’est du bel ouvrage, et c’est beau pour ce que c’est !
Alors quoi ? Le cinema dis « de prise de vue réelle » serait-il un médium avec des enjeux si différents ? Ou peut-être pourrait-on accepter d’un film qu’il ait les coutures apparentes, qu’il soit une superbe marionnette articulée. C’est beau, le stop-motion apparent, avec de l’anim qui vibrote joliment, des faux fixes qui se voient au premier coup d’oeil. L’absence d’identification n’est pas un tort en soi, regardez le théâtre Kabuki : il ne repose sur aucun processus cathartique, les acteurs y jouent une « partition » de codes, de formes et de figures, auquel le spectateur n’adhère pas un instant par identification…
Quelques illustrations à mon propos :
En tant qu’écrivain de fiction professionnel, je crois à une seule règle : l’effet de réel, qui vise à une seule chose, l’implication du spectateur dans la narration. Toute oeuvre narrative a, pour moi, cette exigence en son coeur. Elle peut être tout ce qu’elle veut *autour*, un objet de réflexion, une mise en abyme de ses propres codes, mais si elle n’est *que ça*, alors je crois qu’elle restera toujours un peu vaine, parce que purement intellectuelle. Ca peut être beau, mais navré, ça ne *dit* rien d’autre que soi, que : je suis un objet de pure réflexion, et mon sens ne transcende pas ma forme. Ca n’a pas d’autre message que son propre médium. Soit dit en passant, l’art pictural n’est pas en son coeur un art narratif, et des exigences différentes régissent les deux mondes. Je pense que vous transposez l’objectif esthétique du premier au second en oubliant son exigence de portée narrative. Or, le cinéma – en tout cas celui de L’Écume des Jours – est un art narratif. Il est là pour raconter une histoire. Si l’histoire rate, si l’implication du spectateur rate, la narration rate, et alors, le film rate.
Vous pouvez disconvenir de ce qui précède. Néanmoins, il existe un témoignage clair des intentions de Vian, son célèbre « cette histoire est vraie puisque je l’ai inventée », en exergue du roman, ce qui exprime explicitement son désir de suspendre l’incrédulité, comme le fait la SF qu’il traduisait, et défendait si bien : son monde de fiction a prétention à devenir réel, et c’est d’autant plus un tour de force que d’y parvenir par un traitement surréaliste. C’est lui faire injure que de laisser, comme vous le dites, les « coutures apparentes ».
Vos professeurs disent que le cinéma d’animation ne cherche jamais à nier qu’il est un artefact. Peut-être parce qu’il compose avec ses limites, comme tout art y est obligé ; peut-être parce que, quand il est réussi, il n’a pas besoin de se poser la question, sa magie opère et transcende le médium. Comme le théâtre d’improvisation, avec ses acteurs transformés en marionnettes par une patinoire et une absence totale de décor, parviennent pourtant à organiser un espace vide et à créer atmosphères, personnages et images dans l’esprit d’un auditorium entier.
La littérature ne nie jamais qu’elle est de la littérature ; la fiction ne nie jamais que ses événements sont fictifs, des artefacts. Vous savez, tout le monde est au courant, cela n’a aucune importance, la question est oiseuse. Un lecteur lit une fiction parce qu’il veut y croire, et c’est sa fondation (encore une fois, dans le contexte d’un art narratif). En son coeur se trouve le « rêve fictionnel » (jetez un oeil à The Art of Fiction de John Garder, chroniqué ici) et la seule exigence consiste à ne pas le rompre.
(A titre personnel, je trouve le stop-motion apparent extrêmement laid. Ca tressaute, ça agresse l’oeil, ça me crée la même dissonance visuelle qu’une faute d’orthographe. Je déteste les coutures apparentes. Cela ne m’intéresse pas et je considère qu’il est du devoir de l’artiste de les dissimuler. Cela dit, je ne nie pas que l’art pictural, en général, me laisse plutôt froid.)
Moi, ce ne sont pas coutures apparentes qui me gênent (j’adore Brecht bien oublié malheureusement), c’est l’absence d’enjeu. En fait, on s’en fiche, de tout ça que montre Gondry. Car même un catalogue est raisonné.(commentaire écrit avant le précédent…)