Alors bon, vraiment, je suis ultra déçu, il semble que je n’aie pas réussi à me rendre entièrement impopulaire hier avec des affirmations à l’emporte-pièce sans explication, ce qui prouve que je ne suis définitivement pas prêt pour la monétisation de mon contenu rédactionnel à forte valeur ajoutée, comme me l’expliquait cet important spécialiste russe du web qui m’a écrit hier sur Twitter pour me proposer un séminaire de deux jours à 1000 $ en me promettant que l’investissement serait dérisoire par rapport aux bénéfices que j’en retirerais. J’hésite, franchement, j’hésite.
Donc, je ne crois donc pas à la généralisation du tant vanté « livre enrichi », et c’est un geek, un poilu, un vrai, du genre à crier de joie en découvrant dans un carton de déménagement un vieux câble série pour faire des transferts avec ses vieilles machines qui vous cause. (Je précise – ce que j’aurais dû faire hier – que je me place avant tout dans le cadre de la littérature et de la fiction ; les cartes sont moins nettes pour le contenu académique.)
Alors, pourquoi, hein ?
L’insoutenable linéarité de l’être
À moins de prendre des hallucinogènes puissants ou d’atteindre un degré d’évolution cosmique transcendantal, l’expérience humaine est linéaire. Notre expérience du temps, et donc notre intégration des connaissances, se fait de manière sérielle et généralement causale. Si je raconte la chute de la blague puis ses prémisses, c’est nul. Si je raconte que Jésus a ressuscité avant de mourir, ça casse le « ooh » (et l’ambiance, mais c’est une autre histoire). Complexifier le flux cognitif conduit vite à une sensation désagréable de décousu : on se demande vite « D’accord, mais qu’est-ce que ça raconte vraiment, au juste ? »
Bien sûr, on peut jouer avec la forme, comme Richard Nolan le fait très bien dans Memento, on peut expérimenter avec la temporalité du récit, d’un simple retour en arrière à la mosaïque totale, mais ce sont des écarts à la norme, des artifices visant à renforcer un effet de surprise chez le public qui, parce qu’il reçoit malgré tout la narration de façon linéaire, va se poser des questions supplémentaires qui sortent du cadre établi. Toute fiction pose des questions. (Si c’est pour ne pas poser de questions, autant aller se coucher tout de suite.)
Bref, si l’on doit passer du texte à une vidéo puis à des mots croisés, on largue inévitablement du monde en route : j’adore d’un amour impérissable et vénérant La Maison des Feuilles, mais je doute que ça devienne la norme demain – et qu’on aille beaucoup plus loin dans le concept non plus. On nous ressort périodiquement le concept de « fiction hypertexte », mais, sérieusement, vous en avez vu beaucoup qui a pris, vous ?
Pardon monsieur, vous pourriez couper votre livre, s’il vous plaît ?
Le corollaire – et la deuxième raison – est que, dans les habitudes de consommation actuelles, différents supports correspondent à différents moments, différents lieux. On écoute des podcasts dans le métro. On lit des gros bouquins cartonnés dans son pieu ou sur une chaise longue. On joue à Mass Effect de préférence vautré dans son canap’ avec une longue soirée devant soi. Et l’on regarde des films posé dans un endroit confortable (bon, OK, au boulot si c’est YouTube). Le son, composante quasiment indissociable de la vidéo, ne peut être consommé confortablement partout, tout comme l’image. Et si une partie de ce contenu nécessite un autre mode de consommation que celui prévu, soit on le saute (= création inutile) soit on éprouve de la frustration (et frustrer le client, c’est mal). (Alors oui, d’accord, je suis au courant il existe des casques, mais admettez que si vous avez une chouette télé et des haut-parleurs à la maison, vous préférerez attendre de regarder votre dernière épisode de série chez vous que sur votre portable pourri entre une grosse madame qui sent le chou et un pervers aviné.)
Sur Facebook, deux réactions hier concernant Level 26 (Anthony E. Zuiker), qui propose des vidéos récapitulatives en fin de chapitre, étaient éloquentes : non seulement c’est vécu comme « ne servant à rien » mais en plus, le lecteur se sent vaguement insulté qu’on lui résume ce qu’il vient de lire.
Rapide comme du texte
La dernière raison, que pas mal de diffuseurs de contenu oublient, c’est qu’il n’y a pas de mode de communication plus rapide que le texte. C’est pour cette raison qu’il n’a pas disparu et ne disparaîtra pas avant la généralisation de la télépathie. Un paragraphe du Monde contient plus d’information que trente minutes du journal de TF1 (mais ça, ça n’étonnera personne). La vidéo est rigolote, l’image est funky, les deux peuvent former d’excellentes illustrations, effectivement meilleures que de longs discours ; mais, à temps égal, un manuel restera toujours plus riche qu’un documentaire. Quand il s’agit d’intellectualiser, rien n’est plus dense que le texte. Sinon, le Web serait déjà peuplé de vidéos idiotes et d’images de chats. (Euh… attendez une seconde…)
Caveat canem
Alors, bien sûr, ces expériences sont intéressantes, il faut les faire, et ça ne m’empêchera pas de jouer si l’occasion se présente avec, parce que diable, c’est rigolo. Oui, le numérique et son interactivité offrent des possibilités enthousiasmantes, comme celle d’avoir un dictionnaire embarqué avec son ebook, de faire une recherche en plein texte, de répéter une phrase étrangère pour vérifier si son accent est passable. Mais arrêtons-nous un instant. En-dehors de quelques usages très ciblés, est-ce qu’on parle vraiment de fiction ici ? Non. Les enrichissements peuvent constituer un plus appréciable. Mais y a-t-il une vraie différence avec un livre illustré ?
Je ne crois pas. Et toute la question se résume finalement à ça, à mon humble avis. C’est chouette, les livres illustrés. Seulement, le jour où l’on a su intégrer à grande échelle des images à un texte, est-ce qu’un type fraîchement émoulu de Sup de Co s’est exclamé « oh putain, c’est l’avenir du livre, plus personne ne pourra jamais écrire à l’ancienne » ? Non. Le livre enrichi, ce n’est rien de plus qu’un livre illustré fait avec des électrons et, comme dans les rayons actuels des librairies, cela correspond à une demande existante et à un marché spécifique, très différents de la littérature « pure ». Alors, par pitié, arrêtez de nous marteler que c’est « l’avenir du livre » et que ça va radicalement changer la littérature. Parce que si c’était le cas, l’invention du vélo aurait entièrement éradiqué la marche à pied.
(Mais nous ne saurions nous passer d’un autre de ces merveilleux éducatels.)
Je plussoie ton propos. Cependant ,a une certaine epoque , les livres « interactifs » ont bien marché. Ce n’etait pas de la grande litterature mais c’etait quand meme de la fiction.
Hint : ce n’etait pas une video ou une image mais un simple paragraphe qui creait l’interactivité : « Jetez les dés , si vous faites 6 ou plus, allez en 307 sinon allez en 201 » 😉
Autre point de vue de geek : le media a son importance dans le contenu « enrichi ». Si une impression papier ne gagne rien a mettre des liens, une version electronique utilisée sur une plateforme de lecture un peu plus puissante qu’une « liseuse » peut permettre une experience interessante en theorie si les « ajouts » non texte sont bien conçus.
— ENTERING HIGHLY RADIOACTIVE CONTENT MODE —
Imagine un « Livre dont vous etes le heros » avec des mini jeux ou des QTE pour remplacer le jet de dés.
De maniere plus « conventionnelle », pourquoi pas imaginer un livre electronique à « plugin » ou des chapitres entiers pourraient etre inserés comme des « histoires » secondaires a certains moments clés en DLC.
— EXITING HIGHLY RADIOACTIVE CONTENT MODE —
Bref, je ne suis pas un écrivain comme tu le sais , mais je pense que mes idées saugrenues valaient la peine d’etre exprimées sur cet espace d’expression libre et interactif que constitue ta maison electronique.
J’attends tes commentaires:
— ACTIVATING ION SHIELD , NUCLEAR LAUNCH DETECTED
Damn. Je n’avais pas du tout pensé au Livre dont vous êtes le héros, je t’avoue. Mais là on peut se poser la question de savoir s’il s’agit de littérature… ou de jeu. Je penche pour le deuxième, tout comme un jeu de rôle est une expérience de narration, mais les JdR font rarement de bonnes histoires à raconter de manière non interactive. Tu me fais d’ailleurs penser que les Fahrenheit et autres jeux de David Cage sont probablement la version moderne des Livres dont vous êtes le héros.
Il y a en tout cas clairement une frontière floue à ce stade. Tu me donnes matière à réfléchir plus avant, merci 😀
Intéressant, Dweeves. Tu viens de décrire exactement… le jeu vidéo ! 🙂
Oui, donc en fait je suis entièrement d’accord avec toi sur la fiction, le documentaire c’est autre chose, là ça peut être intéressant.
Tu citais la « maison des feuilles », je trouve que avant de partir sur le livre enrichi, il y encore bien des façons d’interroger la literrature dans le cadre d’une bonne vieille page physique. Le tout c’est que cette recherche ne soit pas que formelle et soit en intéraction avec le sujet, l’intrigue.
En ce moment je fais le con avec des polices de couleurs dans certains dialogues, usage que je reprends des comics, Gaiman (Black Orchid) ou Moore (Swamp Thing) C’est pratique : fond noir écriture blanche Batman, fond violet écriture violette Black Orchid, Vert sur vert Swamp Thing, pas besoin de voir le personnage pour savoir qui parle, idem dans les dialogues pas besoin de passer par des didascalies et autres répliqua Machine.
Quand t’as un dialogue avec cinq déesse/démones japonaises qui entrelace leur propos rapidement, les couelurs permettent de garder une fluidité des paroles en permettant de se repérer.
Bref… Il y a pragmatiquement plein de procédés à récupérer dans le cadre de la typographie ou des médias autres pour enrichir aujourd’hui le texte, sans avoir à recourir à des feux de pailles ou des procédés hypes sans réelles justifications.
Ouaip. Suis un vieux con aussi.
Pour le coup des trucs en « parallèle » du livre c’est autre chose, le CD lié à la horde du contrevent par ex.
A terme je pense que ce côté multiplateforme sera plus justifiés dans les jeux vidéos, je sais que Damasio bosse sur un projet de jeu. Là pour le coup je serai assez curieux de voir ce qu’il va y faire.
hum… excubez les fautes, suis balade j’aurais dû vérifier avant de boster.
Un truc qu’on peut se demander c’est où exaxctement est la limite entre jeu et narration (une question qui interroge particulièrement David Calvo et qui en parle à peu près 2×10^15 mieux que je ne pourrai jamais le faire). Je pense cependant que le jeu est lié primairement à la question de l’interactivité avant de l’être à la narration et que, pour cette raison, en tout cas aujourd’hui, la consommation des deux et leur intérêt se fait de manière fondamentalement différente (principalement parce que bien des mécanismes du jeu moderne se fondent sur des pulsions obsessionnelles – compulsives avec hauts-faits, complétude, etc.). Mais ça évoluera peut-être.
En fait, y a peut-être de quoi faire un article là-dessus 🙂
Avec toutes ces histoires de livre enrichi, je crois que je tiens une idée qui va donner un intérêt au CC : le livre appauvri. Je vais écrire des super histoires, du genre qui mettent la honte à Houellebecq et Marc Levy, puis je vais les mettre en CC en version appauvrie, sans les adjectifs ni les adverbes. Les gens pourront télécharger cette version, se dire « waw, c’est trop génial, qu’est-ce que ça doit être encore mieux avec les adjectifs », je lancerai des rumeurs sur le web pour faire monter le buzz, partout les gens se diront « il parait qu’une fois il emploie « coruscant » c’est trop la classe je vois trop pas où il pourrait le mettre », et paf, tout le monde se précipitera sur le bouquin complet payant et je me ferai des couilles en or.
Attention, le concept est déposé.
Coruscant est aussi déposé par George Lucas, man, c’est la capitale de l’Empire.
[…] This post was mentioned on Twitter by Lionel Davoust, Pierre Pradal. Pierre Pradal said: RT @lioneldavoust: Sur le blog : Non, le livre enrichi n'est pas l'avenir de la littérature (part.2) >> http://bit.ly/gXNqZk (cc @ … […]
Tout comme pour les livres, je trouve que le « contenu enrichi » n’apporte rien (bon faut dire que sur le net, les fioritures me gonflent et les gif animés me font vomir… alors faut pas rêver non plus). Tout comme pour les ouvrages scientifiques je serai drôlement content qu’on s’y mettre.
C’est vrai, ca serait drôlement cool d’avoir enfin:
– une référence en un clic qui pointe DIRECTEMENT vers le paragraphe en question quand on a cité un gus, non seulement ca éviterais de faire des fausses citations, et ca simplifierai drôlement le retour aux sources.
– Les données de l’article, les scripts de l’article … AVEC l’article et pas que les morceaux choisis parce qu’ils sont cool et jolis
– Une description formelle de la logique
-Une base d’entités (c’est fou a quel point une même molécule peut avoir des noms différents, et à quel point un nom peut représenter des tas de trucs). Ca serait le pied de pouvoir cliquer sur XXX et de savoir que XXX représente telle molécule, provient de tel gène, est cité dans tel papier …
Car contrairement à la lecture narrative, la lecture scientifique n’est pas du tout, mais alors pas du tout linéaire.
Je kiffe de love mes dicos numériques. Je n’ai pas ouvert un dico papier depuis des années à l’exception du dico des synonymes de Bertaud du Chazaud, c’est-à-dire depuis que j’ai acheté le Harrap’s Unabridged et le GRCE en DVD et que j’ai découvert le TLFi. Pour du véritable ouvrage de référence bien lourd et velu, la supériorité est absolue, nous sommes d’accord.