Oyez, oyez, braves gens. (Ça marche mieux que ois, ois, auguste lectorat.) Oyez mes aventures fantastiques, car en vérité je vous le dis : je suis passé de l’autre côté du miroir. J’ai vu l’avenir du futur, et j’ai la réponse à toutes les questions que vous vous posez. Que deviendra le marché du livre ? J’ai mis un pied dans les terres qui s’étendent par-delà le présent, et je le sais.
Car il existe, auguste lectorat, brave gen, une réalité qui coexiste avec la nôtre, dont le développement fulgurant allié à une maîtrise technologique nécessaire nous révèle Ce Qui Sera. Ce domaine, c’est le jeu vidéo. Je la côtoie un peu de l’intérieur, et il est fascinant de constater combien il constitue, oui, tout à fait, une boule de cristal nous montrant ce qui peut se passer quand une industrie culturelle expérimente avec toutes les techniques de diffusion, distribution et expression sans grande régulation. Il est toujours périlleux de comparer les pommes et les oranges, c’est juste, mais si l’on s’interroge sur le sort des fruits, ça n’est pas complètement dénué de sens. Et l’industrie du jeu vidéo a moult leçons pour nous, tenants du prestigieux et antique domaine du mot écrit, héritage de Joe Gutenberg.
Ainsi, quelles sont les tendances qui se brossent dans le jeu vidéo qui ressemblent curieusement à une prédiction de l’avenir littéraire ?
Plusieurs articles dans une série de longueur variable, pour mieux découper les choses et traiter des sujets convenablement un à un (ou deux à deux si le périmètre est plus réduit). Aujourd’hui, I give you…
Les soldes à outrance entraînent un vrai problème de perception des prix
C’est probablement le problème principal et, pour moi, le plus inquiétant. Que ce soit dans le jeu vidéo ou même dans celui des applications mobiles, la course à la baisse des tarifs a formé les utilisateurs à considérer qu’un produit dématérialisé valait une poignée d’euros. Dans le domaine du jeu, les soldes régulières et les bundles ont créé une véritable culture de l’accumulation à vil prix, au point que rares sont les jeux qui peuvent encore se vendre durablement à plusieurs dizaines d’euros. Car les joueurs sont nombreux à empiler des jeux récupérés pour trois fois rien auxquels ils n’ont pas le temps de jouer, donc pourquoi acheter une nouveauté au prix fort ?
Cette course à la ruine entraîne une conséquence délétère pour le marché et l’industrie : la dévaluation du produit aux yeux du public. Un livre ou jeu vidéo prend du temps et de l’argent à être conçu, produit, diffusé – mais c’est invisible. Les soldes à outrance brouillent la réelle valeur de ces produits qui sont, en plus, dématérialisés, ce qui rend d’autant plus difficile l’estimation de leur valeur réelle. Pourquoi paierais-je au prix fort un produit qui sera à -50% (ou encore moins) dans six mois ? Baladez-vous sur n’importe quel forum de Steam et frémissez du nombre de plaintes de joueurs qui trouvent que « 10$, c’est trop cher » (pour un jeu qui peut proposer des dizaines d’heures de divertissement, sur une machine qui a coûté un millier desdits dollars, à la louche – pour une machine de joueur). À force de se dévaluer systématiquement pour réaliser des ventes à court terme et recevoir un influx de cash, l’industrie du jeu s’est tiré une balle dans le pied ; c’est pourquoi de plus en plus de titres se sont tournés vers le free to play, les achats in-app (loot boxes, etc.) et que les applications de productivité se tournent vers l’abonnement – parce que l’achat ne suffit plus.
Les soldes monstres (plus de -50%) s’effectuent aussi, à présent, dans le domaine du livre électronique et je crains de voir le même motif se reproduire. Pour beaucoup de lecteurs, une nouveauté en numérique à plus de 10 euros reste une abomination, parce qu’il n’y a pas d’objet physique et que d’autres sont vendus à 1 euro – dès lors, comment justifier cette différence de prix ?
Le jeu vidéo souffre d’un gros problème d’affectation de sa valeur, et je vois le livre le suivre.
C’est un problème pour deux raisons :
Déjà, il y a bien sûr la viabilité économique des acteurs ; comment faire vivre auteurs, éditeurs, libraires dans un domaine où les marges se compriment de plus en plus ? Et tous ces acteurs sont nécessaires ; l’éditeur prend en charge risque économique, fabrication, promotion, retravail du texte (voir l’épisode idoine de Procrastination) etc. ; le libraire connaît son public et sait promouvoir une œuvre auprès de ceux qu’elle peut intéresser, l’aidant à trouver son public et à vivre, etc. Il est difficile de justifier la vente d’une nouveauté en livre électronique à 10, 12, 15 euros – et pourtant, c’est fréquemment le prix nécessaire.
Et au-delà, c’est la diversité culturelle qui est en jeu. Mécaniquement, dans une diffusion de masse, c’est le plus gros vendeur qui survit ; le plus gros vendeur est fréquemment le choix le moins risqué (faut-il brandir Hollywood comme exemple ?) et celui qui dispose du plus gros budget de communication. C’est celui qui peut s’en sortir avec les soldes, dont le chiffre d’affaires sera suffisant pour surnager avec la masse ; mais le jeu indépendant souffre énormément de ces pratiques (une des causes possibles du phénomène nommé Indiepocalypse). Les littératures de l’imaginaire avec leur réseau d’éditeurs et de librairies indépendants ont elles aussi beaucoup à perdre dans cette course au moins cher, et au final, les lecteurs aussi – car, plus encore dans le domaine des genres un peu expérimentaux que sont SF, fantasy et fantastique, c’est dans la prise de risque que se trouve la vivacité, et donc l’intérêt du marché. Un marché qui ne permet qu’aux grands vendeurs de vivre, c’est la mort de la créativité, de la prise de risque, et donc de l’intérêt.
[…] je suis inquiète de la politique d’Amazon quant à l’affichage des livres qui tend à favoriser le prix le plus bas du marché. Je note auprès de cette enseigne un affaiblissement de nos ventes ; or c’est un canal de vente non-négligeable, compte tenu du public technophile des littératures de l’imaginaire. – Mireille Rivalland (L’Atalante), sur Elbakin.net
Y a un petit jeune qui avait écrit un truc… ah oui, « récital pour les hautes sphères » …
(et en parlant de sphères, toujours prendre en compte la taille du marché. Une app ou jeu à qq euros peut rapporter de l’argent en jouant sur un grand nombre d’acheteurs, idem pour des bouquins anglos -même si le plus grand nombre d’acheteurs potentiels est contrebalancé par l’énorme offre-. Or souvent certains transposent ça au marché fr… ouille ouille)
Je suis d’accord dans l’absolu mais même le modèle de l’app à pas cher montre ses limites. Noyé dans la masse avec un prix dérisoire, il est très, très difficile d’arriver à vivre, y compris sur les plus vastes des marchés.
Je suis d’accord. Globalement, je trouve que ceux qui s’appuient dessus sont un peu victime du syndrome des queues aux caisses du supermarché mais en inversé. Leur perception est biaisée sur les réussites, plus visibles, par rapport aux innombrables autres poissons anonymes noyés dans la masse
Tout à fait. L’autoédition subit le même syndrome du miroir aux alouettes – pour une poignée de succès retentissants, combien d’auteurs prometteurs à jamais découragés…
Le problème vient aussi de cet opacité des coûts. sans être un chantre de la transparence absolue, savoir combien une œuvre a couté à fabriquer (et éventuellement comment les différents acteurs ont été rémunérés) permettrait sans doute aux acheteurs/consommateurs de mieux comprendre où va leur argent.
Alors oui c’est compliqué, faudra de la pédagogie, mais dans le domaine du livre on a commencé (et on s’insurge sur le peu que touche l’auteur, c’est une évidence, et on oublie parfois l’importance du rôle des autres -je ne relance pas le débat et je suis aussi pour que l’auteur gagne sa vie 🙂 ).
Dans le jeu vidéo il y avait à l’époque des démos, on pouvait se faire une idée avant d’acheter, et le succès des soldes monstres c’est qu’on peut se permettre de perdre quelques euros dans un jeu qui finalement ne nous plait pas (et qu’on ne peut pas revendre comme avec un support physique)
Personnellement je rêve (mais c’est orwellien) d’un modèle où on paie en fonction de ce qu’on « consomme » culturellement. Tu ne lis que les deux premiers chapitres et tu abandonnes ? Ok, tu ne paies que 10%, ce que tu as lu. Tu joues 30 min à un jeu promettant 20h ? Idem, quelques euros. Tu décides d’y revenir ? On redémarre le compteur. Et quand tu franchis le palier d’une « satisfaction légitime », on te demande : ok pour payer le prix demandé ? oui, tu continues, non, accès coupé.
Avec du 2.0, remontée de commentaires, de stats pour les producteurs/éditeurs… J’entends le risque de productions calibrées pour plaire, de fins foirées une fois le prix payé, mais serait-ce pire qu’aujourd’hui, où on paie avant de voir, au ciné, en librairie, sur sa console ?
La répartition de la chaîne du livre, l’info est disponible très ouvertement pour qui la cherche (j’en ai parlé par exemple ici avec un joli graphe du SNE http://lioneldavoust.com/2014/quest-ce-que-la-chaine-du-livre/ ).
Dans le cas des livres, si les éditeurs font bien leur boulot, tu as des chapitres et des extraits librement disponibles, c’est très fréquent.
J’entends ce que tu appelles de tes vœux pour le modèle économique. Ce qui me pose problème, c’est que tu ne paies pas la moitié d’un sandwich qui ne t’a pas plu ni ta bagnole au kilomètre.
J’ai pas dit que j’avais la bonne solution :-D. Pour l’information, le problème est qu’il faut la CHERCHER. On en arrive aujourd’hui à mettre un code tricolore sur les aliments pour dire aux gens que les chips et le nutella c’est pas bon pour leur santé. Si je poursuis mon rêve, le diagramme de la répartition du prix du livre devrait être imprimé à côté des codes-barres des livres (avec un petit message « en achetant ce livre vous faites gagner tant à chaque élément de la chaine… » Voire plus d’info à l’intérieur (au-dessus de l’achevé d’imprimé, avec les logos FSC, y’a la place ^_^ )
Après (honte sur moi je vais basher Lionel Davoust mon idole que ça fait 2 mois pile que j’ai lu Port d’âmes et toujours pas fait ma chronique #autoflagellation), le sandwich tu sais exactement ce qu’il y a dedans, contrairement aux produits culturels qui sont plus complexes, et les voitures tu as du leasing, de nouvelles formes de consommation… 😀
Encore une fois, je n’ai pas la science infuse, je ne dis pas que ça va marcher, mais si les acteurs des « produits culturels » (pardon, j’ai la langue qui saigne), dans leurs expérimentations, pensaient à la fois à leurs bénéfices à long terme (une absence que tu déplores fort justement dans ton article) et aussi à la contrainte budget/temps de leurs cibles/clients, je ne doute pas qu’on parvienne un jour à un équilibre profitable à tous : des revenus décents pour les créatifs, un coût convenable pour les usagers (entre le jeu soldé à 4.99€ et la nouveauté triple A à 60)
Dixit quelqu’un qui peine à acheter des livres tant il reçoit de SP et dévore tes pavés en 72h maxi alors que tu as travaillé des mois dessus :-D)
Bonjour à tous!
Très bon article comme d’habitude, mais je vois deux trois points à rajouter, si tu me le permets.
Le prix du livre est basé sur une multitude de facteurs qui sont l’impression, la distribution, la diffusion, le libraire, etc donc il me semble « normal » que le prix du livre numérique soit « moins cher » que le format papier. Tu enlèves déjà le coût de l’impression et pour une bonne partie des maisons d’édition, les diffuseurs ( bien que certaines en aient).
Tu noteras par ailleurs que la plupart des titres à très bas prix appartiennent aux auteurs auto-édités qui mettent en ligne les livres » à prix coûtant « . N’ayant pas à passer par le circuit classique, ils ne peuvent garder que la part des droit d’auteur qui leur revient, moins le pourcentage de la plateforme sur laquelle sont vendus leur livre. En clair, ils touchent autant d’argent que leur homologue « publiés » dans des bonnes maisons d’édition pour un prix trois fois moins chers.
Je suis d’accord que le livre numérique suit le même chemin que le jeu vidéo, ou la musique, mais dans ce cas précis, il ne s’adresse qu’aux lecteurs de livres » numériques » qui ne représentent qu’environ 15 % du lectorat total. 80 % des gens interrogés avouent qu’ils ne liront jamais en digital, donc ça ne touche pour l’instant qu’une » niche « .
A terme, je pense qu’on arrivera cependant à un système à la » netflix « . Je m’explique. Il existe sur amazon prime ou netflix, des réalisateurs qui réalisent des séries qui ne passent pas à la télé ni au cinéma, mais uniquement en streaming. Ce sont des réalisateurs » netflix ». Le système existe déjà pour le livre numérique avec le KDP amazon pour lesquels les auteurs sont rémunérés à la page lue et dans lequel ils s’engagent à ne publier leur livre numérique que sur la plateforme amazon. Ce sont donc des auteurs » amazon » au même titre que les réalisateurs netflix.
Le problème, c’est qu’on s’éloigne de la conception classique de l’édition.
Est-ce qu’on peut enlever aux réalisateurs » netflix » le titre de réalisateur car il ne réalise pas pour la télé? De la même manière, doit-on dire qu’un auteur amazon n’est pas un auteur puisqu’il ne publie ses textes que sur amazon, et pas dans le circuit classique de l’édition?
Ta comparaison avec le jeu vidéo est intéressante, car les jeux qui cartonnent actuellement sont justement les applications » gratuites » ou » très peu chères » dans lesquelles tu peux acheter des options pour t’améliorer. Ces applis jouent sur le très grand nombre de téléchargements pour réaliser des bénéfices, et non sur la marge immédiate tout comme les livres numériques jouent sur le très grand nombre de téléchargement à très bas prix. Mais en parallèle de cela, les jeux vidéos classiques marchent encore, il n’y a qu’à voir les ventes de la switch l’année dernière et les livres papiers dominent encore plus que largement le numérique.
Je pense qu’on arrive à un nouveau système qui a déjà touché les différents médias, la musique, les films, les jeux vidéos et qui me parait inévitable pour les livres…
En fait on en arrive à un point où comparer le circuit du livre numérique et de l’édition classique est presque pareil, je trouve, que comparer youtube à la télévision. Les deux systèmes ne sont pas les mêmes.
Pour ma part, j’ai fait le choix de continuer à publier des romans papier avec les maisons d’édition ( j’en ai trois qui vont sortir dans les deux ans à venir dans trois maisons différentes), mais à garder les versions numériques de mes livres et d’adapter leur prix au marché. Je considère donc que les circuits en sont à un point de scission, ou plutôt de complémentarité.
Je suis très gêné par ton expression « prix coûtant ». Elle suggère deux choses :
D’une, que les livres vendus le sont sans bénéfice et au prix de fabrication brut (c’est le sens de l’expression). Or, comment peut-on estimer le prix de l’écriture ? D’autre part, voilà qui contrevient frontalement à toute idée de professionalisation (puisqu’une activité professionnelle nécessite un bénéfice, fût-il modeste, pour se pérenniser) – es-tu en train de dire que l’autoédition est, par définition, non professionnelle ?
De deux, un éditeur, un correcteur sont indispensables pour élever le niveau d’un manuscrit. Bien rares sont les génies à ne nécessiter aucun retravail extérieur, et ces compétences nécessitent formation, regard etc. et donc rémunération. Faire l’économie d’un regard extérieur ne m’a jamais semblé judicieux pour la qualité finale d’un livre (des auteurs auto-édités prennent la dépense en charge et ils ont bien raison). Mais mécaniquement, cela coûte plus cher.
Ta comparaison entre YouTube et la télé classique me semble en revanche pertinente. Et prolonge justement mon argument… Sur YouTube, combien de personnes vivent de leur activité (et font appels à des intermédiaires et une équipe technique au fil de leur croissance, retrouvant finalement un circuit « classique ») pour combien qui ne dépassent jamais la centaine de vues ?
Bonjour Lionel!
Alors, j’ai employé le terme » prix coûtant » pour traduire l’idée que les auteurs autoédités vendent leur livre prix beaucoup plus bas car ils n’ont pas à payer la maquette ( à part la couverture), la distribution et l’impression, peut-être que j’aurais dû employer le terme de faible marge comme j’expliquais par la suite que les autoédités jouaient sur le grand nombre de ventes à bas prix ( tout comme les applis des jeux vidéos).
Concernant la professionnalisation. Certains font en effet l’économie de la correction ou du suivi éditorial donné à un professionnel. Mais contrairement aux idées reçues, la plupart des autoédités effectuent un réel travail de correction et de travail approfondi sur le texte en faisant appel à des personnes extérieures. D’après ce que j’ai vu, il y a de tout, des personnes dont les textes sont de très bonne qualité , et d’autre pas du tout. Comme pour les maisons d’édition, j’ai envie de dire. Après tout, certaines maisons d’édition, même à compte d’éditeur et même certaines assez reconnues,, ne font pas suffisamment, voir même pas du tout, le travail de suivi éditorial. Je considère une maison d’édition qui n’ajoute pas de valeur ajoutée à son texte avec suivi éditorial et correction comme non-professionnelle, et je considère au même titre un auto-édité qui ne fait pas ce travail, également comme non professionnel.
D’ailleurs, c’est assez marrant que tu en parles de « professionnalisation « , car justement, l’auteur autoédité ne peut pas s’inscrire à l’AGESSA. Il n’est donc pas considéré selon la sécu des auteurs, comme » auteur ». En revanche, on l’oblige presque à prendre le statut d’autoentrepreneur d’ » éditeur « . Il y a donc aux yeux de l’état, la volonté de professionnaliser les auteurs » indépendants » qui publient leur propres textes à leur propres fonds non pas en tant qu’auteur, mais éditeur, puisqu’ils ne cotiseront pas à l’AGESSA, mais à l’URSAFF ou au CCI.
Tout a fait d’accord avec toi pour youtube. On trouvera des » auteurs indépendants » qui cartonneront et que des ME célèbres viendront chercher, et d’autres qui ne dépasseront pas les dizaines de ventes….
Si tu veux une leçon de game design va voir « into the breach » ❤ Par les mêmes que FTL, mechas vs kaiju en rogue-like… super intelligent, et j’ai à peine gratté la surface