EDIT 14 avril : Certaines personnes m’ont signalé des difficultés techniques pour écouter l’émission. Vous devriez pouvoir télécharger le MP3 directement à cette adresse (clic-droit, enregistrer sous).

Eh non, je n’en ai pas fini avec mes jeux de mots pourris…

Cette nuit, Didier Daeninckx et moi étions les invités de Serge Le Vaillant pour son émission Sous les étoiles exactement, diffusée sur France Inter. J’y cause en longueur de La Volonté du Dragon et surtout de fantasy. L’émission est disponible une semaine en podcast à cette adresse : stock limité, offre rare, téléchargement collector ! J’espère avoir réussi à ne pas dire trop de bêtises – du moins, pas trop d’imprécisions…

Bon, je dis cette nuit, mais, la vérité, c’est que nous avons enregistré il y a deux semaines. J’avais voulu parler de ce voyage sans en trouver le temps : comme je cite L’Aiglon en exergue de La Volonté, je m’étais dit que le moment était bien choisi pour le relire. Ce fut l’occasion de tester la lecture sur e-book, laquelle fut une véritable révélation (je prépare un petit test de la chose).

C’est un truisme de dire que Rostand est un versificateur magnifique, mais ce fut une énorme claque de retrouver la pièce avec un peu plus de recul qu’à l’adolescence – où elle m’avait déjà bien marqué. Nous, habitants du XXIème siècle, pouvons critiquer une certaine vision romantique de la guerre et du patriotisme – toute description réaliste des horreurs de la bataille se trouve toujours magnifiée in fine par la gloire – mais la musique et la justesse des mots égalent, voire surpassent ceux d’un Victor Hugo. Bien que le théâtre ne soit pas fait pour être lu, encore moins dans le bar d’un train, les vers ont pris vie d’eux-mêmes et je me suis surpris à les chuchoter tout seul, mes lèvres bougeant comme celles d’un enfant de CP en difficulté scolaire…

Et, bien qu’on loue souvent le sang versé sur le champ de bataille, L’Aiglon propose parmi les descriptions les plus saisissantes des tragédies de la guerre. La célèbre tirade de Flambeau, bien sûr ; je ne résiste pas au plaisir de la reproduire ici dans son intégralité :

Et nous, les petits, les obscurs, les sans-grades,

Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades,

Sans espoir de duchés ni de dotations,

Nous qui marchions toujours et jamais n’avancions ;

Trop simples et trop gueux pour que l’espoir nous berne

De ce fameux bâton qu’on a dans sa giberne ;

Nous qui par tous les temps n’avons cessé d’aller,

Suant sans avoir peur, grelottant sans trembler,

Ne nous soutenant plus qu’à force de trompette,

De fièvre, et de chansons qu’en marchant on répète;

Nous sur lesquels pendant dix-sept ans, songez-y,

Sac, sabre, tourne-vis, pierres à feu, fusil,

– Ne parlons pas du poids toujours absent des vivres ! –

Ont fait le doux total de cinquante-huit livres ;

Nous qui, coiffés d’oursons sous les ciels tropicaux,

Sous les neiges n’avions même plus de shakos ;

Qui d’Espagne en Autriche exécutions des trottes ;

Nous qui, pour arracher ainsi que des carottes

Nos jambes à la boue énorme des chemins,

Devions les empoigner quelquefois à deux mains ;

Nous qui, pour notre toux n’ayant pas de jujube,

Prenions des bains de pied d’un jour dans le Danube ;

Nous qui n’avions le temps, quand un bel officier

Arrivait, au galop de chasse, nous crier

« L’ennemi nous attaque, il faut qu’on le repousse ! »

Que de manger un blanc de corbeau, sur le pouce,

Ou vivement, avec un peu de neige, encor,

De nous faire un sorbet au sang de cheval mort ;

Nous […] qui, la nuit, n’avions pas peur des balles,

Mais de nous réveiller, le matin, cannibales

Nous […] qui marchant et nous battant à jeun

Ne cessions de marcher […] que pour nous battre, – et de nous battre un contre quatre

Que pour marcher, – et de marcher que pour nous battre,

Marchant et nous battant, maigres, nus, noirs et gais…

Nous, nous ne l’étions pas, peut-être, fatigués?

[…] Et sans lui devoir, comme vous, des chandelles,

C’est nous qui cependant lui restâmes fidèles ! (II, 9)

On trouve un peu plus loin :

Mais les mille petites lettres… ce sont eux !

Et vous ne seriez rien sans l’armée humble et noire

Qu’il faut pour composer une page d’histoire ! (II, 9)

Ou encore :

Ô noms, noms inconnus ! Ô pauvres noms obscurs des ouvriers de gloire ! (V, 5)

La musicalité des alexandrins permet des chutes terribles :

Le docteur. – Vous regardez ce gris qui de bleu se ponctue ?

Le duc. – Non.

Le docteur. – Que regardez-vous ?

Le duc. – L’épingle qui le tue. (I, 8 )

Où se trouve, finalement, ici, la différence avec le bruit et la fureur de la fantasy, surtout quand je lis ces deux vers à portée presque mythologique ?

Bah ! Qui sait, après tout, s’il est plus important

De conquérir le monde ou d’aimer un instant ? (IV, 4)

La fantasy est la fille naturelle de la tragédie et de l’héroïsme. Mais elle a son regard bien personnel sur le monde, symbolique, par l’établissement de ses propres règles naturelles… et peut-être est-elle même souvent plus cruelle que l’histoire véritable.

Je suis fermement convaincu que le grognard Flambeau et Conan auraient bien des choses à se dire.