Article fort intéressant de Canard PC ce mois-ci sur la distribution dématérialisée des jeux vidéos indépendants ; comme souvent, le bihebdomadaire cache sous une grosse couche de déconne une vision pointue des marchés. Dans un article intitulé « L’invisible est invendable », portant sur la difficulté pour un petit développeur non affilié à un gros studio d’émerger de la masse écrasante des applications disponibles sur les boutiques en ligne, Ivan Le Fou déclare notamment :
Ainsi s’est mis en place un système qui, finalement, tendra à reproduire les inconvénients de la distribution physique : ceux qui ont le plus de moyens, ou les licences les plus connues, occuperont toutes les places visibles et seront quasiment en position de fermer la porte au nez des autres.
Le monde du livre et notamment les enthousiastes du numérique feraient bien, à mon sens, de lorgner un peu ce qui se passe dans les autres médias et en particulier dans le jeu vidéo, car il a ceci de commun qu’avec la littérature que, contrairement à la musique qui se découvre en une poignée de minutes, c’est un produit culturel qui nécessite un investissement temporel généralement supérieur pour être apprécié ou « saisi ». Or, le milieu du jeu vidéo est en train de découvrir qu’il ne suffit pas, pour construire un succès, de faire un bon jeu (même si c’est la base), ni de le vendre à prix cassé sur une plate-forme indépendante comme Steam, l’AppStore ou l’Android Market dans l’espoir que cette poignée d’euros dérisoire saura satisfaire l’acheteur potentiel.
Il faut, tout simplement, qu’il soit vu.
C’est-à-dire que le client en connaisse au moins l’existence, ce qui se fait classiquement par la communication et la distribution (dans le cas de l’inédit – je ne parle pas ici des rééditions, des introuvables ou même de livres ayant vécu leur vie en librairie). Mais ce n’est pas gratuit. Conséquence logique : c’est réservé à ceux qui auront les moyens… et dont, en un sens, c’est le métier.
On clame beaucoup, aujourd’hui, que le livre est trop cher. Qu’il devrait coûter au plus quelques euros. Mais quelle marge dégage-t-on exactement sur un livre électronique à trois euros ? Théoriquement, si l’auteur touche la moitié, voire la totalité de cette somme, il gagne à peu près aussi bien sa vie par exemplaire que sur un grand format en librairie. Tout devrait être bien. Sauf que, sur un grand format en librairie, il y a une quantité d’autres acteurs de la chaîne à être rémunérés, et dont le métier consiste à vendre le livre : éditeur, distributeur, libraire. Je ne dis pas que l’état actuel du métier est idéal, bien au contraire, les abus liés à la contraction du marché sont légion. Mais si l’on retire l’intégralité (ou peu s’en faut) de ces acteurs, qui va vendre le livre ?
C’est-à-dire, qui va le porter à la connaissance d’un public susceptible d’être intéressé ?
L’auteur, dont ce n’est pas le métier ? L’éditeur électronique ? Pourquoi pas.
Mais avec quels moyens ?
Il y a à peu près un an, je clamais bien fort que la libération de la distribution faisait le lit des publicitaires (ce qui m’a valu quelques pelletées d’insultes sur les réseaux). Le marché commence malheureusement à me donner raison. Ce qui m’inquiète en littérature, et ce qui inquiète les fabricants de jeu vidéo, c’est la politique tarifaire que nous sommes en train de mettre en place. Nintendo blâme les smartphones qui éduquent les joueurs à acheter leurs jeux quelques euros, lesquels rechignent donc à payer un jeu triple A1 40, 50, 60 euros.
Vendre un livre électronique au-dessus du prix du poche, bardé de DRM qui plus est, me semble une hérésie. Je pense que, psychologiquement, le livre électronique occupe la même niche économique que le poche : une lecture peu coûteuse, et l’on attribue peu de valeur affective à l’objet. C’est un modèle économique bien connu.
Mais trop baisser les prix (à deux, trois euros) et, surtout, l’institutionaliser, n’est pas la solution à mon avis. Le temps des gens n’est pas extensible. Le public est déjà soumis à des rafales de sollicitations permanentes et le livre rivalise avec une foule d’autres activités culturelles, jeu vidéo, télévision, etc. Même si nous rendons la lecture plus sexy pour un nouveau public, je ne crois pas que la littérature reprendra miraculeusement l’ascendant sur ces autres activités – si elle pouvait maintenir sa place, ce serait déjà bien.
Une offre pléthorique dématérialisée recrée finalement la même situation que sur l’étal des libraires : rien n’est visible, rien ne surnage, et donc les ventes sont atomisées. Dans ces conditions, la seule solution pour s’en sortir consiste à réussir un best-seller, pour l’éditeur comme pour l’auteur, car c’est seulement là qu’il pourra récupérer sa mise. Cela ne fera qu’intensifier une dérive des industries culturelles déjà bien ancrée depuis deux ou trois décennies : la réduction des prises de risques, de la découverte de nouveaux auteurs et leur promotion. Parce qu’à moins d’un coup de chance très rare – qui ne peut donc constituer un modèle économique – il faut investir pour qu’un livre puisse simplement atteindre le public qu’il est susceptible d’intéresser. Donc, il faut un retour encore plus colossal que la marge est faible. Soyons sérieux, il ne suffit pas de construire une page Facebook et d’inviter les gens à la Liker. Beaucoup ont fait la découverte amère qu’à part quelques dizaines, voire centaines de fans authentiques, tout le monde s’en fout. C’est beaucoup, beaucoup plus complexe et surtout demandeur en temps et en argent que cela.
Pour toutes ces raisons, je ne suis même pas loin de penser que vouloir à tout prix vendre le livre quelques euros, clamer que le modèle économique est viable, nuit au livre lui-même, à la santé de l’industrie culturelle. (Je vais tellement en prendre plein les gencives avec cette phrase, mais tant pis. Je reprécise que je ne parle que de l’inédit.) Entre le prix trop élevé du livre électronique pratiqué par nombre de grands éditeurs parisiens et la quasi-gratuité protestataire, il y a un juste milieu sur lequel il faudrait travailler (et que Bragelonne n’atteint pas trop mal, j’ai l’impression).
Sinon, personne ne surnagera. Et moins de moyens, cela signfie tout simplement, à terme, des livres de moins bonne qualité (ou alors, seuls les rentiers auront le loisir de travailler correctement leurs manuscrits. Est-ce vraiment cela qu’on veut ?)
Enfin, personne ne surnagera… Si. Dans ces conditions, les seuls à s’en sortir, encore une fois, sont Apple, l’Android Market, Amazon. Ces gens-là ne sont pas nos amis, contrairement à tous leurs discours humanistes de mise à disposition de la culture, si beaux qu’on leur remettrait le prix Nobel de la paix sans confession. Eux s’en foutent que vous vendiez 10 ou 100 000 exemplaires : ce qui les intéresse, c’est la masse totale des ventes. Car ils touchent toujours le même pourcentage dessus. Ils vous donnent les outils pour vous publier, d’accord, mais après… welcome to the jungle.
- Les grosses productions commerciales type Mario ou Call of Duty. ↩
Il faudrait arrêter de se focaliser sur le prix comme préalable. La question urgente, c’est l’offre : abondante, facile à trouver, pratique. C’est là le génie d’Amazon que de parvenir à un bon équilibre sur ce plan, contrairement aux grands éditeurs.
Merci pour l’article, c’est très intéressant et le questionnement méritait d’être réfléchi.
Nintendo, à mon sens, paye la politique de « je-prends-les-joueurs-pour-des-gros-pigeons » qu’ils ont mené pendant des années (en proposant de fausses évolutions vidéo-ludiques et des redites constantes des cinq-six même jeux). Les joueurs découvrent qu’ils peuvent jouer aussi longtemps, et pour BEAUCOUP moins cher (voir des fois gratuitement, cf Zénonia, rpg gratuit), sur leur smartphone. Je me demande si ce n’est pas ce type de politique qui perdre Apple, à terme…
Pour ma part je crois que les smartphones sont des pièges à cerveaux. On emmène avec soi, partout, la procrastination internet (facebook, fora, etc…) qu’on fait à la maison (et au boulot^^). Au final le temps qu’on passe dessus est du temps qu’on ne passe pas à réfléchir, à laisser l’esprit vagabonder, imaginer ou créer…
Je trouve intéressant qu’au final les gens ne parlent que des franchises qui reviennent et oublie que Nintendo en lance d’autres. On peut se demander alors s’il s’agit de Nintendo (pas les autres développeurs ou fabriquants ?) qui entretient cet état de fait ou s’il se pourrait que les joueurs soient des moutons. Un peu des deux, sans doute.
Ensuite, pseudo-révolution ? A partir du moment ou un produit a un impact tel qu’il modifie la morphologie d’un marché, on peut se demander si le « pseudo » n’est pas quelque peu mérité. Ce qui est indépendant du fait que l’on aime ou pas ce qui se passe, bien sûr.
Quant aux jeux à prix plancher, nous en sommes encore au début du mouvement. Il est difficile de voir où cela va nous conduire. Toutefois, à part quelques exceptions (les plus médiatisées), les développeurs s’aperçoivent de plus en plus que le marché ressemble plus à un miroir aux alouettes qu’à autre chose. Au final, les seuls qui sont certains de faire des bénéfices sont ceux qui contrôlent les plateformes de distribution (Apple, Steam, etc.) Ce qui est fort intéressant car le parallèle avec le marché du livre se fait là plus que pertinent.
Ce que cherche à faire Amazon, c’est placer son système de distribution. Un achat en ligne se décide très vite. La fenêtre de prise de décision est souvent extrêment courte pour le produit dématérialisé. Amazon a un énorme avantage parce que leur plateforme est remarqueblement intégrée au matériel et que leur notoriété est déjà assise. Notons qu’Apple a exactement la même politique. Un clic et hop, la transaction est achevée ! Toute opération supplémentaire induit une augmentation drastique des chances de ne pas concluer la vente. Il est vraisemblable que cela soit d’ailleurs une des raisons pour laquelle le Kindle ne peut pas lire de format Epub.
Sur PC, on voit des nouvelles plateformes émerger, mais c’est un cas particulier car c’est domaine assez ouvert sur le plan technique.
Apple a longtemps fait de MacOS une chasse gardée et n’a ouvert le système à Steam que récemment. iPhone et iPad sont eux complètement clos.
A long terme, je ne suis pas persuadé que cela soit avantageux pour les usagers.
Tout à fait d’accord que le contrôle de la distri, demain, sera exclusivement remis à ceux qui détiennent les plate-formes, parce que toute la pérennité financière de la culture consistera à proposer un acte d’achat aussi simple, voire plus simple, que le piratage pour réussir à concurrentiel. Et je crains qu’on soit encore très, très loin de ce genre de réflexions en France.
Zut. Je m’aperçois d’une erreur capitale !
Il fallait lire (ou plutôt écrire) : A partir du moment ou un produit a un impact tel qu’il modifie la morphologie d’un marché, on peut se demander si le « pseudo » n’est pas quelque peu immérité.
fidele a CPC depuis le n°1, je ne peux que plussoyer Lionel : Les analyses d’Ivan le Fou sont aussi interessantes que pertinentes.
(ps : je suis d’ailleurs un des 100 premiers lecteurs a avoir acheter le recueil de BD de Couly :D) \o/ )
[ Tu peux même aller jusqu’à 70€ pour un triple A ^^ sure certaines consoles ]
Pour le reste de l’article: peut-être t’attireras-tu les ires de certaines acteurs, mais ton article relance le débat,ce qui a toujours du bon : le modèle du livre numérique n’étant pas encore stabilisé.
l’article est en ligne sur le site de CPC.
Comme souvent avec les articles d’Ivan le Fou, ils sont publiés sur le site peu de temps après leur parution papier
http://www.canardpc.com/news-52656-l_invisible_est_invendable.html
Un écho intéressant à cette question de la valeur du liv’num’ et de sa visibilté commerciale datant du week-end chez l’éditeur « pure player » (comme on dit) WALRUS :
http://www.walrus-books.com/2011/11/freemium/
Merci pour cet article, c’est très intéressant de voir un pure player revenir un peu de ces illusions largement répandues sur le marché et ne pas craindre de le dire. Je garde précieusement. 🙂
Je partage ton avis sur la communication FB autour d’un nouveau livre (ou d’un nouvel auteur), la page FB a un impact mineur, voire négligeable. Le pire reste la communication par groupes ouverts : si un auteur décide de créer un groupe et d’y ajouter directement sa « liste d’amis », il risque de surtout communiquer négativement. Bref FB est un faux ami.
Olivier Paquet : Nous sommes d’accord qu’un frein net au développement de l’ebook est la complexité de l’achat (c’est tout l’intérêt du Kindle d’avoir la boutique disponible pour acheter où et comme on veut).
Des articles et reflections tres interessantes.
Je soutiens Lionel dans ses remarques sur CPC. Belle vision du marche. J’aime aussi beaucoup le lien sur l’edition Freemium. Je m’y connaiss peu de ce cote la, mais cote jeux je voudrais donner quelques liens:
http://www.rockpapershotgun.com : probablement le meilleurs blog anglophone sur les jeux videos PC, couvrant l’integralite de ce qui est porte a leur attention et arrive a la garder, du AAA au petit jeu inconnu et alternatif. M’a permis de decouvrir nombre de jeux PC dits « indies ». Ne notent pas les jeux, mais disent ce qu’ils en pensent (What I Think or WIT).
Il y a qq semaines, il ont lies un article sur les jeux « sociaux » et comment ils sont crees. C’est tres interessant pour comprendre comment le « freemium » des jeux sociaux marche et combien il est different de l’edition:
http://insertcredit.com/2011/09/22/who-killed-videogames-a-ghost-story/
C’est un peu long, mais vaut le coup a mon avis…
Maintenant, je voulais donner mon opinion sur certains cotes releves par Ivan et Lionel:
Les platformes ont en effet encore beaucoup de progres a faire avant de pouvoir donner a leurs acheteurs des titres personnalises. C’est principalement vrai pour les platformes mobiles (Apple Store ou Android Store). Je pense que Steam a fait et continuer d’ameliorer ce cote, utilisant les associations faites par d’autres joueurs et proposant donc des jeux adaptes a l’utilisateurs.
Je pense aussi qu’on oublie plusieurs choses, dont les couts: je ne sais pas quel pourcentage d’une vente en magazin revient au createur, mais une vente sur une platform numerique donne 60%+ directement. Imaginons un produit (livre, jeu…) vendu a 3 Euros, on peut estimer que 2Euros reviennent au createur. Dans ces conditions, il suffit de 20.000 ventes (en 6 mois) et 2 produits par an pour assurer des revenus raisonnables (80k Euros/an), c’est d’autant plus vrai que les ventes ont tendance a perdurer plus longtemps que 6 mois pour des produits de qualitee et/ou des series (l’opus suivant relancant les ventes des precedents).
C’est le principe de la longue traine, qui dit que 80% des ventes sont faites par des produits n’atteignat que 1% du publique et c’est particulierement vrai dans la sphere anglophone (plus vaste). Plus le cout du producteur est faible et plus il est facile de rentrer dans ses frais. C’est aujourd’hui vrai pour les programmes de telephones ou les jeux alternatifs sur PC. Oui, il est parfois difficile de trouver son publique (il y a tellement de MMO gratuits qu’il est impossible de meme les essayer tous), mais par une communication ciblee et de bons contacts, il est possible de trouver son publique. Un auteur qui y arrive a beaucoup a gagner, car s’il a supprime les intermediaires, le fruit de ses efforts le recompensera directement.
Merci pour les liens. Je me suis interrogé sur le principe de la longue traîne (ou queue de distribution). L’application à la littérature est discutable parce qu’à mon sens, l’éditeur est tout simplement indispensable. Il ne fait pas que publier, il effectue aussi un travail de direction littéraire dont il est extrêmement difficile (et probablement peu souhaitable) de se passer. C’est une compétence pointue, peu courante en définitive, qui augmente forcément les coûts de production. Et même un auteur chevronné s’en passe difficilement…
Sur ce principe appliqué à la création, il y a cet article qui réfléchit à la possibilité de vivre sur la base de « 1000 vrais fans ». Il faut absolument lire les deux articles liés à la fin de la page, qui donnent la parole à des créateurs vivant ce modèle… et qui disent que c’est, en substance, assez infernal et pas entièrement viable.
En fait, il s’agit moins d’eliminer l’editeur que d’eliminer le modele.
Personne ne nie que l’editeur a une place, un role et apporte une valeur a l’oeuvre, la question est plus de savoir si ce role vaut vraiment 70% de commission.
La veritable revolution est evidemment celle de la distribution et permettre a tout createur de trouver son public est une grande force et remplace une grosse partie du role d’un editeur. Je trouve tres interessant les articles que tu as lies. Le gros changement face aux modeles classiques trouves surtout dans le livre ou la musique est que l’habitude etait de trouver les stars et rejeter quasiment tout le reste. Le modele des 1000TF permet a un nombre d’auteur de vivre de leur art, meme s’ils n’atteignent pas le niveau de ventes requis avant.
Comme je l’ai dit, mon experience vient plus d’autres domaines que litterature et musique. Je suis plusieurs comiques en ligne qui vivent de leurs fans, par donations, vente de livres, Tshirt et autres revenus. La plupart de ces auteurs vivaient d’un salaire minimum avant de trouver leur public (je parle de leur salaire AVANT d’etre independent), donc il leur faut bien moins de fans pour « vivre ». C’est un peu le message que je retiens le plus des articles que tu as donnes: le salaire attendu depends beaucoup. Une recherche rapide me donne que 20% des foyers aux USA vivent avec moins de $20k et que la mediane des revenus est ~ de $50k. Pourquoi sont les modeles bases sur un revenu de $100k ou plus?
Au final, il faut se souvenir que pour un grand nombre de personnes, les revenus sont toujours precaires. Je ne vois pas pourquoi les artistes seraient epargnes. En bref, les nouveaux modeles de distribution permettent a un nombre croissant de personnes de vivre independemment, comme createurs. Rien ne dit que cela soit facile, mais c’est au moins possible, ce qui deja plus qu’avec le modele passe (ou les investissements pour publier etaient si grand qu’il ne fallait pas rater).
Nono, l’éditeur est à peine plus payé que l’auteur (et souvent moins). La répartition des flux dans la chaîne du livre fait la part belle à la diffusion. Et vu ce que prennent les plate-formes comme Apple ou Amazon, je ne suis pas certain qu’on « élimine le modèle » (pourquoi faire, d’ailleurs, vraiment ?) Tu as lu les réponses aux 1000 TF ? Les types qui s’approchent du modèle ont l’air de dire que ce n’est pas une vie bien évidente et souvent infernale. Tu dis que les revenus de la plupart des gens sont précaires, mais un créateur a une précarité que personne ne peut prétendre connaître tant qu’il ne l’a pas vécue, surtout quand il a le confort d’être salarié : c’est l’irrégularité des droits. Crois-moi, c’est une gestion très spéciale et plutôt angoissante, car elle pose une question fondamentale : si je rame comme ça, est-ce que je suis finalement bien légitime dans ce que je fais ? Un salaire mensuel est un putain de luxe. Tu sais, même quand il a la foi, un créateur a besoin d’un poil de sécurité pour faire bien son travail. Je ne parle pas d’une piscine de champagne mais de pouvoir faire une semaine avec un peu plus qu’une boîte de thon au frigo (je parle d’expérience). Et puis zut, ne devrait-on pas oeuvrer à améliorer la condition de tout le monde plutôt que dire : « y a des types qui rament, pourquoi pas toi aussi ? » Y a des mecs qui vivent soius des ponts, c’est super triste et anormal, mais est-ce pour autant que je dois m’empêcher de viser au-delà de moi-même – en me disant que ça en entraînera peut-être certains à ma suite ?
Je pense que c’est un parfait mirage. Quand les industries de l’édition avaient des fonds convenables, elles pouvaient prendre des risques et faire des découvertes – et c’était un modèle économique. Aujourd’hui, c’est devenu très rare, et je ne crois pas que ce soit sain. (Entendons-nous bien, les actionnaires de ces mêmes grands groupes en sont aussi grandement responsables.) Pour moi, les types comme Doctorow ne sont pas des modèles économiques, mais des « coups » éditoriaux dont il ne peux exister qu’un exemplaire ou au mieux une poignée.
Enfin, rappelle-toi un truc, Nono : tu vis aux USA, dans le pays qui a imposé sa langue au monde. Le public disponible est ahurissant d’immensité. Quand tu es Français, que tu travailles dans ta langue, c’est totalement différent. Je pourrais écrire en anglais. J’y pense parfois, j’en serais capable (j’ai une mention honorable à une Eurocon pour un texte écrit en anglais pour me le prouver). Mais je n’ai pas encore décidé de me résigner à la suprématie de la lingua franca. Ça viendra peut-être un jour si je suis suffisamment usé de me battre contre des moulins à vent.
Desole pour mon manque d’experience avec le milieu de l’edition. Dans la musique, l’editeur est souvent le distributeur, dans le milieu du jeu video, il est rare qu’un editeur apporte quoique se soit (souvent l’inverse d’ailleurs, d’apres les createurs).
Pour ce qui est de la sphere anglophone, je suis bien d’accord avec toi, comme elle est beaucoup plus grande, cela ouvre des portes pour plus de monde et il est plus facile a un createur de trouver un public suffisament grand pour le soutenir. Je pense que la theorie des X fans reste vraie, mais plus difficile a accomplir.
Cote precarite, j’ai bien peur que tu sur-estime l’unicite de la condition de createur. Tout chef d’entreprise ou profession dite « liberale » en francais a les memes incertitudes. Au final, tu te poses les memes questions sur tes rentrees d’argent qu’un marchand de fleurs, les plus grosse difference venant de l’irregularitee temporelle de tes revenus (rien pendant longtemps, pendant que tu ecris, puis eventuellement une grosse rentree sur contrat). Et encore, tu as probablement un avantage qui est la protection de tes droits d’auteurs, qui garanti que ton oeuvre te rapportera jusqu’a 70 ans apres ta mort, alors qu’une fois un bouquet vendu, c’est fini jusqu’au prochain.
Donc non, je doute que les auteurs soient seuls dans cette situation. Je suis d’accord sur le principe d’ameliorer la condition generale (et crois moi, vivant en France tu a un filet social bien mieux developpe qu’aux US), mais ce n’est pas la question presente. Je suis d’accord que la regularite des revenus est un grand plus, mais c’est aussi un compromis: tu echanges par ce salaire ton potentiel de gagner plus, contre la securite de ne jamais gagner moins.
Donc de mon point de vue, l’auteur est traite comme un entrepreneur, il doit prendre des risque avec comme but de recuperer ses benefices. Je mets cela au meme niveau qu’un ingenieur qui quitte son emploi pour se mettre a son compte en consultant, la plus grosse difference etant que le createur n’a pas d’autre option pour vivre de son art.
Est il difficile de trouver son public sans l’aide des structures actuelles? Certainement et je pense que tu fais les frais d’essuyer les platres de cette nouvelle technologie.
Fair enough sur le côté « profession libérale » qui est commun à tous les auto-entrepreneurs. Cela pose toutefois une vraie question de société : le créateur, qui a quand même plus souvent la tête dans les nuages que sur terre, est-il indiqué pour se couler dans ce genre de fonction ? L’éditeur, l’agent, le galleriste, sont justement ceux qui encadrent et canalisent ces personnalités un peu fantasques et agissent comme des boucliers et des intermédiaires pour permettre à leur création de toucher le vaste monde. Moi, je m’en fiche ; je sais construire un site Internet, je réfléchis aux réseaux sociaux, je sais lire un contrat, parce que tout ça m’intéresse et que j’aime bien comprendre ce qui tourne dans l’air du temps. Mais je ne suis pas une généralité, loin de là. N’oublions jamais que l’art est un produit non-marchand par nature auquel nous attribuons un prix parce qu’on ne peut pas faire autrement, pas parce que c’est logique et inhérent à sa qualité. En conséquence, je crois que si l’on exige des créateurs d’être des gestionnaires, non seulement nous perdrons quelque chose, mais c’est un raisonnement fondamentalement erroné.
Je comprends ton argumentaire pour un livre trop peu cher, mais ne rencontre-t-on pas exactement la même problématique quand le livre est trop cher ? Samedi, j’ai acheté un livre à 20 euros, et bah il va falloir attendre un bon bout de temps pour que je m’en repaie un autre. C’est un prix complètement rédhibitoire, même si on a un beau produit (en l’occurrence le dernier DiRollo aux éditions du Bélial). La majeure partie des livres que j’achète sont d’occasion et disponibles sur des plateformes internet comme amazon, le reste, je ne peux tout simplement pas me le permettre !
Enfin tout cela est valable pour le livre papier, j’avoue n’être absolument pas au courant de ce qui se passe pour le livre électronique.
Attention, je ne critique pas la politique tarifaire en soi : je pense seulement qu’espérer augmenter les ventes et se rattraper dessus en baissant outrageusement les prix ne fonctionne pas et constitue un faux problème. À l’inverse, je ne pense évidemment pas qu’il faille augmenter les prix. Je crois que le livre électronique – à un prix raisonnable, c’est-à-dire ni 15 euros, ni 3 – pourrait offrir un moyen terme, mais il faudrait pour cela reprendre le raisonnement économique du créneau du poche, à supposer que ce soit viable (j’avoue là que je n’en sais rien) et non celui du grand format.
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