Auguste lectorat, mon attitude dubitative sur le livre enrichi ne date pas d’hier, je reste pas mal sur les positions que j’avais il y a cinq ans (sur le sujet : partie 1, partie 2), mais je dois reconnaître la naissance aux franges d’un continuum de plus en plus net d’œuvres narratives réellement novatrices, ce qui m’intéresse beaucoup, mais que je rechigne encore à définir comme des formes ancrées – voire futuristes – de narration.
Je dis cela tout en ayant parfaitement conscience que je suis peut-être à côté de la plaque ou que cela découle peut-être d’un esprit tragiquement vieillissant, qui sombrera peu à peu vers un vote conservateur et le mépris des jeunes à cheveux longs, mais le fait est que je peine encore à voir l’avenir et la réelle implantation de ces formes. Comme quand de fins analystes (Canard PC) avancent que la réalité virtuelle ne supplantera pas le jeu vidéo classique sur écran, ce à quoi je tends à concourir. L’interactivité implique un média différent, une grammaire narrative différente, dont des outils différents : c’est peut-être une nouvelle forme d’art, mais je doute que ce soit une « nouvelle forme de littérature » qui ringardisera le livre de poche de la plage. Mais, encore une fois, ce n’est que mon avis et je le partage, et je reconnais qu’il me manque ici une réelle expérience dans le domaine.
Entre ici Bruno Marchesson. Il dirige Via Fabula, une toute jeune entreprise qui, justement, expérimente en la matière avec des applications mobiles qui mêlent environnement, interaction et narration écrite. (Ils étaient présents aux Imaginales, si vous êtes passés les voir.) Ils viennent de publier Chronique(s) d’Abîme sur plate-formes mobiles, et nous avons échangé un moment sur la notion d’interactivité, d’enrichissement de la narration, son essence et son rapport avec la subjectivité comme avec la linéarité (sujet cher à mon cœur).
Je n’ai pas d’opinion très tranchée sur la question, juste beaucoup d’interrogations et quelques a priori. Avec l’autorisation de Bruno Marchesson, je livre ici au vaste monde le cœur de notre discussion sur le sujet, sous forme condensée. À chacun.e de forger son opinion en espérant que tout cela contribue au schmli… schimilib… débat.
Bruno Marchesson : Nous sommes une toute jeune startup/maison d’édition ayant pour ambition d’explorer ce que le média numérique peut apporter à la narration, et notamment la narration littéraire. Nous venons d’ailleurs de publier notre premier livre numérique nommé Chronique(s) d’Abîme (une histoire multilinéaire qui change en fonction du lecteur et de son environnement), disponible sur smartphone et tablette.
LD : Je suis intrigué par votre concept, j’ai téléchargé l’application et vais découvrir cela, mais pourriez-vous juste me dire techniquement en quoi la construction narrative consiste ? À ce que j’ai pu voir, il y a plusieurs embranchements influençables par le lecteur, plus des constantes influencées par le statut de l’utilisateur (géolocalisation, etc?) En gros : il s’agit d’une version plus variable (avec des composantes cachées) d’un jeu type Lifeline, c’est cela ?
B.M. : Chronique(s) d’Abîme est une histoire multi-linéaire (avec 6 variations complètement différentes : notre auteur est parti de la même introduction et s’est amusé à raconter 6 histoires complètement différentes, ayant au final comme points communs les personnages et les lieux, mais des intrigues très différentes), couplée avec des éléments dynamiques (par exemple, les textes de description en extérieur changent en fonction de la météo, ou les titres des infos devant lesquels passent les personnages changent dynamiquement en fonction de l’actualité du moment). Pour cette dernière partie, Jean-Claude Dunyach parle d’une « fenêtre dans l’histoire vers l’univers du lecteur ».
Pour l’interactivité, c’est un grand sujet de débat en interne : on était parti en janvier sur une histoire avec des choix complètement implicites (entièrement résolus par l’application), mais les premiers retours de tests nous ont montré dans ce cas que les lecteurs ne se rendaient pas compte de la dynamicité de l’histoire. On a donc réintroduit un peu d’interactivité afin que les lecteurs ne perdent pas de vue ce coté changeant de l’histoire.
Après, Chronique(s) n’est que notre première incursion dans le domaine de la narration numérique. On travaille sur de nouveaux textes afin d’explorer de nouveaux concepts (changement de points de vue, synchronisation des effets avec la lecture de l’utilisateur, etc…).
LD : Je m’interroge pas mal sur le concept de narration à embranchements quand il ne s’agit pas d’une expérience présentée clairement comme un jeu vidéo. Mes lecteurs me disent beaucoup vouloir rechercher justement la voix précise d’un auteur avec une histoire sur laquelle ils n’ont pas d’influence, pour recevoir un parti-pris clair, celui d’une histoire voulue telle quelle par son créateur et qui, le cas échéant, les dépaysera en les emmenant loin de chez eux et de leurs circonstances immédiates. C’est aussi ce que j’ai tendance à rechercher – sinon, je joue à un jeu vidéo – mais mon ego d’auteur me rend prudent… Je me méfie du rapport que je peux avoir avec la chose écrite qui peut tendre au fétichisme (forcément) ! Et les variations sur la forme m’intéressent d’autant plus, ce qui se passe aux frontières, pour élargir mes horizons, et justement sortir de ma zone de confort.
Du coup, je suis très curieux de vos expériences à venir !
B. M. : Le niveau d’interactivité (de 0 à total) dans ce type d’histoire à embranchements est un débat permanent entre nous. En fait, en interne, nous avons développé 3 modes de lectures :
- sans interactivité (c’est l’application qui fait tous les choix pour le lecteur, d’où la nécessité de le connaître et de créer un compte),
- entièrement interactif (et là, on se rapproche des jeux narratifs type livres dont vous êtes le héros)
- mixte (quelques choix par le lecteur, les autres par l’application : c’est ce mode qui est actuellement utilisé dans l’application).
Par contre, je suis plus réservé sur les oppositions entre histoire et jeu video/interactivité : il existe de nombreux jeux video qui racontent une histoire, l’interactivité en fait partie et participe à l’immersion du joueur dans l’histoire. Idem sur l’opposition entre « la » voix de l’auteur et la multiplicité des intrigues / points de vue. Pour moi, l’un n’exclut pas l’autre et toutes les variations d’une même histoire sont la voix d’un auteur, différentes facettes de sa personnalité et de son talent.
Un narratologue avec qui je discutais m’expliquait que la plupart des auteurs font des choix dans leurs histoires, généralement par habitude et « zone de confort », et qu’il rationalise ces choix à posteriori en arguant qu’il s’agit du meilleur choix possible.
Justement, pour Chronique(s) d’Abîme, Marc Jallier (l’auteur) est parti d’une nouvelle existante et a pris de nouveaux chemins.
LD : Concernant l’interactivité, je n’ai pas d’idée arrêtée et [le besoin d’une réelle expérience en la matière s’imposerait] ne serait-ce que pour me frotter à la forme et me faire un réel avis. Ce que j’avance sur le jeu vidéo et l’interactivité découle toutefois de mon expérience dans le domaine, et il ressort que si l’interactivité aide le joueur à s’approprier l’histoire par l’action, le cours de celle-ci, en revanche, demeure plus ou moins figé (les fins multiples sont généralement assez artificielles et, surtout, perçues comme telles par les joueurs). Plus étonnant encore (pour moi, en tout cas), les joueurs demandent une histoire (c’est, de mémoire, le second facteur principal d’achat d’un jeu), mais surtout, ils demandent une histoire à recevoir, avec un parti-pris clair et un discours imposé par l’auteur qui donne les limites de la narration. Il s’agit plutôt d’une appropriation d’une narration que d’une réelle création collaborative ou imaginative du lecteur. Celle-ci s’inscrit généralement plutôt en creux, dans les zones d’ombre laissées par la narration, et l’on revient alors aux formes classiques.
Après, je vous dis ça, c’est une réflexion en cours sans a priori. J’étais très surpris de ce rapport sur la relation des joueurs à la narration, laquelle est, contrairement aux apparences, beaucoup plus « enfermante » qu’il n’y paraît – et c’est plutôt vu comme une qualité.
C’est bien pour cela qu’il faut tenter des expériences 🙂
B. M. : Justement, on a essayé avec Chronique(s) d’Abîme (et avec les écrits à venir sur lesquels nous travaillons en ce moment) de faire en sorte que le court de l’action ne soit pas figée, ni les fins artificielles.
Ainsi, Chroniques dispose de 6 histoires réellement différentes : le début, les personnages et les lieux sont les mêmes, mais les événements qui en découlent n’ont vraiment rien à voir, ce qui permet d’aborder de multiples genres dans une même histoire (sans trop spoiler, sur les 6 histoires, l’une emprunte à la SF, une à deux autres au fantastique, et les autres au thriller).
Marc Jallier nous a donné une bonne image de cela à représenté comme travail pour lui : celui de travailler sur les épisodes d’une série. Les personnages et le cadre sont le même, mais pas l’intrigue. Ce qui à mon sens n’est pas antinomique avec « la voix » de l’auteur : toutes les histoires sont écrites par le même auteur, et offre une facette différente de son message. Mais tout le texte reste de lui, et dans les limites de narrations qu’il s’est imposées. Elles sont juste un peu plus larges (et plus riches) que dans le cas d’une histoire linéaire « standard ».
Coté lecteur, les retours que nous avons sur Chronique(s) d’Abîme sont assez différents : le coté personnalisation / géolocalisation leur plait beaucoup.
Le coté multi-linéaire vient en second. Dès que les lecteurs savent qu’il y a plusieurs histoires en une (et que celle qu’ils ont lu leur a plu, bien entendu), ils n’ont généralement qu’une envie : découvrir les autres. D’où l’intérêt d’avoir des histoires réellement différentes.
De temps en temps en effet, quelques lecteurs nous parlent de « la voix » de l’écrivain. Généralement, il s’agit d’une mauvaise interprétation de ce que fait notre application (ils pensent qu’elle génère de nouveaux textes aléatoirement ou dynamiquement). Nous leur expliquons alors que tous les textes ont été écrits par l’auteur, et que celui-ci a bien défini les différentes histoires et fins qu’ils vont lire.
A noter que toutes ces explications seront caduques le jour où l’on aura plusieurs écrivains qui collaboreront sur une même histoire ! Mais ceci est une autre expérience 😉
LD : Vous soulevez effectivement d’excellents points très justes et qui permettent à la voix de l’auteur de transparaître néanmoins. Il faut que je lise Chroniques en entier pour me faire un réel avis informé, quoi qu’il en soit.
Ce genre d’ouvrage de mon point de vue et sans en avoir lu un seul donne l’impression d’une partie de jeu de rôle où l’application remplace le Maître de jeu/auteur.
A la différence près qu’il n’y a pas d’humain pour réagir finement.
Tout à fait !
Mais est-ce que certains n’auraient-ils pas un besoin d’une certaine dose de ludicité dans les livres pour en lire ?
J’ai tenté, mais rien que le fait de lire sur portable me donne mal à la tête, donc je n’ai pas poussé loin… Les morceaux de lecture étaient très courts, avec des interactions relativement fréquentes, ce qui finissait par me sortir du texte.
Je suis assez dubitatif sur le principe, pour une première raison assez simple : si j’aime l’idée, sur une expérience donnée, de pouvoir explorer d’autre voie narrative sur lequel j’ai un pouvoir ou non (décision du lecteur ou automatique), j’attend surtout que ces décisions se jouent sur la même ligne narrative.
Hors ici, il y a en fait un début commun, et 6 livres différents. Le lecteur va simplement opérer des choix qui vont l’orienter vers l’une ou l’autre de ces histoires, et non vers une même continuité suffisamment flexible pour que le choix aient des conséquence, sans pour autant aller trop loin dans le changement de l’histoire (passer de la SF à la fantasy au thriller dans l’exemple ci-dessus).
Par ailleurs, on je peux me risquer à un parallèle avec les jeux vidéos également, et notamment Beyond : Two Souls de Quantic Dream. Jeu très scripté et scénarisé, il présente un mérite très important à mes yeux : à quelques points précis de l’histoire, le joueur à des choix, mais n’en a pas conscience. Il va simplement jouer naturellement, pensant rester dans les limites du jeux, alors que d’autres options sont présentes mais non présentées telles quelles. Une fois arrivé à la fin, le joueur obtient une expérience narrative fermée (la voix de l’auteur) mais personnalisée de façon transparente (la voie du joueur). S’il veut recommencer pour explorer d’autre possibilité, c’est le côté joueur qui prend le dessus, pour l’expérience interactive. S’il s’en tient là, satisfait de l’histoire vécue, c’est que cela fonctionne, et qu’il n’y a pas lieu à cherchez d’autre voie, puisqu’il a obtenu la sienne.
Il existe de très nombreuses possibilités à explorer et expérimenter, mais pour ma part (à de très rares exceptions pour le moment) je préfère soit un livre fini soit un jeux interactif. A la limite un livre donc les choix dépendraient de moi, mais ne seraient pas explicitent, pourquoi pas. Un peu comme Beyond. La notion de choix renvoi de toute façon la notion de jeu.
Il faut que j’arrête de taper des commentaires en travaillant, le taux de faute me fait saigner les yeux à la relecture 🙁
J’avais testé en format livre papier. Au début j’avais trouvé cela intéressant, nouveau, excitant car on se dit qu’on va « construire » l’histoire par nos choix. On se sent impliqué. Et puis, à la fin, j’ai eu cet arrière goût désagréable, cette frustration : « je n’ai pas tout lu, il y aurait pu avoir d’autres évènements, j’ai raté un tiers du livre… Mais en même temps aucune envie de le relire avec des choix différents. » Finalement, je suis restée sur ma faim. Je pense qu’en lisant un livre, j’accepte d’entrer dans un monde créé par l’auteur, et je veux qu’il décide, qu’il choisisse, et qu’il me donne une unique fin.
Merci pour vos retours très intéressants, j’ai l’impression qu’ici, on partage un peu le même ressenti sur la nature de la narration. 🙂
Disclaimer : point de vue totalement subjectif lié à mon expérience personnelle, mes lectures, et mes différentes expériences interactives (jeux, LDVH, JDR, etc..)
J’ai déjà vu de bonnes histoires à embranchements, ou à fin multiples, souvent des moyennes sans plus.
Je n’ai jamais vu une TRES BONNE histoire à multiples embranchements, multiples fins, etc.
Par exemple, un personnage est créé par l’auteur avec des caractéristiques propres et précises, qui lui donne une crédibilité, et qui sont prévues pour le confronter à des situations précises. Ces caractéristiques ne sont pas forcément explicites pour le lecteur, mais clairement définies par l’auteur. Ensuite l’auteur diluera au fil de la narration ces caractéristiques afin de faire vivre son personnage.
Cette définition de départ donne de la vie au personnage. Plus c’est détaillé et cohérent, moins le personnage pourra être confronté à une quantité de péripéties interchangeables. Car ce personnage à des caractéristiques intéressantes dans un nombre finis de situations. Si on lui propose une autre situation, elle pourra ne pas être cohérente avec le personnage.
Si on veut rendre ce personnage « polyvalent », il faut qu’il soit moins précis au départ. Donc moins crédible, moins « réel », moins « vivant ». Une sorte de template de personnage qui se définira par les intrigues que le joueur aura choisi (directement ou indirectement) de lui faire faire. On obtient un personnage qui est la voie du joueur et non pas de l’auteur (similaire à un jeu de rôle par exemple).
Je pense sincèrement que les embranchements sont possibles, les fins multiples aussi. Mais un cadre précis donnera toujours une qualité supérieure de la narration. Car plus cohérente, plus maîtrisé.
J’espère que le temps me donnera tord, car une narration interactive, a fin multiples et péripéties différentes, de très bonne qualité serait une expérience incroyable.