Aaaaah, monde de la science-fiction française. Viennent parfois des moments comme celui-ci où tu ne peux me décevoir, car les réactions étaient courues d’avance. J’aurais dû mettre mes prévisions dans une petite enveloppe, convier une assemblée choisie à une salle de cabaret décorée de tentures rouges, façon bordel classieux, revêtir mon plus beau smoking et puis ouvrir l’enveloppe devant cette assistance médusée. Dedans, j’aurais écrit :
L’anthologie Rêver 2074 va soulever un torrent d’amertume et de désapprobation publique moraliste, pouvant aller jusqu’à l’ostracisation des auteurs ayant participé au projet.
(J’aurais dû faire payer l’entrée.)
Et donc, ça n’a pas loupé. Pour mémoire, Rêver 2074, c’est un projet financé par le comité Colbert (association pour la promotion du luxe français) : pour résumer, une anthologie de science-fiction plutôt positive, présentant le luxe sous un jour favorable (le sous-titre annonce « Une utopie du luxe français »). L’anthologie est présentée en grande pompe, entre autres à New York, et elle est traduite en langue anglaise. Mentionnons qu’elle est gratuite. Si je résume : ce sont des gens qui ont de l’argent, qui se sont payé une anthologie de science-fiction sur le thème de leur métier, avec des auteurs qui ont choisi de jouer le jeu, et qui la présentent au monde anglophone, tout cela sans que personne ne paie rien pour la lire.
Eh bien, apprends et répète après moi, auguste lectorat : ça, c’est mal. Je ne parle pas de la qualité des textes. Je parle du projet en lui-même.
C’est mal parce que c’est financé par des gens qui ont de l’argent. C’est mal parce que ces gens représentent des produits hors de prix que seule une minorité peut se payer. C’est mal parce que c’est l’élite qui parle à l’élite, et que l’élite c’est mal. C’est mal parce que ça conforte une industrie foncièrement mauvaise dans sa position. Et surtout, ces gens, qui sont riches et donc par là-même hautement suspects, osent dévoyer la science-fiction en teintant son image pure. Les auteurs complices de ce forfait sont des social-traîtres, il faut les bannir des forums, les brûler en place publique, les inscrire à l’index et jamais plus ne les approcher – rendez-vous compte la collusion ! Ils ont travaillé avec ces gens-là ! Des gens riches – des malhonnêtes, donc !
C’est tellement français, putain. Aux États-Unis, on aurait… ah bien tiens, aux États-Unis, ils vont présenter l’antho, justement.
Remarquez bien qui paie : pas l’industrie de l’armement, pas un groupement politique, pas le nucléaire, Monsanto ni même l’industrie de l’élevage animal – oh non, non. L’industrie du luxe – c’est-à-dire un des trucs les plus superflus de la planète. C’est écrit dans le nom : le mot luxe a cette acception double. Le luxe, c’est financé par des gens qui ont de l’argent à dépenser, et ce sont des industries qui fournissent à ces gens-là un exutoire pour leurs moyens, parfois avec de la qualité, très souvent avec de l’image. C’est, par essence, le truc dont on peut se passer, potentiellement survendu, mais cela fait partie du jeu : c’est presque une notion de cote artistique – j’achète ce tableau peut-être parce qu’il me plaît, mais surtout parce que le peintre a la cote. Je n’irais pas jusqu’à dire que c’est inoffensif, car nulle industrie n’est inoffensive de nos jours, que ce soit économiquement ou socialement, mais quand même, bon sang, à part vendre du rêve de papier glacé sur-Photoshoppé et hors de prix, et sachant qu’il ne s’agit pas d’un produit nécessaire, je peine à comprendre en quoi certains peuvent se sentir carrément insultés par un tel projet. À part sur la base de cette tendance gauloise qui consiste à n’être heureux que si l’on possède davantage que le voisin. Je n’ose soupçonner la jalousie, car je persiste naïvement à nourrir une plus haute opinion de mes contemporains.
Bon dieu, vous êtes révoltés, vous voulez pointer les inégalités de la société ? Mais OK, d’accord ! Toutefois, qu’on me permette de penser que se scandaliser de Rêver 2074 pour cela est une révolte de canapé, aussi absurde que liker une page Facebook contre l’assemblage des smartphones par des enfants chinois en guise d’action humanitaire – et ce depuis un iPhone.
La question subsidiaire, puisque ça semble être à la mode : est-ce que j’aurais accepté de participer à ça, moi ? Eh bah ouais, carrément – qu’on me fasse donc un procès d’intention, alors. Je me serais efforcé d’introduire une part subversive (je ne sais pas si j’y serais parvenu). J’aurais eu pleinement conscience que j’allais être marqué au fer rouge du sceau de l’infamie par une certaine bien-pensance en révolte si perpétuelle sur les réseaux sociaux qu’elle a perdu de vue l’idée même d’échelle de valeur. Mais je vais vous dire : c’est probablement une des raisons pour lesquelles je l’aurais fait – parce que j’aurais eu pleinement conscience que ça emmerderait du monde.
Et pendant ce temps, je serais allé parler à New York – à des Américains – de SF française, ce qui aurait été à mon sens, qu’on m’en excuse, largement plus constructif que de déverser ma vindicte dans un sérail franco-français, qui peine à dépasser ses frontières, à alimenter son marché interne, à communiquer auprès de son lectorat en raison de la contraction toujours plus marquée des collections et de la communication. Pendant que l’excellente revue Mythologica peine à se pérenniser et lance un crowdfunding pour sortir son quatrième numéro, on jette l’opprobre sur des projets qui sont financés, se lancent, promeuvent l’existence même d’une science-fiction française dans le monde.
Hé bah, ça m’échappe, pour le dire poliment.
Je n’ai pas encore lu les nouvelles. Je ne me prononce pas sur leur qualité. Non, ce sur quoi je me prononce, c’est :
En quoi, fichtredieu, la réalisation de ce projet enlève quoi que ce soit à qui que ce soit, trahit une quelconque idéologie tacite qu’il convient de respecter (la science-fiction « convenable » serait-elle une idéologie ?), abuse son lecteur, qui ne paie rien pour se le procurer ?
Je réponds : en rien. Alors, du calme. Et si l’on veut parler de quelque chose, parlons du livre lui-même.
Je ne bois plus de champagne, je trouve ça vulgaire.
Hé ! Hé!
Heu… quand je suis allé à la GenCon d’Indianapolis pour présenter mon jeu, c’était du travail aussi… n’empêche que c’était vachement sympa d’aller à Indianapolis tous frais payés ! 😉
Anne, t’es pas crédible là. Loger au Waldorf Astoria est un poil moins pénible que de se tirer une soirée au Mercure.
Oui, enfin, tu sais, j’ai été mieux reçue dans des festivals avec budget limité que dans des hôtels dits « de luxe »… Parce que l’éducation… ça ne s’achète pas.
Ah bon?
Scuse mais ce n’était pas du luxe. Pas dans le service. Ni dans la chambre.
Le luxe, c’est cher, on n’a jamais dit que c’était bien.
Le tout, c’est d’éviter les faux bons plans, du genre une antho « Terrorisme 2074 », commanditée par la CIA: le genre de truc à se retrouver avec un voyage gratuit (aller simple) à Guantanamo…
Ah ah, note que ce serait déjà plus sexy! 🙂
Sexy… sexy… tu veux dire genre « Portier de nuit »?
J’ai pas dit « porno de série Z »! (Ben quoi? « Portier de nuit »…)
Pour avoir lu le blog d’une personne qui critique ce projet, je trouve assez drôle que ce soit quelqu’un qui aime bien justement s’entourer de choses luxueuses, se faire inviter à déjeuner par des gens qui ont du fric. Ou qui râle quand on ne lui paye pas un hôtel raisonnablement luxueux lors d’un déplacement pro, mais qui conspue ceux qui participent à un projet pas inintéressant. Franchement, mieux vaut en rire.
Les gens sont méchants, souvent sans raison, comme ça…
Ou juste envieux. Après tout, on ne leur a pas proposé.
Ah, mais si on leur avait proposé, ils auraient refusé, parce qu’ils ne mangent pas de ce pain-là, voyons ! *draperie*
Surtout pas !
Perso, j’aurais accepté. Mais je suis une pute.
Il vaut mieux dire que ceux qui ont accepté ont bien eu raison, et rajouter qu’on les envie. C’est plus sympa, plutôt que de râler tout le temps. On peut s’étonner du côté complexité sibylline des débats, alors que tout est naturel et très simple.
J’aurais sûrement accepté aussi. Mais je suis un crapaud baveux.
J’aurais sûrement accepté aussi. Mais je suis un crapaud baveux.
Pareil, en échange d’un sac Vuitton et d’une paire de Louboutins !
Pareil, en échange d’un sac Vuitton et d’une paire de Louboutins !
Lionel, you made my day (pour parler la langue de l’ennemi) ! Je commençais à croire que j’étais le seul être vénal dans un océan de Mélenchons 😉
Lionel, you made my day (pour parler la langue de l’ennemi) ! Je commençais à croire que j’étais le seul être vénal dans un océan de Mélenchons 😉
Heureusement, le luxe ne risque rien!
Heureusement, le luxe ne risque rien!
moi, franchement, j’aurais pas su quoi raconter sur ce truc tellement ça m’intéresse pas.
moi, franchement, j’aurais pas su quoi raconter sur ce truc tellement ça m’intéresse pas.
Wiz pleasure Gabriel! Pas d’inquiétude, nous sommes visiblement plusieurs ici à faire nos coming-out de craputes baveuses 😉
Wiz pleasure Gabriel! Pas d’inquiétude, nous sommes visiblement plusieurs ici à faire nos coming-out de craputes baveuses 😉
Ben, dire que ce n’est pas intéressant, ça peut être intéressant…
Ben, dire que ce n’est pas intéressant, ça peut être intéressant…
Il y a luxe et luxe. Un atelier de marqueterie avec des bois précieux, moi, ça m’intéresse (je suis d’ailleurs sur un texte dont l’héroïne est marqueteuse).
Il y a luxe et luxe. Un atelier de marqueterie avec des bois précieux, moi, ça m’intéresse (je suis d’ailleurs sur un texte dont l’héroïne est marqueteuse).
Après, Vuitton et Louboutin, je m’en moque, mais d’une force…
Après, Vuitton et Louboutin, je m’en moque, mais d’une force…
Ouf, heureusement que certaines personnes mènent le Vrai Combat : empêcher que l’on critique la célébration éhontée de la richesse.
Bientôt la défense des hommes, des Blancs et des hétérosexuels dans les sociétés occidentales ! Enfin des causes qui en valent la peine !
Ouf, heureusement que certaines personnes mènent le Vrai Combat : empêcher que l’on critique la célébration éhontée de la richesse.
Bientôt la défense des hommes, des Blancs et des hétérosexuels dans les sociétés occidentales ! Enfin des causes qui en valent la peine !
Bon, mais une année à l’oeil dans les différents Hilton de la planète Oph Bruneau !
Bon, mais une année à l’oeil dans les différents Hilton de la planète Oph Bruneau !
Je préfère être payée en euros. Ensuite, libre à moi de me payer des pompes, un tatouage, des livres ou de la litière pour chat.
Raphaël Lafarge: on ironise, mais parfois, c’est inquiétant de voir ces réactions, heureusement peu nombreuses, devant la promotion du luxe. Il faut tout même rester vigilant. Cela dit, je ne suis tout de même pas trop inquiet.
Pour information, j’ai supprimé le commentaire de Raphaël Lafarge, parce que quand je vois combien je me casse à défendre féminisme et mariage pour tous, ça me fait un peu chier de lire ce genre de chose. C’est peut-être de l’ironie, mais de la part de quelqu’un que je ne connais pas et qui n’est pas ami avec moi sur FB, je filtre.
Waouh, le moins qu’on puisse dire, c’est que ça fait causer.
Personnellement, si je ne suis « pas fan » (euphémisme) de l’industrie du luxe (notamment la portion de cette industrie qui se développe au détriment de populations moins favorisées: mines d’or ou de pierres précieuses, appareillages électroniques dépendants de métaux rares, de traitements chimiques lourds et de chaînes de production chinoises…), je n’ai en revanche rien contre le fait de lui soustraire une partie de ses richesses pour quelque chose de potentiellement bien.
En l’occurrence, une occasion de promouvoir nos chers « mauvais genres » à la française, je ne pense pas que ça se refuse. Aux auteurs participants de gérer le cas de conscience que ça leur pose (ou non) et de faire en sorte que le résultat en vaille le coup.
La vraie info que j’ai ressortie du billet, c’est le crowdfunding pour Mythologica dont j’ignorais l’existence. (ça mériterait un petit billet info standalone non ?)
Je crois que c’est le problème du persiflage: il voulait dire (d’après moi) que c’est aussi aussi ridicule de s’offusquer des attaques contre la promotion du luxe, que de s’offusquer des attaques contre les blancs, par exemple, dans une société entièrement dominée par ceux-ci…
Je n’ai rien contre le persiflage, ni contre la controverse (ainsi que le prouvent nos discussions avec Arnaud – que j’en profite aussi pour remercier, parce que c’est vraiment chouette de pouvoir disconvenir de façon aussi productive et instructive). Juste, on prend la température d’abord et on se fait connaître. 🙂
Je n’ai qu’une chose à dire : 5.5Mo l’epub3 ? Ils l’ont fourré avec des lingots d’or brut ou bien ?
http://www.traqueur-stellaire.net/2014/11/rever-2074/
Il y a souvent une confusion, dans les discussions (de ce que j’ai vu…) entre « critiquer les textes de l’antho » et « critiquer la démarche de l’antho ». On peut parfaitement faire le second, sans faire le premier, et réciproquement. Curieusement, faire les deux en même temps demande un sacré doigté, car c’est assez délicat.