Elsa Capdevila réalise son mémoire de Master de lettres sur l’anthologie Lancelot, anthologie publiée par ActuSF en 2014 pour l’hélas défunt festival Zone Franche. Pour ma part, y figurait « Le Meilleur d’entre eux », texte repris par la suite dans l’anthologie Dimension Brocéliande, anthologie dirigée par Claudine Glot et Chantal Robillard.
C’est donc de ce texte qu’on discute avec Elsa, ce qui est l’occasion de lever un peu le voile sur la manière dont ces ouvrages collectifs se construisent, sur les possibles inspirations (et hasards) qui conduisent jusqu’à un texte fini, et sur le parallèle qu’on peut établir entre ce texte, « L’Île close » et « Les Dieux sauvages » quant à leur rapport aux mythologies chrétiennes. Merci à elle pour son intérêt pour mon travail ! L’entretien qui suit représente une des bases qui servira (ou pas) son travail final.
Pourquoi avoir accepté de travailler dans ce recueil ? Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce projet ?
Mon métier et mon plaisir sont d’écrire des histoires donc, globalement, quand on me demande un texte pour un projet, ma réponse est plutôt favorable d’emblée (si le temps le permet, bien sûr, et que les conditions de rémunération et de délai sont professionnelles – c’était évidemment le cas). Je vois les thèmes imposés non pas comme des contraintes mais comme des occasions de sortir de ma zone de confort, de m’aventurer sur des territoires que je n’aurais peut-être pas abordés. En l’occurrence, l’anthologie se faisait dans le cadre d’un festival que j’appréciais beaucoup (Zone Franche) et revisiter le mythe arthurien après déjà écrit « L’Île close » (dont la genèse a été mouvementée) représentait pour moi un défi personnel.
Comment avez-vous été contactés et réunis, comment le projet est né ?
Il faudrait probablement plutôt demander à ActuSF et au festival pour cela : ce sont les commanditaires du projet. Pour ma part, j’ai reçu par mail la proposition avec un petit descriptif quant à l’état d’esprit des textes recherchés. C’est ainsi que se composent la plupart des anthologies.
Vous a-t-on donné des consignes ? (fond, forme, format, délai)
C’est un peu loin donc je ne me souviens plus des détails, mais on reçoit toujours des consignes au minimum sur le calibrage (et l’on se trouve toujours un peu dans les mêmes eaux, puisque l’on cherche des nouvelles, c’est un format précis), ainsi qu’une date de remise pour que l’éditeur puisse viser une date de publication (en l’occurrence, à temps pour le festival). Je crois qu’il y avait un texte d’accompagnement rappelant les grandes facettes de Lancelot, mais cela tenait davantage de l’inspiration, en rappelant la polysémie de la figure, que de consignes strictes. C’était plutôt une invitation au voyage et justement à l’exploration libre.
Pourquoi choisir la Mort du roi Arthur de Thomas Malory comme base pour votre nouvelle ?
De mémoire, la base n’était pas Malory mais l’Évangile de Judas. Pour que mon propos et mon histoire fonctionnent, j’avais besoin d’un royaume arthurien en décrépitude, que j’ai composé en le voulant raisonnablement réaliste et en reprenant le motif de la quête vue comme salvatrice.
Tous vos personnages ont leur nom traditionnel, Lancelot, Arthur, Guenièvre, Mordred… Sauf Morgane, que vous nommez Morgause à la page 64. Dans les romans arthuriens, Morgane et Morgause peuvent être deux sœur ou le même personnage, pourquoi le choix de ce nom ?
Je voulais un Moyen-âge sombre et désenchanté, où justement la magie est perdue, où elle repose surtout sur la croyance des êtres humains ; je voulais donc éviter toute confusion possible avec la fée, et retirer au maximum toute évocation du merveilleux. Quant à l’usage des prénoms traditionnels, c’était pour établir des points de repère clairs dans l’esprit du lecteur.
Votre nouvelle exploite la mythologie chrétienne, pourquoi ce choix de comparer Lancelot à Judas ? (NDLD : attention, spoiler dans la réponse !)
Selon la lecture que l’on fait de l’Évangile de Judas, on peut imaginer que c’est la crucifixion qui a inscrit Jésus dans la postérité historique (« tu les surpasseras tous, car tu sacrifieras l’homme qui me sert d’enveloppe charnelle »). C’est exactement la lecture qu’en fait le Lancelot de la nouvelle afin d’inscrire le royaume d’Arthur dans la légende. Le titre (« Le Meilleur d’entre eux ») est d’ailleurs une référence oblique au passage de l’Évangile de Judas cité plus haut.
Vos genres de prédilection sont la fantasy et la science fiction, qu’est-ce qui vous attire, intéresse, dans ces genres ?
Trois aspects principalement. D’abord la liberté de création : les littératures de l’imaginaire sont les espaces de l’invention et de l’aventure et se permettent d’explorer des dimensions hors de portée de la littérature générale. Ce qui entraîne (c’est le deuxième aspect) la possibilité de mettre en scène des dimensions métaphoriques, symboliques, culturelles qui étaient d’ordinaire seulement accessibles aux mythes. Enfin, l’attention portée au récit : l’imaginaire, par ses racines populaires, veut raconter de bonnes histoires avant toute chose, et c’est pour moi la première mission de la littérature.
Pourriez-vous me parler de votre approche de Lancelot et de son évolution entre vos deux nouvelles, Île Close et Le meilleur d’entre eux ?
« L’Île close » était une variation ludique, un peu surréaliste et presque provocatrice sur le mythe arthurien ; du coup, avec « Le Meilleur d’entre eux », j’ai voulu au contraire dépeindre une réalité quasi-historique, âpre et désespérée. Dans « L’Île close », Lancelot est l’archétype du chevalier bellâtre tellement parfait qu’il en est presque insupportable ; dans « Le Meilleur d’entre eux », il atteint la perfection justement en incarnant la faille. Cela dit, il n’y a pas de lien évolutif très direct entre les deux textes, autre qu’une fois avoir tenté un éclairage, on a souvent envie d’en tenter un autre, très différent si possible, ce qui était mon cas.
Quels sont les modèles qui ont nourri votre connaissance de la légende arthurienne, en dehors des romans médiévaux, films, romans, poésies, Bandes dessinées… ?
Je pense que ma lecture est surtout dérivée d’un modèle jungien (ce qui se retrouve de façon presque transparente dans « L’Île close »), où chaque personnage a été tellement revisité et réécrit qu’il en devient une figure symbolique qui peut incarner presque tous les lectures que l’on désire en faire. Dès lors, il devient surtout révélateur de celui qui lit (car il y plaque ce qu’il y voit) plutôt que du mythe lui-même. C’est cette dimension qui m’intéresse dans les mythes, dans les histoires que l’humanité se raconte, et dans la littérature : ce que l’on trouve de nous-mêmes dans le monde, tout en s’efforçant de ne pas être trop dupe du mécanisme.
Le niveau de connaissance pour chaque nouvelle est important, les rendant parfois cryptiques, pourquoi une telle érudition ?
Je n’ai pas l’impression que « Le Meilleur d’entre eux » nécessite tant d’érudition que ça… ? Si l’on sait à peu près qui est Lancelot, Arthur, Guenièvre, que l’on est vaguement courant de la mécanique de leur triangle amoureux, alors toutes les clés importantes sont dans le texte. Les petites pierres supplémentaires, les détails sont là pour faire plaisir au spécialiste et pour prêter une authenticité supplémentaire à l’univers fictif, ce qui assoit (je l’espère) l’histoire que je cherche à raconter. Mais on peut totalement passer à côté sans manquer la vraie substance de l’histoire, en tout cas c’était l’intention. « L’Île close » est un texte en effet beaucoup plus référentiel, mais j’espère que l’humour et la provocation qui s’y trouvent permettent à tous les lecteurs d’en tirer du plaisir.
Ayant lu votre dernier roman, La Messagère du Ciel où vous actualisez le personnage de Jeanne D’arc. Qu’est ce qui vous attire dans la mythologie chrétienne ?
Merci pour votre lecture ! Ce n’était pas tant la mythologie chrétienne qui m’attirait (même si je la connais assez bien) que la figure de Jeanne d’Arc en l’occurrence. Nous avons là une jeune fille qui se déclare l’envoyée de Dieu, qui va pour sauver le monde, y parvient – et termine sur le bûcher condamnée par l’Église. Il y a là pour moi un paradoxe révoltant sur le fonctionnement des sociétés humaines, des religions, sur la place des femmes dans le monde, dont je voulais débattre depuis longtemps. Après, le cycle des « Dieux sauvages » reste un monde et un récit de fantasy ; je ne m’inspire pas tant de l’histoire proprement dite que des mythes générés par l’histoire – c’est la dimension qui m’intéresse ; qu’est-ce qui a stimulé l’imagination humaine ?
Vous aviez déjà écrit une nouvelle sur le roman Arthurien pour une autre anthologie avec Lucie Chenu. Les chevaliers sont piégés dans un cycle et continuellement obligés de revivre leur histoire. Dans cette nouvelle, « L’Île close », on trouve déjà des motifs que vous exploiterez plus tard dans le meilleur d’entre eux, la quête, le destin et le détournement de la mythologie chrétienne. Dans « Le Meilleur d’entre eux », il s’agit de mettre sur le même plan Judas et Lancelot, dans « L’Île close » c’est la présence de Lucifer sous la forme d’un serpent au près de la Dame du Lac. Qu’est ce qui vous intéresse dans ces motifs ? A-t-il été simple de réécrire une nouvelle sur le roman arthurien ?
Non, ça a été l’enfer, haha. Plus sérieusement : j’avais accepté avec enthousiasme la proposition de Lucie – comment résister à un thème aussi riche… ? Jusqu’à me trouver pris de panique en me disant que, justement, tout devait avoir déjà été écrit, depuis le temps. Du coup, j’ai transformé ma panique en élan (c’est peut-être bien l’essence du métier d’auteur !) en faisant de ce mécanisme la base de mon texte. Pour « Le Meilleur d’entre eux », j’avais davantage de recul. De manière générale, à titre personnel, j’aime questionner les présupposés, chercher d’autres angles d’approche dans les symboles particulièrement bien ancrés, m’interroger ce sur ce que les histoires officielles ne disent pas. Je pense qu’il peut en sortir de puissants enseignements pour l’individu (tant qu’il garde une assise saine… !). L’imaginaire me donne aussi l’occasion d’explorer ces dimensions.
Que pensez-vous du choix de la nouvelle comme forme pour ces textes, sachant que les romans médiévaux étaient particulièrement longs et qu’aujourd’hui les sagas de fantasy le sont aussi ?
Il n’y a pas de forme idéale pour un thème ou un genre. Une histoire (et l’approche de son auteur) dictent sa longueur ; par conséquent, on peut tout à fait écrire une nouvelle sur n’importe quel thème ou approche – il convient simplement de choisir une histoire et un traitement compatibles.
Que pensez-vous de la fantasy française ?
La fantasy française c’est bien, lisez-en !
Je trouve qu’elle s’est détachée des influences anglo-américaines depuis vingt à trente ans, en s’appuyant sur ses propres forces, inspirations et particularités historiques. Un genre comme la fantasy, qui établit souvent un dialogue avec l’histoire ancienne, est amené à prospérer sur un continent comme l’Europe. Et le public la soutient, de plus en plus nombreux (merci !), en appréciant son approche culturelle distincte des sagas américaines (qui ont de nombreuses qualités, bien sûr, mais qui ont simplement un autre parfum que le nôtre). Aujourd’hui, la fantasy française peut fièrement proclamer sa propre unité et propose des mondes dont la richesse, la complexité et l’ambition n’ont rien à envier à la langue anglaise.