Attention, cette entrée comporte des scènes de ménage.
La meilleure manière de faire connaissance, c’est de se frotter. Frotter à genoux, en extension, les bras tendus, dans les recoins obscurs. Frotter du sol au plafond.
Lui, c’est Silurian. Lui, ou elle. Car les navires, en anglais, n’ont pas le genre neutre (« it ») mais féminin (« she »), ce qui constitue une entrave majeure à la grammaire de la langue (la seule du genre – lulz -, à ce que je sache), ce qui n’est pas dénué d’une certaine poésie, et contribue à personnaliser l’engin comme une maîtresse ou une compagne, depuis l’époque où la marine était principalement masculine.
Silurian va être mon abri, ma maison et mon refuge pendant dix jours, avec sept autres personnes (quatre volontaires ponctuels, et quatre membres d’équipage, dont je fais partie au titre d’assistant de recherche et de photographe). Nous partons en relevé demain à travers les Hébrides, îles habitées et rochers pelés battus par les vents et les pluies, parfois abandonnés par l’homme depuis des décennies et rendus aux oiseaux, parfois intouchés depuis toujours. Notre but consiste, comme à l’accoutumée, à guetter baleines et dauphins en milieu sauvage, à noter tout ce que nous pouvons sur leur comportement, et surtout à prendre des photos dans le but d’identifier les individus, car les motifs et cicatrices des nageoires dorsales forment une empreinte unique. Grâce à cette technique très simple, il est possible de connaître l’utilisation que les animaux font de l’habitat, d’appréhender leurs structures sociales, leur succès reproducteur, etc.
J’ai approché Silurian pour la première fois la semaine dernière avec révérence : cette belle dame de 16 mètres – car je préfère l’emploi du féminin au masculin « neutre » français, et c’est ainsi qu’on me l’a présentée -, qui a beaucoup navigué, arbore sa coque blanche et ses deux mâts avec une tranquillité à la fois rustique et benoîte.
La meilleure manière de faire connaissance avec un navire, c’est de le briquer.
Et nous l’avons briqué, oh oui. Non sans mal, dans l’espace exigu que représente l’entrepont mais, en ce qui me concerne, avec révérence et amitié, comme si je soulageais un éléphant placide de ses tiques et démangeaisons. Évacuer poussière, terre, boue récupérée pendant les expéditions précédentes ; faire l’inventaire des provisions et jeter tout ce qui est périmé ou paraît suspect – un navire est, bien sûr, un environnement suprêmement humide et tout pourrit très vite ; passer tous les plafonds à l’eau chaude et savonneuse pour combattre l’apparition des moisissures dans la charpente ; débarquer ce qui est hors d’usage, inutile, trop usé ; aérer et préparer la literie des quartiers ; frotter le pont ; remonter des dizaines de seaux d’eau de mer et rincer.
Cela semble une liste de corvées mais, pour moi au moins, cette contribution à préparer l’expédition me donne plutôt l’impression de présenter mes hommages à celui, ou celle, qui sera notre plus important ami de ces dix jours et dont nous dépendrons entièrement. À New Quay l’année dernière, un opérateur de whale watching m’avait expliqué que le nettoyage constant d’un navire va au-delà de la fierté ou de la maniaquerie : c’est une tâche de maintenance, qui permet, par l’attention prêtée aux détails, de remarquer au plus tôt ses faiblesses, de noter ce qui a besoin d’être renforcé, et ainsi de prévenir les avaries. Toutefois, en ce qui me concerne, au-delà de cette nécessité, plus que mon travail à terre ou lors des excursions en mer où j’ai pu participer (et dont deux mille photos prises pendant quatre semaines attendent déjà un traitement…), c’est là que j’ai l’impression de gagner ma place à bord – dans l’attente de mon travail en mer.
Plus prosaïquement, cela signifie que je pars dans des endroits de plus en plus difficiles à trouver : ceux qui n’ont pas de couverture 3G ni même GSM, ce qui implique une absence totale des réseaux et du mail. Cependant, je compte tenir pendant ce temps un journal quotidien que je publierai ici même à mon retour. Univers, entends-moi : c’est le moment de me donner le prix Nobel, de me relancer pour mes factures, de m’apprendre que mon chat imaginaire est mort, de déclencher des invasions de zombies ou de conclure la paix mondiale parce que, quoi qu’il arrive, je n’en saurai strictement rien. La maison reste cependant ouverte, j’ai quelques articles en actus en réserve qui se posteront automatiquement pendant les jours à venir, n’en profitez pas disparaître – et n’en profitez pas non plus pour glander sur les déclencheurs, parce que je vais rentrer un jour, et ça va barder si je découvre que vous n’avez pas pris votre écriture au sérieux.
Soyez sages ! (ou pas)
« car les motifs et cicatrices des nageoires dorsales forment une empreinte unique »
Dis, monsieur, comment que vous faites, quand l’animal a récolté une nouvelle cicatrice sur sa nageoire dorsale, pour le reconnaître quand même ?
Mon petit, tu poses une excellente question. 🙂
Effectivement, c’est potentiellement problématique. Les techniques de photo-identification (qui s’apparentent à du marquage – recapture) reposent sur l’hypothèse d’une population fermée et avec 100% de fiabilité dans l’identification. Hypothèses que, dans le cas des cétacés, on peut moyennement faire en toute rigueur, mais on n’a rien de mieux, alors on se débrouille avec.
Dans les faits, cela entraîne un impératif fort : il convient d’être sur le terrain tous les ans, autant que possible, pour suivre l’évolution des animaux. Cela permet de repérer que AY-21-3 s’est pris une beigne sur la dorsale et qu’il faut donc mettre le catalogue à jour, car dans la majorité des cas, les marques sont suffisamment légères pour qu’on puisse s’apercevoir de l’évolution des choses.
Si tu regardes :
La tache blanche au sommet de l’aileron est relativement caractéristique et permettra d’identifier l’individu quasiment à coup sûr même s’il attrape d’autres marques.
Bien sûr, devoir cesser une étude (pour des raisons techniques ou financières) pendant plusieurs années ou retrouver un individu après une longue absence peut poser problème et c’est là que l’oeil exercé du scientifique va jouer. Cela met en lumière un impératif fort de ce genre d’études : c’est l’oeuvre de décennies, et cela implique une grande régularité et beaucoup de patience.
Bon voyage ! Eclate-toi, et profite de cette expérience unique !