La semaine passée fut fort productive : on ne m’a pas appelé une fois pour me vendre des trucs improbables, mais deux. Enfin, productive du point de vue absurdités et perte de temps, moins de celui des feuillets engrangés. Mais je ne suis pas homme à me soustraire à mon devoir: que tous les démarcheurs téléphoniques voyant un jour mon numéro apparaître sur leur fichier maudit cochent un jour la petite case excentrée, celle qu’ils réservent aux cas les plus difficiles et insolubles, celle qui porte la mention « cinglé ».

Car, oui, j’ai bien essayé de m’inscrire en liste rouge, de demander à ce qu’on me retire des fichiers, de menacer de plaintes à la CNIL, en vain. J’ai découvert qu’il n’existe qu’une seule façon d’être tranquille (à bien des titres) : la folie. Dans laquelle je me trouve pleinement justifié pour deux raisons : d’une, on est censé me foutre la paix téléphonique ; de deux, offrir un moment d’éventuelle détente à mon correspondant est meilleur pour son humeur et mon karma qu’une réponse aussi brève qu’inefficace à base de grognements inarticulés.

Ceci étant dit, intéressons-nous à l’entreprise du jour, l’Office des Propriétaires de je ne sais plus quoi. On m’appelle régulièrement pour me demander si je suis propriétaire, locataire, contribuable, non-imposable et je réponds souvent « non » aux quatre questions à la suite, méfiant de nature, non-euclidien par constitution, me faufilant dans l’azur vierge régnant entre les cases des formulaires URSSAF.

Cette fois, j’ai répondu différemment, mais j’ai raté mon coup.

Démarcheuse : Allô, monsieur Placeholder ?

La fille donne à ce moment un nom qui n’est pas le mien, sous lequel je me suis trouvé à une époque dans les annuaires, et qui s’est logiquement retrouvé dans les fichiers. C’est le signe indubitable que j’ai affaire à un démarcheur.

LD, enjoué : Oui, tout à fait.
Démarcheuse : Je suis [je ne sais plus, appellons-la… Albertine de la Moelle Osseuse], de l’Office Super Trop Bien des Propriétaires Parvenus. Vous êtes bien propriétaire d’une maison individuelle ?
LD, toujours enjoué : Oui, dans le Loiret.

Je m’imagine déjà lui parlant de mon magnifique manoir à 25 pièces d’inspiration gothique et de ses étranges habitants aux canines pointues, mais…

AdlMO : Ah, navrée, nous cherchons des propriétaires en Bretagne. Au revoir et merci !

Dang.

Heureusement pour les besoins de l’expérience, je suis inscrit sous deux noms et je gage qu’on va rappeler dans une ou deux heures.

Ça ne loupe pas.

Albertine de la Moelle Osseuse : Allô, monsieur Davoust ?
LD, toujours enjoué : Oui, c’est moi.
AdlMO : Je suis Albertine de la Moelle Osseuse, de l’Office Super Trop Bien des Propriétaires Parvenus. Vous êtes bien propriétaire d’une maison individuelle en Bretagne ?
LD : Tout à fait.
AdlMO : Ah ! Je vous appelle parce que nous proposons une campagne d’inspection de charpente pour les propriétaires de maisons individuelles. Connaissez-vous l’état de votre charpente, monsieur ?
LD, inquiet : Non, pas du tout. Je vois ça comment ?
AdlMO : Eh bien, nous pouvons vous proposer une inspection à domicile par des spécialistes. De quel matériau votre charpente est-elle faite, monsieur ?
LD, benêt : Bah j’avoue que j’en sais rien. Je peux aller voir, si vous voulez. Je monte au grenier, c’est ça ?
AdlMO : Tout à fait. Les charpentes sont usuellement en bois ou en métal.

Je commence à me lever et à déambuler dans mon appart en titane de béton massif, ouvrant les portes, passant aux toilettes pour que ma voix résonne, cognant au hasard sur les murs.

LD : C’est que je ne suis pas très au fait de ces choses-là, vous savez. Attendez, je vais monter.
AdlMO : Vous avez des certificats d’inspection récente ?
LD : Bah justement, c’est marrant que vous me demandiez ça : j’ai acheté la maison assez récemment mais je ne retrouve plus les papiers. Ils ont, comme qui dirait, disparu. Le lendemain de la vente. Bizarre, hein ?
AdlMO : L’ancien propriétaire ne vous les a pas donnés ?
LD, faisant toujours du boucan avec les portes : Oh, si. C’est amusant que vous me parliez de ça, d’ailleurs. La vieille dame qui m’a vendu la maison, elle était, comme qui dirait, étrange. Elle m’a donné les papiers, hein, tout était en règle, et le lendemain, ils avaient disparu du coffre. C’était une petite dame bizarre en noir avec un nez crochu et un chapeau pointu.
AdlMO, sans humour : Je vois, vous avez acheté la maison à une sorcière d’Halloween.

Dang, bis. Celle-ci est dure à cuire. Tant pis, il est trop tard pour changer de bobard, je reste sur ma trajectoire, on va voir jusqu’où elle marche. Je change de sujet.

batmobile

LD : Voilà, je suis au grenier.
AdlMO : Vous voyez la charpente?
LD : Sniff, oui, je la vois, et d’ailleurs, sniff, c’est bizarre, ça fait un moment que je me dis ça mais sniff, sniff, ça sent le sucré, ici.
AdlMO : Le sucré ?
LD : Sniff, oui, je me suis toujours sniff demandé à quoi ça tenait. Une odeur de sucré vraiment tenace.
AdlMO : Bon, et la charpente, vous la voyez ?

Tenace, avec ça.

LD : Oui. Mais c’est étrange, elle s’effrite entre mes mains. Comme l’échelle du grenier, tiens, d’ailleurs ?
AdlMO : Elle s’effrite ? Comment ça ? C’est du bois ?
LD : C’est marron mais sniff c’est beaucoup plus friable, c’est étrange. Attendez, j’en prends un morceau. Sniff, sniff. Oui, c’est la charpente qui sent le sucré. Oui, c’est bien ça, attendez, je goûte, miom, miom, ah. C’est du pain d’épice.
AdlMO : Du pain d’épice. Votre charpente. C’est ça. Vous vous trouvez donc dans la maison d’Hansel et Gretel.
LD, surpris : Pas du tout, je suis chez moi, dans mon grenier.
AdlMO : Monsieur, on ne fait pas des maisons en pain d’épice, ça n’existe pas. Quand est-ce que nos spécialistes peuvent passer pour inspecter vos poutres ?

Fascinant. Elle se doute manifestement que je suis un guignol, mais continue étrangement à marcher. Miracle de la soumission librement consentie retournée de manière invisible à l’envoyeur. À la réflexion, j’aurais peut-être dû faire intervenir un ogre à ce stade de la conversation.

LD : Ben ça dépend de leurs spécialités, il faut voir s’ils savent intervenir sur de la pâtisserie. De quoi s’occupent-ils exactement ?
AdlMO, satisfaite de reprendre les rênes : Il y a deux personnes, l’un est spécialiste des infestations de charpentes, pour repérer les termites, par exemple.
LD, déçu : Ah. Le truc, c’est que je risque pas d’avoir de problèmes de termites, vous voyez, plutôt de charançons. J’ai plus besoin d’un pâtissier que d’un architecte, vous savez.
AdlMO : Bien sûr. Vous persistez à dire que votre maison est en pain d’épice.
LD, irrité : Je connais le goût que ça a, quand même ! Bon, et l’autre, il fait quoi ?
AdlMO : L’autre est un conseiller EDF pour l’isolation et la réalisation des économies d’énergie. Monsieur, j’aurais besoin d’un horaire pour savoir quand mes conseillers peuvent passer.

Il me faut baisser mon chapeau devant sa ténacité : elle veut un rendez-vous à tout prix alors qu’elle a manifestement affaire à un cinglé – ou, du moins, à un mec peu sérieux.

LD : EDF ! Mais c’est génial, ça! Vous croyez qu’ils pourraient étudier la faisabliité d’installer un four géant autour de ma maison pour recuire les murs? C’est qu’avec l’humidité et la pluie de la saison, j’ai vraiment peur que ça fonde…
AdlMO : Monsieur, quel horaire pour le rendez-vous ?
LD, ferme : Dites-moi d’abord si on peut recuire mes murs, ensuite on verra. Je ne veux pas avoir de problèmes d’humidité ou de fonte.
AdlMO, capitulant : Bon, monsieur, je crois que je vais demander à mon supérieur de vous rappeler. Je lui demanderai de vous expliquer qu’on ne fait pas une maison en pain d’épice. Cela vous va ?
LD : Parfaitement, j’aimerais bien qu’il m’explique !

J’attends toujours.