Cela fait déjà un certain temps qu’un démarcheur inconscient du danger a osé composer mon fatidique numéro de téléphone, entrant sans se douter dans l’antichambre capitonné des sédatifs. À présent que mon combat désespéré contre l’implacable mécanique de la concurrence libre et parfaite s’est plus ou moins soldé par une demi-victoire, dans le coût des réactivations et les services tombés au combat, je crois, ô auguste lectorat, le moment bien choisi pour relater cet entretien.
(Je reprécise à tout hasard que je suis en liste rouge et qu’à ce titre, on ne devrait jamais me déranger sur mon lieu de travail, en l’occurrence chez moi et que, plutôt que de menacer vainement les entreprises de représailles à la CNIL, d’exiger une radiation de leurs fichiers, mesures inefficaces, il vaut mieux que les démarcheurs cochent la petite case “cinglé” tout au bout à droite pour qu’on me fiche la paix. Et ça marche, vu que je ne reçois plus de coups de fil… Hélas, car je m’amusais bien en fait.
Les précédentes expériences se trouvent ici, là et là. Je sais, je pourrais mettre des mots-clés sur les posts. Ça viendra. )
Le téléphone sonne, affichant l’éloquente mention “Indisponible”. Faisant craquer mes jointures mentales, je décroche.
LD, tout guilleret : Allô ?
Le vide sidéral me répond. Un vide sidéral où gratte, aux confins lointains de l’univers, une présence maleveillante, cherchant à tendre ses tentacules malingres vers mon esprit.
Je raccroche, déçu.
Ça sonne à nouveau presque aussitôt, avec la même mention. Je décroche et le même phénomène se reproduit, sauf que la présence, grattant de ses griffes immatérielles l’espace inexistant séparant mon combiné de celui de mon correspondant, s’est rapprochée. J’insiste.
LD : Allô ! Je ne vous entends pas !
En vain. En désespoir de cause, je raccroche.
Foutues lignes sur IP.
Le même cirque se reproduit cinq ou six fois, achevant de bien me sortir du travail en cours, faisant monter mon irritation. Toi, mon pote, tu vas avoir droit au traitement royal deluxe.
Je finis par comprendre – c’est à moi de comprendre, notez bien l’efficacité du démarchage – que je dois patiemment attendre en ligne que mon correspondant décroche son propre combiné. J’attends bien une trentaine de secondes et là, effectivement, j’ai enfin mon interlocuteur.
Let the show begin.
Démarcheur : Bonjour monsieur, je suis Le-Mec-Qui-Sait-Pas-Se-Servir-De-Skype et je vous appelle pour vous parler des offres mirobolantes trop top géniales grandioses d’Un Opérateur Quelconque.
LD, à donf’ : Ah oui ? Tiens donc ? Formidable !
Démarcheur : Oui, notamment, nous avons des tarifs extrêmement intéressants vers l’international, vous pouvez appeler plus de quarante-vingt pays pour le prix d’un appel local et trente-douze à des tarifs préférentiels.
LD, souriant comme un abruti à son téléphone pour bien faire passer l’enthousiasme dans la voix : C’est extrêmement intéressant ! Et quelle est donc la liste de ces pays ?
Démarcheur : Je peux vous la donner, mais peut-être cherchez-vous un pays en particulier ?
LD : Ah, eh bien oui, c’est tout à fait ça, il y a une contrée que j’aimerais beaucoup joindre.
Démarcheur : Je peux vous dire si elle est dans la liste.
LD : Oh, parfait, merci ! Bon, alors, je vais vous épeler le nom du pays. Vous êtes prêt? A… U… D… E… L… A.
Démarcheur : Je note, d’accord. Je regarde ma liste… (Murmurant) Hmm, Autriche, non c’est pas ça… Azerbaidjan… Azeroth… (OK non là je déconne) Hmm, je ne le trouve pas. Vous voulez bien patienter un instant ? Je vais demander à mon supérieur.
LD : Mais je vous en prie, pas de problème !
Toujours attendre avec enthousiasme. Pour eux, un client qui attend est potentiellement un client perdu ; il est dérangé dans sa vie quotidienne, aussi faut-il l’hameçonner et conclure la vente au plus vite. Par conséquent, le démarcheur, se sentant débiteur du client qu’il craint de voir filer entre ses doigts, va mettre encore plus l’esprit critique en veilleuse, prêt à avaler n’importe quoi dans l’espoir de prolonger la communication. Mais, là, je n’ai pas trop d’espoir : j’attends bien sagement le retour de mon correspondant, mais je ne doute pas que le supérieur en question va lui démontrer qu’on ne peut pas vendre un abonnement pour ce pays-là.
Démarcheur : Me revoilà monsieur, merci d’avoir patienté. J’ai donc demandé à mon supérieur et il m’a confirmé que notre offre s’étend aussi à ce pays, pas de problème.
Alors là, je suis scié. Et limite scandalisé. Ils sont vraiment prêts à tout pour vendre n’importe quoi. Je pense à tous les clients légitimes, dont le français n’est peut-être pas la langue maternelle, qui pourraient vouloir joindre leur pays d’origine, souscrivant une offre avec engagement pour découvrir que, non, finalement, il leur en coûtera quatorze mille pétragolmons la minute pour un pays non compris dans l’offre. Et puis merde, quoi, et les citoyens d’Azeroth en exil sur Terre ?
LD, des larmes dans la voix : Oh, c’est formidable ! Vraiment ! Ça faisait longtemps que j’attendais un opérateur capable d’établir une liaison facile et peu coûteuse avec ce pays-là. Parce que, vous comprenez, beaucoup disent qu’ils peuvent établir la liaison, mais peu le font. Ou alors, la communication est très mauvaise. Dites-moi, est-ce que le son est bon, au moins ?
Démarcheur : Oui, nous avons une bonne qualité de ligne, comme avec tout l’étranger. Voyez-vous, votre appel est redirigé vers une centrale qui fait passer votre voix par le réseau Internet, ce qui nous permet d’offrir ces tarifs compétitifs.
LD, admiratif : Ça veut donc dire qu’ils ont aussi Internet là-bas ! Si j’avais su ! Non parce que, je vous explique, chaque fois que j’essaie d’appeler ce pays, j’entends très mal. Je n’entends quasiment rien, en fait, pour tout vous dire. Les voix sont lointaines, vraiment indistinctes, je ne comprends pas, et puis il y a de la friture, comme si un grand vent glacé soufflait sur les fils.
Démarcheur : Euh… On n’a jamais eu ce phénomène chez nous. Ça passe bien, je vous assure. Parce que, comment, vous voulez appeler votre famille, c’est ça ? Vous avez beaucoup de famille là-bas ?
Voilà qui confirme mon impression sur la clientèle visée – et qui doit pas mal se faire avoir. À ce stade, je suis à moitié tenté de souscrire vraiment l’offre en leur faisant écrire noir sur blanc la garantie que je peux joindre l’au-delà, pour leur faire un scandale ensuite. Mais je n’aurai hélas pas le temps de pousser le jeu aussi loin.
LD, nostalgique : Ah ben oui, hein. Beaucoup. Et puis de plus en plus à mesure que le temps passe, vous comprenez.
Démarcheur : (Un temps de silence.) Mais, monsieur, pourquoi vous me dites tout ça ?
LD, angélique : Quoi donc ?
Démarcheur : L’au-delà, mais c’est pas un pays ! (Ah bravo, il serait temps.) Vous ne voulez pas de forfait en fait, hein ? Pourquoi vous me racontez des trucs pareils ?
LD, un peu plus dur : Parce que vous n’êtes pas censé m’appeler, vous voyez, je suis en liste rouge, ce que vous faites est illégal. Mais, comme j’imagine que vous vous prenez insulte sur insulte de la part des gens que vous dérangez sans autorisation, je me suis dit que, tant qu’à faire, ça serait plus sympa d’avoir une petite conversation qui sorte de l’ordinaire et qui vous change un peu, non ?
Démarcheur, beau joueur : C’est vrai, ça. Je ne risque pas d’oublier. (Avec un sourire dans la voix – pour la première fois, j’ai l’impression de parler à un être humain : ) Bon, bah, monsieur, je vais vous souhaiter une bonne journée et, puis, hein, on se reverra ! À la fin, on se retrouvera tous dans l’au-delà, de toute façon ! Alors à bientôt ! Dans l’au-delà !
LD, mode zen master : Peut-être.
Et après le mec il…
non, je vais éviter d’écrire n’importe quoi sur ton blog 😉 Tu m’as bien fait marrer, en tout cas !
Merci Lucie, ravi que ça t’ait amusé!
>> non, je vais éviter d’écrire n’importe quoi sur ton blog
Si le propriétaire des lieux vient te chercher des noises, tu me le dis, je le connais.