Résumé des épisodes précédents : hier, je me suis lancé dans l’exercice casse-gueule de décortiquer l’exercice de critique narrative selon trois axes. Après m’être demandé ce que je venais faire dans cette galère, je conclus par le troisième axe, soit…
L’impératif d’intention
Toute oeuvre narrative a une démarche, une intention. (Même de s’affranchir de toute oeuvre et de toute intention, comme certaines veines du surréalisme, voire du Nouveau Roman.) C’est-à-dire qu’en tant qu’objet fictionnel, elle présente une grammaire narrative (son image, son style, son discours, même) qui déclare ce qu’elle cherche à être. « Voici ce que je raconte, et comment. » Cette intention va ensuite la placer dans une mouvance ou un genre, qui sont des catégories arbitraires décidées par les analystes pour découper les continuums en tranches, parce qu’à un moment, pour analyser les trucs, il faut bien discrétiser les ensembles : c’est un processus naturel et classique de l’analyse – mais pas de la création, du moins, me semble-t-il. (Mais ça nous entraîne bien trop loin.)
Il s’agit, en un sens, d’une extrapolation de l’idée de promesse narrative (et là je me rends compte que j’aurais dû écrire un article sur cette notion d’abord, tant pis, on verra, circulez.) Rapidement, tout récit fait des promesses à son public : si je prends de longues minutes pour établir un personnage, je fais la promesse que cela servira (ou bien je le tuerai arbitrairement pour choquer, mais il aura, là aussi, rempli sa fonction). Trop chercher l’utilité des éléments ou le paiement des promesses conduit à une fiction mécaniste où rien n’existe seulement pour la beauté de la chose ; c’est encore une autre histoire, considérons simplement, pour l’instant, que si je vire ce personnage sans plus jamais rien en dire, j’aurai échoué dans ma promesse. Très basiquement, toute promesse appelle un paiement (de la promesse)1.
L’impératif d’intention n’est rien d’autre que la somme des promesses faites par l’oeuvre en tant qu’objet, et la concrétisation (ou non) de celles-ci.
Attention, l’intention n’est en aucun cas un jugement de valeur. L’intention peut être aussi variée que
- Je suis un gros blockbuster décérébré qui poutre
- Je suis une réflexion profonde sur la condition humaine
- Je suis léger, amusant, je veux faire rire
- Je suis un divertissement sans prétention pour passer simplement quelques heures
- J’envoie balader toutes les notions d’intention et je fais n’importe quoi pour montrer en quoi c’est stupide (… ce qui est une intention)
- Je veux surprendre en mélangeant ce qui n’est pas mélangeable et produire quelque chose de différent, mais potentiellement appréciable et nouveau
Il n’est nullement question de juger du discours (c’est là que la notion de goût intervient : si l’on n’aime pas les blockbusters, on évite d’en voir, mais il y a des gens qui aiment, et ce genre de film marche plus ou moins) mais de savoir si, oui ou non, l’oeuvre accomplit son objectif, remplit sa promesse en tant qu’objet, qu’il s’agisse de proposer une réflexion profonde et philosophique ou un bon moment d’amusement. De plus, l’intention n’est pas forcément exprimée dans l’esprit du créateur, qui est peut-être le jouet de son oeuvre ; mais le critique, en la recevant, doit décoder. C’est son travail (de critique aspirant à l’objectivité).
Est-il savonneux d’essayer de décoder l’intention d’une oeuvre rien qu’en la voyant ? Fichtre, oui, c’est horriblement risqué, et quasiment grossier. A-t-on des chances de se planter ? Évidemment. Néanmoins, si l’on veut sortir du « j’aime / j’aime pas » (ce qui n’est encore une fois pas répréhensible, mais une différente sorte de lecture), si l’on cherche à savoir si une oeuvre peut être recommandée, je ne crois pas qu’il existe d’autre clé de lecture.
Pour résumer
La fiction est un rêve dont le maintien (ou le questionnement) constitue sa nature même.
- La fiction doit employer les moyens qui la servent ;
- La fiction doit être cohérente (ou maîtriser son incohérence) ;
- La fiction doit remplir les promesses qu’elle SEMBLE se fixer.
Ceci étant le point de vue du consommateur / critique qui sommeille en moi (et ma grille de lecture quand je me corrige moi-même). Quand vous tomberez sur des critiques sur ce blog, c’est à la jonction de ces trois impératifs que je me place. Ce qui a ses forces, ses faiblesses, et sa part inhérente de subjectivité, mais qui me permet, je crois, de porter un avis potentiellement positif même sur ce qui ne me parle pas. Tout désaccord est évidemment recevable. Mais, au moins, vous saurez ce dont il retourne ; pourquoi j’affirme que L’Écume des jours est un mauvais film, mais Avatar un bon ; pourquoi Sucker Punch est un triste échec, mais Tron : Legacy une réussite.
Nota : Si l’on voulait être réellement exhaustif, il faudrait ajouter l’impératif de progrès (cette oeuvre apporte-t-elle quelque chose à son genre, à sa forme ?), qui fait avancer la culture dans son ensemble. Je ne pense pas que cela soit nécessaire – impératif au sens des trois axes proposés ici – mais que cela constitue une valeur ajoutée. Il faudrait encore une discussion de profondeur là-dessus, mais cela s’écarte du sujet souhaité, car faire de cette considération un impératif, ou non, me semble, finalement, esthétique, et sans réel lien avec le maintien du rêve fictionnel. Ce qui n’est pour dire que l’innovation est partie négligeable, au contaire, elle est vitale à la santé de la création, mais ne constitue pas, je pense, un critère de critique aspirant à l’objectivité. J’aurai peut-être changé d’avis dans un mois, notez. C’est ça qui est confortable quand on est écrivain et pas théoricien – je m’en rends bien compte.
- Clin d’oeil aux copains des Films à Réaction pour les discussions sur le sujet. ↩
J’aime beaucoup cet extrait du premier article : » Bruce Willis peut dégringoler du 15e étage et survivre dans un film d’action sans problème, dans un compte-rendu réaliste de la vie des financiers pendant la crise de 1929, ça passera beaucoup moins bien. »
Bon mais au final, tu as aimé Pacific Rim ou pas ?
C’est exactement le commentaire que je m’apprêtais à faire !
Grillé de dix minutes. 🙂
C’est joli la formule « promesse narrative » et parlant ( et surtout ça n’a pas le côté autopsie du « contrat de lecture » des collègues de lettres)
« il faut bien discrétiser les ensembles » c’est presque poétique 😉 tu sombres pas dans le jargon, ça m’impressionne toujours.
My two cents: en fait je pense que cette grille fonctionne presque plus pour les oeuvres qu’on n’aime pas, pour les autres c’est justement la promesse narrative qui peut entraîner un pb, on a trop d’attentes par rapport à l’oeuvre et fatalement on va être déçu.Je me méfie de plus en plus de ça… (Je n’ose imaginer comment j’aurais réagi à Man of Steel si je n’avais pas eu quelques éléments dessus avant… En ce qui me concerne c’est un massacre mais ça m’a fait tenir le film en entier sans me mordre le poing pour ne pas hurler)
SEMBLE souligné et en majuscule. Bien sûr…!
Romain : On en a parlé là : http://www.facebook.com/lioneldavoust/posts/10201452731222496 . Au final, suis resté sur ma faim.
Nicolas : C’est marrant, parce que pour moi c’est du jargon de matheux. Mais si ça passe, tant mieux. Je suis d’accord avec toi sur le fait que la grille fonctionne presque mieux quand on n’a pas été personnellement touché par une oeuvre. Mais, quelque part, c’est surtout là qu’on a besoin d’une grille objective quand on essaie de faire un travail critique. 🙂
Bravo pour ces deux articles, je trouve ces trois impératifs clairs et c’est à mon avis un très bon support pour la critique.
J’ai une question : dans les impératifs de cohérence, tu parles surtout de la cohérence fictionnelle (tomber de 15 étages sans mourir…), mais qu’en est-il de la cohérence des partis-pris de l’auteur ? (À quel point la forme est cohérente avec le fond par exemple) places-tu cela dans l’impératif d’intention ?
Merci pour ta lecture ! Globalement, oui, c’est ce que j’aurais tendance à faire ; c’est en grande partie sur cette base que je critique L’Écume des jours, parce que la forme (trucages visibles) percute l’intention de fond de Vian (faire illusion de réalité). Je pense que, s’il ne s’agit pas de questionner le rapport entre fond et forme (comme dans Rubber), par exemple – et il s’agit là d’une intention – la forme juste d’une oeuvre fictionnelle qui cherche à maintenir son rêve et impliquer son spectateur réside dans une adéquation aussi parfaite que possible avec le fond. Il n’y a pas ici de place pour la demi-mesure ; c’est un impératif de moyens (cela concerne l’exécution). Mais si on le questionne, et cela devient une intention.
Moi, tout ce que je vois dans vos billets, ce sont des indicateurs d’observation (formel ou informel) d’un médium et en aucun cas une liste d’outils critiques. La critique, comme chacun le sais, et comme chacun devrait le savoir, ne peut être objective.
Pourquoi ? Parce que l’objectivité ne peut s’appuyer que sur des critères formels irréprochables et indéformables du genre « le personnage fait ça » ou « la voiture est de cette couleur ». Ni plus, ni moins. Nous ne sommes alors plus dans la critique, mais dans un compte rendu formel.
Arguer sur l’accomplissement d’un film, « est-ce que le film réussi à faire ça ? » ou sur des critères filmiques est purement subjectif, culturel et relatif. Vos impératifs, issus d’une école de critique littéraire dont le but est de légitimer son travail, sont souvent façonnés de manière subjective :
Impératif de moyen – Purement subjectif, culturel et contextuel.
Impératif de cohérence – Plutôt d’accord, mais qu’est-ce qu’est la cohérence ? On parlera dans ce cas plutôt de vraisemblance, mais en dehors des grosses erreurs formelles, critiquer la cohérence d’un film c’est faire œuvre de subjectivité.
Impératif d’intention – Très subjectif et peut-être l’apanage des exégèses qu’elles soient thurifères ou non. Purement subjectif car souvent, l’intention prêtée n’est qu’un relevé personnelle de l’oeuvre et de l’auteur par le critique. Je pense que là, vous confondez commentaire et critique.
Pour résumer, je pense sincèrement que vous confondez bonne critique et critique objective. Vous faites, sur votre blog, de bonnes critiques selon vos critères, mais en aucun cas vous ne faites acte de critique objective. Ou alors, c’est une défaillance terminologique à laquelle vous devez remédiez.
Enfin, vous oubliez une chose, mise en avant par de nombreux théoriciens de la fiction : une œuvre ne peut être jugée indépendamment de son classement dans un genre (les genres existent pour toutes les œuvres), classement qui repose, lui, sur des critères purement formels, donc objectifs. En sommes, les films, livres, jeux vidéos, doivent être pris pour ce qu’ils sont, non pour ce que vous vous pensez qu’ils doivent êtres.
En commençant par là, je pense que vous pourrez toucher du doigt la critique objective.
Si vous voulez. Deux choses quand même, d’une je n’appartiens pas à une école de critique autre que ce que je pense devoir être juste – c’est mon avis et je le partage -, de deux, les genres n’ont absolument rien d’immuable, et, à vous lire d’après ce qui semble une position d’autorité, j’aurais cru que vous le sauriez. Il suffit de considérer l’histoire de l’imaginaire pour s’en rendre compte. Sturgeon disait: la science-fiction, c’est ce que je montre du doigt.
Je ne crois pas aux genres comme catégories réelles de la fiction. Ce sont des modèles d’étude nécessaires. Mais je parle d’écriture et d’art. Dès lors, la notion de genre apparaît caduque. L’art est un continuum, comme la nature. Un modèle scientifique est opérant, mais il ne représente pas la réalité, pas plus qu’un genre se confond avec un corpus d’oeuvres. La carte, le territoire, tout ça.
très intéressant !
Je tente un sophisme :p : Affirmer qu’il n’existe pas de critique objective reviendrait à dire que, finalement, toutes les œuvres se valent : Michel aime l’œuvre A, Frédéric non ; à l’inverse Michel n’aime pas l’œuvre B, Frédéric oui. Un partout, balle au centre. Partant personnellement du principe que toute les œuvres ne se valent pas, j’en conclus qu’il existe une critique objective. Ce n’est certes pas pour autant que telle ou telle critique satisfera les uns ou les autres.
Simple et efficace démonstration. 🙂