Expédions une bonne fois pour toutes en soupirant la non-traduction du titre, sempiternelle manie française qui fait croire à notre public qu’« inception » est un mot français vaguement savant, ce dont il n’est rien. Inception en anglais, c’est la création, la conception d’une idée, un mot connoté par l’étincelle fondatrice, le germe qui donnera forme au projet – titre traduit par Origine au Québec, ce qui est parfaitement valide et plus juste.

Bref. Inception est le dernier fim de Christopher Nolan, réalisateur britannique innovant notamment connu pour Memento, Le Prestige ou The Dark Knight ; il s’est distingué par un sens aigu de la narration – ses films, bien qu’à gros budget, proposent une véritable histoire imposant un cheminement aux personnages, à l’opposé de l’enchaînement linéaire de péripéties cher à l’Hollywood actuel. Son attachement à l’imaginaire est bien entendu manifeste à travers sa filmographie, un imaginaire plutôt fondé sur les méandres de l’esprit et la perception de la réalité, où l’idée centrale et ses conséquences importent davantage que le décorum et la démonstration qui la rend possible. Un atout pour la narration à mon sens ; ce qui importe dans une histoire, c’est le parcours effectué dans le cadre de ses règles du jeu, plus que les extrapolations qui les étayent.

Dom Cobb (Leonardo diCaprio) est un extracteur. C’est-à-dire qu’il est un rêveur lucide ; dans le sommeil, il garde sa conscience active et peut, dans certaines limites, interagir et même influencer les images du subsconscient. Par l’intermédiaire d’une petite machine mystérieuse (sur laquelle on ne s’étend jamais, et tant mieux), il pénètre dans les rêves d’autrui et peut ainsi le conduire à révéler ses  secrets les plus enfouis – activité qu’il accomplit dans le cadre de l’espionnage industriel. Mais Cobb est un homme tourmenté ; tenu loin de ses enfants qui lui manquent terriblement, ses rêves sont contaminés par la présence mystérieuse et récurrente d’une femme bien familière. Aussi, quand un puissant industriel lui offre la possibilité de rentrer chez lui, il accepte, malgré la terrible complexité de l’opération demandée : non pas voler une idée du cerveau d’un rival, mais y implanter une notion. Cobb monte alors une équipe rompue aux plongées oniriques profondes pour une mission terriblement risquée qui l’entraînera aux confins de l’inconscient – et de son passé tourmenté.

Nolan reste fidèle à ses habitudes avec un argument simple et fort, mais aux ramifications multiples, touchant à la nature de la réalité et sa perception, à la flexibilité des lois de l’existence, à nos désirs profonds et à leur réalisation. Il revient ainsi, à la façon de Memento, à ce qui nous est le plus précieux dans notre rapport au monde, c’est-à-dire l’esprit et l’identité qui en découle. Et il réussit là un stupéfiant numéro d’équilibriste, par ailleurs extrêmement risqué. Si l’idée fondatrice du film est simple, les règles et contre-règles qui gouvernent la plongée onirique, la construction de l’univers rêvé, la façon d’y entrer et d’en sortir, sont multiples et subtiles, ce qui, d’une part, permet tout un emboîtement de niveaux de sens, et ouvre, d’autre part, la porte à de multiples astuces de narration fondées sur un usage créatif de ces règles, assurant des coups de théâtre continuels et un intérêt qui ne mollit pas. Le scénario n’égare jamais le spectateur attentif, les informations étant introduites avec une grande finesse scénaristique, habilement dissimulées à travers des démonstrations subtiles et des personnages bien calculés sans jamais tomber dans l’exposé. Aucune réplique n’est laissé au hasard ; le film est minuté avec une maîtrise époustouflante mais invisible, afin que l’entrée et l’implication du spectateur dans cet univers déroutant soient les plus faciles et agréables possible. Il en résulte une intrigue imbriquée d’une complexité peut-être jamais atteinte dans un film de cette envergure budgétaire, ce qui est absolument réjouissant en ces temps de nivellement intellectuel par le bas et d’absence de prise de risques.

Pourtant, en apparence, Inception a tout du film d’action avec fusillades, poursuites et coups de feu. C’est encore là le talent de Nolan de servir intelligemment les attentes habituelles du public, tout en altérant les lois de la réalité : si, dans un rêve, tout est possible, alors la réalité peut se distordre selon des règles obscures venues tout droit du subconscient et des perceptions du corps endormi, des altérations de la météo aux situations impossibles sorties tout droit des dessins d’Escher. Car, visuellement, Inception est absolument renversant. Le film fait un usage extrêmement créatif et intelligent des possibilités quasiment illimitées des effets spéciaux actuels, offrant des panoramas vertigineux ou symboliques, des ralentis à la limite de la poésie, avec de véritables trouvailles de mise en scène. On sent que Matrix est passé par là, mais là où les frères Wachowski se contentaient de décalquer l’imagerie du film asiatique, Nolan fait un usage bien personnel et réfléchi des procédés pour inventer sa propre patte, préférant l’élégance de l’effet aux outrances, créant une atmosphère unique, hôtels de verre, pluies diluviennes, villes en désagrégation.

On peut toutefois regretter qu’avec un tel thème et un tel procédé scénaristique, Nolan n’ait pas forcé davantage ces plongées dans l’inconnu de l’esprit humain vers un traitement numineux1. Le film et les rêves restent dans l’ensemble très solidement construits et « fiables » ; même les délires (comme ce plan déjà célèbre avec des rues qui s’élèvent à la perpendiculaire dans le ciel) restent assez encadrés et globalement bénins si on les confronte, par exemple, aux cauchemars d’un David Lynch ou même aux visions indicibles d’un Lovecraft. Le film tiendrait peut-être plus ici d’Avalon ; c’est probablement là que Matrix, avec qui la comparaison est inévitable, s’en tire mieux en offrant en filigrane de multiples niveaux de lecture et de décodage à portée mystique. Inception reste centré sur des problématiques de personnes, certes graves et aptes à impliquer le spectateur, mais que ceux qui ne rechignent déjà pas à se livrer au quotidien à des plongées profondes dans leur insconscient et leurs rêves n’espèrent pas trouver là d’inspiration ni de clé – ce n’est pas le propos.

Le corollaire, c’est que la fin est relativement attendue pour qui aime manipuler ces concepts, mais peu importe, en vérité. D’une part, celle-ci parvient malgré tout à susciter une tension terrible malgré la banalité toute apparente du dernier plan, d’autre part, elle reste très ouverte à l’interprétation. Ce qui compte dans Inception, c’est le chemin, les images magnifiques qu’on ne devrait pas tôt se lasser de revoir, l’atmosphère à la fois lisse et potentiellement instable, la symbolique cachée. Avec ce thème, difficile de ne pas se livrer aux spéculations, de chercher des significations radicalement différentes, de ne pas avoir envie de revoir aussitôt le film en quête d’indices qui transformeraient l’histoire du tout au tout. Le film s’y prête, mais Nolan, encore une fois, évite la facilité Lost-ienne de dire tout et son contraire (tentation évidente dès qu’il s’agit de rêves) en offrant une voie scénaristique à la fois passionnante et claire, mais en ouvrant assez de portes pour que les passionnés de lecture à plusieurs niveaux y trouvent un os à ronger.

Je me prends maintenant à appeler de mes voeux la réalisation d’une suite – par Nolan lui-même, bien sûr – ou même d’une série à la hauteur des meilleures du moment, qui développerait davantage l’aspect numineux, la plongée profonde dans l’inconscient et prendrait encore plus de risques. L’univers en a clairement le potentiel, en tout cas. Resterait à ne pas le gâcher.

En conclusion, Inception offre ce que l’imaginaire a de meilleur, idées, vertige, histoire et personnages, à l’image d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind, de L’Effet Papillon ou même de Memento. Par son exploration des confins de l’esprit, son habile numéro d’équilibriste entre complexité scénaristique et trouvailles visuelles, son traitement d’un territoire à la fois familier à tous et curieusement étranger, ce film est appelé à séduire un très large public à partir du moment où il ne rechignera pas, comme je l’espère, à accomplir un effort d’attention minimum. Inception est un film à la fois accessible et intelligent, clair et complexe, intriguant et passionnant, qui réussit parfaitement là où eXistenZ s’était lamentablement planté et où Avalon laisse un peu sur sa faim. Tout simplement l’un des meilleurs films d’imaginaire à avoir été réalisé, parfait pour l’amateur comme pour celui qui désire s’y initier et, je l’espère, un futur classique.

  1. Terme faisant référence, notamment chez C. G. Jung, à « l’expérience du sacré » – ce qui nous dépasse et nous habite, qu’il s’agisse d’une forme de révélation spirituelle, de l’extase vécue dans la nature, d’un instant de compréhension etc.