Turning Pro, avec Steven Pressfield

J’avais, la bave aux lèvres, hurlé tout l’immense bien que je pensais de La Guerre de l’Art – comment Pressfield, avec un mélange de bienveillance et de secouage de puces, pousse créateurs et créatrices à ne pas céder à la Résistance, cette force nocive qui nous retient d’accomplir le travail (et l’œuvre) de notre vie. Pressfield a décliné ses idées en une série de bouquins après La Guerre de l’Art, qui, me semble-t-il, ne sont pas traduits :

  • Turning Pro
  • Do the Work
  • Nobody wants to read your sh*t

À lire dans cet ordre, d’après Pressfield, sauf le troisième qui peut être lu n’importe quand. Donc, comme j’apprécie qu’on me rappelle qu’un jour je ne serai plus là et qu’il me faut donc accomplir chaque jour mon meilleur travail sans attendre, il fallait forcément embrayer sur Turning Pro à un moment.

Qu’est-ce qu’un ou une pro ?

L’amateur tweete. Le pro travaille.

– Steven Pressfield

Merci, voilà, salut.

Un ou une pro est quelqu’un qui ne cède pas à la Résistance. Quelqu’un qui cesse de se raconter des histoires et de se trouver des excuses ou des raisons extérieures (ce que Pressfield appelle dans ce contexte un amateur) pour affronter l’œuvre de sa vie mais qui l’accomplit, quel qu’en soit le prix, quelle que soit la difficulté. Il ne s’agit pas de nier cette difficulté, ni cette terreur, au contraire ; il s’agit de les reconnaître avec respect – mais quand même de les affronter face à face. Bien sûr, il place “l’œuvre” dans un contexte artistique, mais stipule bien que c’est applicable à n’importe quelle réalisation à laquelle nous nous sentons appelé·es.

Pressfield établit certains parallèles entre la dépendance (quelle que soit la substance ou le dérivatif) et la vie créatrice ; les deux visant à la transcendance et à l’accomplissement, mais la première conduit à la destruction, quand la seconde élève l’être ; il s’agit dans les deux côtés d’un appel puissant de l’inconscient. Je ne connais pas suffisamment les questions de dépendance mais j’imagine que cette vue sera critiquable. En revanche, ce qui est intéressant, c’est quand il débouche sur l’idée plus vaste des shadow lives, des “vies d’illusion” que l’on peut se construire comme dérivatif par terreur d’affronter la réelle création qui nous appelle. Combien la distraction, l’argent, l’échec, les problèmes que l’on se crée tout seul, le sexe, la gratification instantanée, le besoin de validation et j’en passe peuvent accaparer l’attention et former, là encore, de puissants dérivatifs au véritable accomplissement du soi. (*tousse* les réseaux commerciaux *tousse*)

Pressfield ne nie jamais la terreur d’affronter l’abysse, le néant sans forme, et d’en extraire ordre et création. Il met toute la différence sur les raisons de le faire et le processus. Le pro le fait parce que c’est son appel, c’est sa raison, qui se nourrit d’elle-même (je renvoie, ici, à Comment savoir ce pour quoi l’on est fait (comme écrire)). Il ou elle le fait car c’est l’appel supérieur de son être. Le processus du pro ne se relâche jamais et reste un combat constant contre la Résistance, renouvelé chaque jour. Il y a clairement dans cette approche de la philosophie stoïciste voire spartiate, mais moi, j’adhère : le talent est une grandeur inconnue et donc fumeuse ; la seule variable d’ajustement dont nous disposons est notre persistance dans le travail, alors, travaillons (voir aussi Procrastination S02E20 – Talent Vs. Travail).

Ce qui se rattache à cette citation de Frank Conroy :

Commit yourself to the process, NOT the project. Don’t be afraid to write badly, everyone does. Invest yourself in the lifestyle … NOT in the particular piece of work.

Frank Conroy

Soyons clairs : Turning Pro n’est en rien la baffe monumentale et concentrée qu’était La Guerre de l’Art. Si vous n’avez pas adhéré au premier, Turning Pro ne vous convaincra pas davantage (et certainement moins). Turning Pro développe et raffine les idées de La Guerre de l’Art, avec pas mal d’anecdotes tirées de la vie de Pressfield ; il y retrace beaucoup le même chemin, quoique avec des éclairages différents. À moins d’avoir trouvé une révélation dans La Guerre de l’Art, Turning Pro me paraît dispensable. Mais si vous adhérez au discours, vous aurez plaisir à le retrouver sous d’autres angles d’approche. Par contre, si La Guerre de l’Art me semble être un livre de chevet à lire et relire pendant une vie d’artiste entière, je ne crois pas que Turning Pro ait le même impact (mais c’était probablement une attente peu réaliste).