La foule était dense sur la place du village. Les corps massés autour de la tribune dégageaient presque une vapeur visible dans la lueur des torches et le froid de l’hiver, semblables au bestiaux vendus le dimanche au marché.
“Moi, je dis qu’il faut surtout pas bouger!” proclama une voix en colère dans l’assemblée. Dirk, le forgeron, un solide gaillard curieusement pusillanime pour quelqu’un dont le métier consistait à battre le métal. “La troupe de Jorad-n’a-qu’un-oeil n’attend qu’une chose, qu’on les provoque. Qu’ils aillent piller les voisins. On n’a rien à faire avec eux!
— Ces voisins sont vos camarades, vos amis, vos partenaires de commerce! s’écria le gamin sur la tribune. Vous voulez les laisser sans aide?”
Sa voix déjà grave démentait son allure d’enfant, sa petite taille et ses membres grêles, ses joues piquetées de taches de rousseur qui lui donnaient plus une allure de sale gosse chipant des parts de tartes que d’adolescent prêt à apprendre un métier utile pour la communauté. A supposer que quelqu’un aurait accepté de le prendre en compagnonnage; en général, Deux-Souris attirait plus d’ennuis qu’il n’était adroit.
Une rumeur méchante enfla dans la foule et le maire, qui l’avait fait monter sur la tribune avec lui, haussa le ton pour réclamer le silence.
“Quand Trou-au-canards a été attaqué l’an passé, les gars de Mojelle y sont allés, renchérit une autre voix dans la foule, féminine celle-là. Non seulement ils se sont faits massacrer, mais la troupe de N’a-qu’un-oeil a incendié toutes les maisons de Mojelle jusqu’à la dernière. C’est plus qu’un tas de cendres. J’ai perdu ma soeur et mes n’veux là-bas. Pas envie que ça nous arrive ici!”
Des murmures d’assentiment effrayés circulèrent parmi la foule.
“Et qu’est-ce qui empêche N’a-qu’un-oeil de venir ici quand même? De nous voler, de nous piller? Vous croyez qu’en restant sans rien faire, ça fera partir le problème?”
— On a au moins une chance qu’ils nous laissent tranquille!” cria quelqu’un.
Nouvelle approbation
“Et qui nous défendrait, de toute façon? rétorqua Dirk, le forgeron. Toi, Deux-Souris? On t’a fait chevalier, déjà? On a raté quelque chose?”
Des rires gras circulèrent parmi l’assemblée.
“Si on s’unit et qu’on se bat ensemble, on peut y arriver! s’indigna l’adolescent d’une voix qui montait dangereusement vers les aigus criards.
— Comme la fois où tu nous a persuadés d’aller présenter nos doléances au duc? Rappelle-nous comment ils nous a reçus, déjà?”
Les rires retombèrent – tout le monde souffrait encore du doublement des impôts dont le village avait écopé pour son insolence. La rumeur se teintait à présent d’agressivité – les villageois avaient peur, et cette peur nécessitait un exutoire – si possible le gamin roux, synonyme de problèmes avec son attrait pour l’héroïsme, sa fascination pour la chevalerie et sa tendance néfaste à se mêler de ce qui ne le regardait pas.
Le maire, Moguel, leva la main pour réclamer le silence. Il ne tarda pas à se faire; le vieux était respecté, lui. Il savait toujours régler un problème, trouver les mots qu’il fallait pour apaiser deux voisins en colère pour une histoire de clôture mal placée.
“Nous ne pouvons laisser nos camarades sans aide. Mais nous sommes dépourvus, ici. Impossible de priver le village de ses hommes. Nous ne sommes pas des guerriers.”
La foule hocha la tête avec conviction.
“Deux-Souris ira demander l’aide du duc. Seul. Ce sont ses terres après tout. A lui de convaincre.”
Exercice réalisé pendant la Masterclass 2014 des Imaginales.
20 minutes d’écriture. Contrainte : écrire une scène unitaire.
Déclencheurs : Personnage = Rêveur insatiable / Motivation = Justice / Conflit = Personne ne m’écoute jamais.
Retour sur expérience1 : Honnêtement ? Pas satisfait. La scène tient debout, mais elle est d’un classicisme consommé (le gamin mis au ban du village, qu’on imagine courageux, et qui sauvera peut-être ses camarades d’eux-mêmes, on a vu ça cent fois, et, à titre personnel, j’ai toujours eu du mal avec l’idée d’un gosse qui sauve le monde) ; j’avoue avoir manqué de temps pour réfléchir à plus original, et, à défaut de trouver une idée renversante, je me suis appliqué à essayer de faire bien une idée un peu courue. J’aime toutefois une chose dans cette scène : le thème de l’individualisme des villageois, que j’aurais envie de creuser pour parler de coopération et d’union. Si je devais insérer cette scène dans un contexte plus long, je m’assurerais de donner tout spécialement de la substance aux personnages en amont, notamment Deux-Souris, pour aller chercher là l’intérêt du lecteur et une originalité que l’histoire, telle qu’elle est partie, ne semble pas avoir.
- Je me dis qu’après coup, avoir le retour sur expérience de la scène réalisée sous contrainte et avec un temps limité peut être instructif afin d’insérer ces exercices dans un cadre plus vaste et potentiellement utile pour les jeunes auteurs. ↩
Je crois qu’aucun d’entre nous n’avait fini d’écrire sa scène en 20 minutes – même si dans mon cas j’avais noté le début, la fin, et bien avancé. Donc 20 minutes ne sont pas suffisantes si l’objectif est d’écrire complètement la scène entière…
Pour ton texte : déjà vu, et alors ? La scène marche, et on imagine bien des chemins futurs… Quand au gamin qui sauve le monde, qui dit qu’il le fera vraiment ? Regarde Beck dans The Heroes d’Abercrombie 😉 …
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*mode première de la classe chieuse* si m’sieur, moi m’sieur, j’avais fini. Mais ma scène est une grosse blague en revanche 🙂