Cette nappe cirée me rappellera Marie-Amélie. Cette table que nous achèterons dans un magasin d’ameublement en kit, quand nous penserons que cela suffit bien assez pour renouveler le vieux mobilier de la maison. Cette cuisine toute entière sera hantée par le parfum de ses pâtisseries et des dîners, qu’elle préparera d’abord pour les amis que nous recevrons, puis pour sa famille et la mienne, puis pour les enfants que nous aurons, un, puis deux. Cette porte vitrée, qui donne sur la cour de la ferme héritée de mon père, qui la tenait lui-même du sien, me rappellera les matins où je partirai à la traite des vaches, quand elle restera s’occuper des comptes; car tenir une exploitation est plus qu’une affaire de couple ; c’est un partenariat, une aventure d’équipe. De là où je me tiens, à observer les premier rayons de l’aube raccourcir les ombres de la prairie, j’aperçois l’angle de la grange, et je me souviendrai d’escapades, plus tard, avec elle parmi les bottes de foin, au milieu de la nuit ou dans la chaleur de l’été, juste avant les moissons. Je m’en souviendrai d’abord, quelques mois plus tard, quand des promesses d’avenir arrondiront son ventre, et puis plus tard, bien plus tard, quand ces mêmes yeux se poseront sur ce même panorama immuable, probablement plus fatigués, certainement plus embués, quand la cotte d’agriculteur aura fait du costume précieux que je porte aujourd’hui un lointain souvenir, quand le petit bouquet que je porte à la boutonnière, en symbole de ce jour particulier, aura depuis longtemps fané et disparu.
Tout ici me rappellera Marie-Amélie, cette demeure qui était la mienne, sera la nôtre, puis la mienne à nouveau, lourde de son absence, de ses silences, de la moue qui tracera, avec le fil acéré des années, des lignes malheureuses aux commissures de ses lèvres. Un moteur de voiture résonne déjà dans l’air du matin ; j’ai un dernier regard pour cet environnement muet pour l’instant, porteur de changements en devenir, et qui est sur le point de basculer. Elle viendra, puis elle repartira, fatiguée par l’isolement et la vie de la campagne, comme ma mère avant elle, trop éloignée de l’aisance des villes, du bruit et des lumières. Je me console en me disant qu’au moins, elle ne sera au moins pas brisée comme ma grand-mère et toutes les femmes qui l’ont précédées, dont des photos austères ornent les couloirs de la ferme. Je sais cette maison sera hantée par les souvenirs de ses rires et de sa présence, et pourtant, il faut que j’essaie. Il faut que j’y croie. Même si c’est pour apprendre, comme mon père, le sien et ceux qui nous ont précédé, ce que c’est que d’aimer pour perdre.
Contrainte : Démarrer par la phrase « Cette nappe cirée me rappellera Marie-Amélie » ; vingt minutes d’écriture.
Si ce genre d’exercice vous plaît ou vous intrigue, je vous ai concocté de quoi vous affairer pendant l’été. Restez à l’écoute !
Chouete texte !
Ca me fait un peu penser à cette chanson de Bénabar:
Waw, excellent ! *_*
J’étais curieux de voir comment tu t’en tirais avec ce genre de contrainte, maintenant je vois. ^^
Du coup ça m’intrigue, j’ai hâte de voir ce que tu as concocté. 😀
20 minutes corrections comprises ? Moi aussi j’ai hâte de voir ça !
Ce sont les exercices d’écriture qu’on a proposé à l’atelier des Imaginales, et Jean-Claude, Elisabeth et moi nous sommes également pliés à l’exercice dans les mêmes conditions que tout le monde. Du coup, j’ai converti certaines des consignes pour vous proposer un exercice par semaine cet été. 😉
Plus que de la nostalgie, une « épine amère et douce » : de la Saudade prospective… J’aime vraiment beaucoup, plus que ça même.
Fatalement, ça m’évoque des échos de Leonard Cohen par moment.
Comme tu joue de la distorsion du futur techniquement pour amplifier le ressenti! (c’est marrant mais Après la plupart prendront ce texte comme un texte triste, mais pour moi c’est plus complexe: un certain pragmatisme qui n’empêche pas de vivre les choses, une marque de défense qui n’empêche pas d’ouvrir l’armure. Du reste je pense qu’on n’aime pas vraiment quelqu’un tant qu’on n’a pas accepter l’éventualité de le perdre.
Et 20mn… et ta dernière phrase… Un petit coup d’humilité pour commencer la journée, merci Lionel 😉
Grand merci à toi 🙂
Le jeu sur le futur, c’est parce qu’Elisabeth avait voulu rendre la phrase d’origine (qui était au présent) plus difficile ou plus intrigante. Et j’ai tendance à suivre les consignes et les complications à la lettre pour voir ce que je peux en sortir sans les esquiver.
Très beau ! Belle réussite, et bonne idée que de poster ce genre d’exercice. L’urgence stimule…
Tout à fait 🙂 Elle force à ne pas se poser de questions et à s’autoriser à écrire, parce qu’on n’a pas la possibilité de tergiverser. Merci !
Tiens tiens, je me souviens qu’en vingt minutes, tu avais eu le temps d’écrire la phrase d’accroche, quand nous avons fait un atelier ensemble 😛
Sous-entendrais-tu que tes consignes sont meilleures? HEIN?
Très joli texte 🙂
Arf, je me rappelle de ce soir-là, je ne sais pas ce que j’avais, écran bleu total. Ca arrive 🙂
Salut Lionel,
Encore un souvenir des Imaginales….
Que nous prépares tu pour cet été?
Cyrille
Excellente question qui vaudra un article à part entière, sous peu 😉
Nice ! (prononcer naïce, en bon francais)
Pour les exercices d’ecritures, un truc qui peut etre rigolo c’est les Story Cubes (http://www.storycubes.com/), ou un procede equivalent. J’y avais deja pense pour plusieurs exercices ludiques en atelier, mais pour l’instant je m’en suis surtout servi avec mon gamin…
Cool pour les exercices, en tous cas, ca m’interesse.
Pascal
Rigolo, les StoryCubes, je ne connaissais pas. J’ai un jeu de cartes sur le même principe à la maison, mais je ne m’en suis pas encore servi sérieusement.
Le futur et un objet : Les choses, George Pérec. Sinon, cette chanson de Bénabar est l’une des rares que je supporte, sauf qu’elle est à mon avis gâchée par la « chute ».