C’est intéressant : à chaque saison, à chaque année, viennent ses idées. L’année dernière, je recevais presque simultanément trois invitations ou présentations de projets de plate-formes sociales liées à la création, et j’écrivais ces recommandations. Il semble que cette année, avec deux propositions coup sur coup plus une troisième, la synchronicité soit à la création de logiciels d’aide à la création, notamment à l’écriture. Et comme je vois là aussi un certain nombre de points récurrents, peut-être est-il pertinent de balancer quelques idées dans la nature. Dont chacun fait évidemment ce qu’il veut, hein.
(Peut-être s’agit-il juste d’un biais d’observation puisque j’ai enfin – avec retard – publié le diaporama sur les logiciels d’écriture la semaine dernière.)
Déjà, un mot en passant, je suis très honoré de recevoir des invitations et des comptes gratuits, mais si vous saviez le nombre de projets en développement, ça vous ferait frémir ; je ne peux hélas pas tester tous les projets qui se montent et faire un retour détaillé – c’est un travail de consultant. Mais peut-être puis-je donner ici un avis pour servir et valoir ce que de droit, ou pas.
Bref. Super. Vous avez votre idée, votre plate-forme de développement, la passion et l’envie et plein de temps devant vous pour construire quelque chose, mettre enfin l’informatique au service du créateur et de la littérature. Discours doux à mes oreilles. Qu’est-ce que je peux dire pour éventuellement vous aiguiller ?
Probablement un seul truc, mais majeur :
Ayez conscience de la concurrence existante
Il existe deux ténors sur le marché : Scrivener (pour la puissance) et Ulysses (pour la légèreté1). Ces deux logiciels – surtout le premier, je l’ai vu à la Worldcon cette année – sont appréciés et utilisés quotidiennement par des milliers d’écrivains de par le monde (ainsi que par des universitaires, essayistes, avocats, journalistes)… Ils bénéficient d’années de développement, de retours de professionnels, avec parfois plusieurs programmeurs à plein temps toute l’année dessus… Bref, ils ont de la bouteille.
Pouvez-vous rivaliser avec ces gens-là ?
Ah, je ne dis pas du tout non. Peut-être. Mais dans ce cas, c’est comme partout : il faut une vache de bonne idée (voire plusieurs), ou alors avoir identifié un manque gravissime chez la concurrence et proposer une solution tellement élégante que nul ne pourra se passer de votre logiciel au détriment de l’existant. C’est ainsi que Scrivener a balayé Word pour les auteurs, que Facebook a détrôné MySpace, Google a remplacé AltaVista, etc. Ce n’est absolument pas impossible, bien entendu ; les trois exemples précédents sont (à l’époque de leur réussite) la preuve d’une victoire de David contre Goliath.
Mais si c’est pour refaire ce qui existe déjà, ou pour proposer juste une variation trop mineure, je crains que vous n’alliez au-devant de déconvenues. Pour deux raisons :
- Si vous débutez, vous risquez (au début) de faire moins bien ;
- Même si vous faites aussi bien, vous n’attirerez pas les auteurs habitués à leurs outils qui marchent déjà très bien et en lesquels ils ont confiance.
Ouch, il est décourageant, le panorama. Mais pas forcément. D’une part parce que si, en vous disant ça, je vous évite de casser votre PEL dans une start-up condamnée d’avance, je crois que ça n’est pas inutile. D’autre part, se poser la question de la, ou les, grandes idées fortes de votre projet n’est absolument pas vain. Ce qui nous entraîne à la question suivante :
À qui vous adressez-vous ?
Prenons une analogie bien connue : Picasa ou Photoshop ? Ou encore : Audacity ou Ableton Live ?
Il y a tout à fait un public pour des outils simples et légers qui font très bien ce qu’ils font, sans nécessité de puissance. Pour retoucher ses images rapidement, Picasa convient très bien à beaucoup de monde. Pour retailler rapidement un fichier son, Audacity convient dans bien des cas.
Après, un pro de l’image a besoin de l’artillerie lourde (Photoshop), un pro du son a besoin de puissance (Ableton Live).
Posez la question à une salle remplie d’illustrateurs professionnels. Demandez-leur combien d’entre eux utilisent Photoshop (au moins un peu). Je pense que 3/4 des mains se lèveront. Même chose pour les musiciens concernant Ableton Live (ou Logic, ou Cubase, la concurrence est plus riche dans ce domaine).
Scrivener, c’est le Photoshop de l’écriture. Vous voulez séduire les pros, vous vous trouvez en concurrence avec Photoshop. (Du moins, ceux qui utilisent Photoshop : dans l’épisode de Procrastination sur les logiciels d’écriture, Laurent Genefort et Mélanie Fazi ont professé utiliser Word et s’en tirer, de toute évidence, très bien avec ! Tout comme Rodin se passait très bien de 3DS Max… Mais nous parlons ici de logiciels résolument spécialisés et nous nous plaçons dans le cas de leurs potentiels utilisateurs intéressés.)
Cela ne signifie pas que c’est le seul public (c’est peut-être même le public le moins intéressant : restreint, exigeant, difficile à séduire). Il y a toutes sortes d’auteurs, il y en a qui sont intimidés ou pas intéressés par la puissance de Scrivener / Photoshop.
Du coup, si vous souhaitez vous lancer dans un tel projet, la seconde question à se poser après la Grande Idée, c’est… à qui m’adressé-je ? Quel est mon public ? Comment vais-je construire mon outil pour lui parler ?
(Une part de moi peine à se dire que j’écris ça, ça me semble un peu les bases fondamentales de la gestion de projet, mais l’expérience prouve que ça reste assez mal enseigné en France, donc bon, si ça peut servir…)
Florilège de fausses bonnes idées
Vous la tenez, votre killer feature ? Le truc qui fera de votre logiciel un best-seller de l’industrie et qui vous vaudra les honneurs d’Emmanuel Macron ? Super ! Après vous avoir pété le moral avec des considérations comme le marché et le développement, je vais maintenant vous expliquer pourquoi votre idée est pourrie. Il est pas trop bien, le moment que vous passez avec moi, là ?
Plus sérieusement, tout cela est dit du point de vue, là encore, de celui ou celle qui passe la journée sur ce genre d’outil ; cf supra sur le public visé. Si je ne suis pas votre public, ce qui suit ne vous concerne évidemment pas.
Une composante sociale (réseau, discussion, échange, compétition). Personnellement, non. Déjà, voir l’article de l’année dernière sur la pertinence de créer un réseau social, mais en gros, quand j’écris, j’écris, je ne discute pas. Ça me paraît une idée terriblement mauvaise d’intégrer toutes les distractions propres à Facebook dans l’outil d’écriture. D’autre part, même si je communique parfois sur le nombre de signes que j’effectue, je ne fais pas de concours avec mes camarades sur l’instant. Ce qui compte, au final, c’est la qualité du résultat, pas le nombre de pages (dit le mec dont l’éditeur a dit un jour en rigolant : “même pour faire un retour sur une couverture, il écrit une trilogie”). Je sais cependant qu’il y en a que ça motive, que cela atténue la solitude du métier : donc, votre kilométrage peut varier. (Your mileage may vary.)
Outil en ligne, uniquement dans le nuage. Celle-là, je la vois partout. Oui, je sais que c’est vachement plus simple pour coder, ça fait une plate-forme unique dans le cloud, c’est interopérable dès qu’il y a un navigateur Internet, je fais tout ça en responsive et youpi, je travaille une fois et je touche tous les systèmes de la Terre, je le vends en disant que ça offre la sécurité des données et une sauvegarde permanente. Sauf que non, non, non. NON. Pour ma part, je passe bien deux à trois mois hors de chez moi dans l’année, dans des trains, des avions, où la connectivité Internet est aléatoire voire inexistante. Hors de question que je perde du temps précieux d’écriture à ne pas pouvoir utiliser mon outil même au fin fond de la fosse des Mariannes (où ne se trouvent pas encore de relais 4G aux dernières nouvelles) : écrire, c’est quand je veux, pas quand le réseau m’y autorise. Non. Jamais. Niet.
Intégration d’outils tiers (dictionnaire, recherche)… Je pose une question simple : qui utilise sérieusement et uniquement les dictionnaires intégrés à… Word ? Personne. Pourquoi ? Parce qu’ils sont pourris et qu’il existe des outils cent fois meilleurs sur le marché. Quand on travaille sérieusement, on utilise les meilleurs outils disponibles. J’ai une licence d’Antidote parce que j’ai l’impression d’entendre dans mon oreille un petit diablotin m’insulter en allemand chaque fois que je voudrais presser le bouton “Vérification” dans Word. À moins de proposer quelque chose de quasiment aussi bon que les références du domaine considéré, l’outil ne sera pas utilisé. Ce qui équivaut à du temps de développement perdu. Et ça coûte cher, le temps de développement, on est d’accord, hein ?
Guider la création (avec des questions sur les personnages, la proposition de modèles de narration etc.). Du type : qui est ton héros ? Comment s’appelle-t-il ? Quelle est la couleur de ses yeux ? Non, non NOOOON cent fois non. Déjà, aucun modèle ne correspond à tout le monde. Mais surtout, la création fonctionne de manière analogique. Je pense à mon protagoniste, je pense à son histoire. Penser à son histoire me fait penser au pays d’où il vient ; à la culture où il a baigné ; à la religion qu’on y observe ; comment cela a façonné la langue ; ce qui, en retour, me donne peut-être son nom pour préciser qui il est. Je veux que l’outil capture tout ça sans broncher, saute tel un cabri ayant fait le conservatoire de danse classique d’un document à l’autre pour ne rien perdre de mon Immortel Génie™. Les logiciels qui posent ce genre de questions comme un inventaire à remplir sont aussi excitants pour la créativité qu’un premier rendez-vous romantique où la personne en face vous demande un inventaire de vos tares génétiques dans l’optique d’une compatibilité reproductive.
La marque d’un bon outil d’aide à la création est la liberté qu’il laisse à l’esprit, tout en fournissant, cachée jusqu’au moment où le besoin s’en fait sentir, toute sa puissance pour l’étayer. En le laissant nager quand il en est capable, en un sens, mais en sachant le rattraper ou le soutenir quand il part à la dérive. C’est pourquoi le crayon et la feuille blanche restent imbattables pour planifier, réfléchir, créer. Et cette même liberté, c’est ce que donnent les Photoshop et les Ableton Live de notre domaine. C’est pourquoi tant d’auteurs travaillent très bien, aussi, avec un document texte tous simple, avec Word ou encore moins puissant que ça. Parce que cela réduit les obstacles.
Voilà ce à quoi il vous faut réfléchir, ce avec quoi il vous faut rivaliser.
Tout cela étant dit, maintenant, j’ai hâte de découvrir votre Next Big Thing !
Kudos à SporadicFoobar pour les échanges qui ont permis de préciser certaines idées ici.
- Quoique Ulysses passant à l’abonnement, il y a peut-être un créneau à occuper, j’dis ça, j’dis rien. ↩
Bonjour,
J’ai longtemps hésité à savoir si je postais un commentaire ou pas à cet article. Je vous suis depuis un moment déjà, et habituellement je lis et apprend pas mal de choses de vos articles.
Je suis l’un de ces chefs de projet (peut-être mal formé, je ne sais pas). Je suis aussi l’un ces développeurs d’un d’outils en ligne d’assistance à l’écriture, un de ces outils particulièrement inutile à vos yeux (tous les goûts sont dans la nature pas de soucis) et si triviaux à développer visiblement ou commun (ça c’est plus vache ^o^).
Alors j’avoue que je ne comprend pas vraiment le fond ni la forme pour une fois. le ton est assez incisif, décourageant. Est ce un coup de gueule parce que vous en avez marre de recevoir des invitations à tester des applications ? (je ne fais pas partie de cette joyeuse bande vous noterez, même si je ne cite pas mon produit).
Ce qui m’a vraiment embêté, ce qui ressort de cet article c’est un peu Scrivener a déjà tout fait les mecs… Vous pouvez essayer, essayer, essayer, vous aller surement vous planter : je le sais, et vous ?
Dans le discours, on pourrait traduire par : les 3 mousquetaires sont un grand succès de la littérature ! N’écrivez pas de livre sur les mousquetaires, ça ne marchera jamais. Arrêtons d’écrire et relisons uniquement les livres recommandés ? Ce n’est pas parce que Carrefour existe qu’il ne faut pas un Auchan, un Leclerc et un commerçant de quartier pour satisfaire la populace et faire marché la concurrence et la créativité aussi !
Si on parle de Scrivener en tant que Photohop de la littérature, il est important de rappeler que photoshop, sa License… mmmm et heureusement qu’il existe des outils quasiment aussi puissant tel Krita, ou Gimp (surtout Krita).
Enfin je rappelle que les “bonnes” web-app ont un mode déconnecté permettant de travailler au sommet d’un volcan ou au fond d’une grotte :-).
Bref, vive la libre concurrence ! Elle motive la créativité et la multiplicité des choix.
Jonathan, qui continuera de vous lire 😉 mais qui tenait tout de même à s’exprimer.
Bonjour Jonathan, vous avez très bien fait de vous exprimer – comme je le répète souvent, je n’ai pas la prétention d’avoir la science infuse. Une remarque tout de suite cependant: je rappelle bien que mon cas correspond à un use case précis qui pourrait même être un edge case; et que si, sur Internet, on se sent visé personnellement par un article générique, c’est probablement qu’on n’est, en réalité, pas visé personnellement. ????
Sur le fond de vos remarques. Le mode déconnecté, cela résoud un grand nombre de choses. Mais sans, une appli restera lettre morte pour l’utilisateur intensif et sera suffisant pour le détourner. Et quantité de produits font cette erreur: et là, ce n’est pas l’atout que les devs semblent parfois imaginer, c’est au contraire un repoussoir. Je crois qu’il faut le dire. ????
Il ne s’agit pas de casser la baraque ni les bonnes volontés. Je suis en revanche un peu inquiet du nombre de projets concomitants à l’heure actuelle sur ce créneau qui se proposent de réinventer la roue (je ne dis pas que le vôtre en fait partie) dans une ignorance certaine du marché. Vous recevriez des propositions enthousiastes de développeurs solo qui vous proposeraient de refaire Photoshop, vous ne seriez pas inquiet, vous?
La fin de l’article ne dit pas autre chose que ce que vous dites – il y a la place pour tout sur un marché, mais la clé est dans le “tout”. Pour qu’une solution ait sa place il faut qu’elle apporte de la différence, ou plus de puissance. Un développeur solo ou une petite équipe ne peut a priori se positionner que sûr la différence. Mais je vois peu de réels changements de paradigme sur ce créneau, voire de preuves qu’une réflexion en amont a été menée sur le sujet. On a beau avoir la meilleure volonté du monde, si c’est pour refaire la même chose que l’existant en moins complet voire en moins bien, la dure réalité du marché fera que l’outil peinera vraiment à trouver sa place au soleil et je crois qu’il faut le dire. C’est pourquoi l’article s’intitule “ayez conscience” et pas “lâchez l’affaire”. Je crois avoir suffisamment répété dans ces colonnes que je crois fermement à la résolution et à l’inventivité de l’individu; mais ça nécessite de la préparation, de la réflexion etc. Il s’agit de donner des billes pour cette réflexion.
Les livres, hélas ou heureusement, ne sont pas des logiciels. Il est toujours très risqué de comparer les médias. Il y a largement de la place dans en littérature pour des réinterprétations, des variations, etc. Les logiciels sont des outils. Leur création peut receler un travail artistique, mais au final, ils visent à une fonction. Ce sont les “vélos de l’esprit”. Ce n’est pas une comparaison sur le domaine de la valeur, je ne place pas du tout les uns au dessus des autres; c’est juste une finalité différente, au même titre que l’orange fait un haricot totalement raté – c’est normal, ce n’est pas ce qu’on lui demande, c’est une orange!
Bonne continuation, et merci de votre fidélité!
Et profitez-en donc pour donner le lien de votre outil à vous, que tous ceux et celles que le sujet intéressent aillent jeter un œil et se faire leur propre opinion ! ????
Bonjour,
Merci pour votre retour. je comprend un peu mieux votre point de vue. Ce qui me dérangeait le plus ce sont les généralités assassines de l’article, plus que ce qu’il voulait exprimer .
De mon côté, je développe mon outil qui est en alpha depuis maintenant deux ans (je prend mon temps ^o^ Et j’ai un emploi à côté). Normalement, je livre (enfin) la bêta d’ici deux semaines avec ce mode déconnecté qui est effectivement un fer de lance d’un produit en ligne.
J’ai pris le parti pour mon outil de faire participer aux spécifications les membres actifs utilisant l’application (via un groupe fermé d’entraide autour de l’outil et de l’écriture en général). Je lance une idée, on en discute. Les membres qui le souhaitent me font des propositions, que j’implémente ou pas c’est selon. De la live spécification que mon poste de chef de projet IRL m’aide à absorber – je l’espère – correctement ;-).
Tout ça pour dire que effectivement, après 2 ans en alpha, je vois des produits qui se mettent à éclore en 2017 comme du chiendent fleurie et qui en deux mois revendiquent la même chose que moi en 2 ans… Donc oui de ce point de vue là j’ai parfaitement reçu le message de l’article 🙂
Bref, effectivement je n’ai pas à me sentir viser. Toutefois, je ne peux pas non plus vous laisser dire qu’un outil web ne permet pas d’écrire intensivement 🙂 J’ai plusieurs membres qui ont 2 voir 3 livres écrits sur l’outil (privatif, je ne fait pas dans le réseau social je vous rejoins sur ce point). Pouvoir écrire partout, dans le train au travail, sans avoir à réinstaller une application c’est une force !
Voilà je pense qu’on en a fait le tour.
Mon application : https://www.scribbook.com
Ce n’est pas encore une perle mais j’y travaille 🙂