Une controverse agite de façon de plus en plus marquée le champ de la cétologie : dauphins et baleines présentant un encéphale développé, des comportements sociaux et joueurs d’une grande complexité, une culture, sommes-nous vraiment en mesure de les limiter à l’état d’« animaux », de les considérer comme notre propriété voire notre nourriture, bref de les « exploiter » ? Il ne s’agit pas purement là de bien-être animal, où l’éthique moderne pousse l’homme à la bienveillance envers d’autres êtres vivants supposés inférieurs, mais de la reconnaissance qu’il accorderait à un semblable.
Terrain glissant.
Autant que je puisse cerner, la question est apparue dans la presse en fin d’année dernière, à l’occasion d’une conférence plus ancienne encore :
Deux cétologues de premier plan ont avancé que les dauphins étaient trop intelligents, et nous ressemblaient trop, pour que nous ayons le droit de les capturer ou de les tuer. À la conférence annuelle très courue de l’American Association for the Advancement of Science, déclarer plus ou moins ouvertement que les dauphins sont des personnes constituait une importante prise de risques professionnelle.
Depuis le début de l’année, le dossier s’est emballé. Tout d’abord, un coup de pub de la PETA1 qui a attaqué Sea World pour esclavage ; et maintenant, info signalée par Nathalie Mège, les experts néo-zélandais, cherchent à reconnaître aux cétacés les mêmes droits qu’aux êtres humains.
On peut considérer toutes ces initiatives comme absurdes en avançant que la loi concerne l’être humain, et que les dauphins ne sont pas des êtres humains, point final. Mais on pourrait se rappeler, par exemple, qu’à l’époque de la théorie des races, les Noirs n’étaient pas considérés comme des êtres humains à part entière ; on pourrait également songer aux implications philosophiques d’un système anthropocentré – pourquoi, au juste, nos lois ne concernent-elles que nous ? Quelle en est la justification intellectuelle, autre que c’est « commode » ? Peter Watts, biologiste marin et auteur comme votre aimable serviteur, a longuement traité ces questions dans cet article.
Mais comment pourrait-on s’assurer du bien-fondé, ou non, de ces démarches ? Comment démontrer la présence ou l’absence de capacités cognitives supérieures chez ces animaux fascinants qui justifieraient pour eux l’établissement de droits inalinéables2 ?
La réponse est simple : c’est impossible.
De la même manière qu’il est impossible de démontrer, actuellement du moins, que l’homme jouit effectivement de capacités cognitives supérieures, d’une conscience dont il est le maître, en un mot, du libre arbitre. Nous possédons l’illusion du libre arbitre ; à chaque instant, si nous réfléchissons, nous sommes globalement convaincus d’être libre de nos décisions. Mais nous sommes aussi des machines biologiques. Nous ignorons totalement si, en réalité, nous ne sommes pas à chaque instant le jouet et le fruit d’une mécanique chimique hautement élaborée mais totalement déterministe, qui se berce seulement du doux rêve de la liberté.
Comment pourrions-nous alors prouver ces notions chez une autre espèce que la nôtre, si nous en sommes incapables pour nous-mêmes ?
Comme toujours, une fois libéré des influences étouffantes des morales absolutistes, on débouche sur une notion très simple pour l’éthique : celle-ci n’est pas une loi suprême, c’est un choix. Un choix de société, dont nous assumons les conséquences en tant que collectivité, qu’espèce, que membres de l’écosystème. Nous choisissons de considérer que nous détenons une liberté d’action et une conscience qui valent la peine d’être préservées. Viendra un point où la recherche cétologique atteindra elle aussi ses limites sur la question, et où l’homme devra, en fonction de ce qu’il croit percevoir chez ces autres espèces, décider là aussi s’il juge les preuves suffisantes ou non pour appliquer à autrui le même acte de foi qu’à lui-même. Mais ce sera une décision. De la même façon qu’il décide, plus ou moins unanimement, que tuer son voisin est mal, parce que sa vie est précieuse. Qu’il décide qu’il a une conscience, parce qu’il préfère cela à l’autre côté de l’alternative. Rien ne prouve la loi : la science accumule des faits, mais l’éthique constitue toujours, quelles que soient les circonstances, une volonté, un projet, et non un absolu.
Pour ma part, au fil des ans, en captivité ou en milieu naturel, et à travers la presse scientifique, j’ai assisté à tous les comportements prétendument indigènes à l’homme, ou peu s’en faut. La culture était censée constituer notre apanage : dommage, les orques ont une culture des pratiques de chasse, les baleines à bosse une culture des chants, etc. Le test du miroir (la conscience de soi) était censée constituer l’apanage de l’homme, dommage, les orques et les dauphins le réussissent. Les frontières bougent, et elles donnent désagréablement l’impression qu’à chaque découverte éthologique, on reformule la définition de l’humain pour lui conserver sa singularité, sa position « supérieure » au pinacle de la Création.
Alors qu’il y a une définition très simple, en définitive, pour nous, qui nous place irréfutablement à l’écart de toutes les autres formes de vie de cette planète. C’est nous qui nous trouvons en position de passer des lois pour limiter les dégâts faits aux autres êtres vivants qui partagent la planète avec nous. Cela se résume très simplement, pour paraphraser Brandon Sanderson dans L’Empire ultime, à : « Au bout du compte, c’est nous qui possédons les armées. »
Cette définition-là, personne ne nous la volera. Maintenant, est-ce vraiment celle que nous voulons pour notre espèce ?
[boxparagraph]J’en profite pour mentionner que les baleines grises du Pacifique Ouest ne sont plus que 130, dont 26 femelles en âge reproductif. Un projet de plate-forme menace cette population probablement déjà condamnée, mais cela ne signifie pas pour autant qu’on peut rester inactif : des rapides infos du WWF sur la situation se trouvent ici, et une pétition là.[/boxparagraph]
(Merci à Nathalie Mege, and copy to Danielle Gibas, Joëlle De Weerdt, Katrin Lohrengel, Em Cunningham.)
ça laisse de quoi méditer pour la soirée au moins ;)!
Clair, précis. Bravo.
Ca me fait penser au cycle de l’Elévation de Brin avec ses néo-dauphins. La loi de pâture m’avait fait cogiter. En gros pourquoi les dauphins se laissaient-ils massacrer? Parce que la loi de pâture dit que celui qui est au-dessus dans la chaîne doit manger ceux en-dessous, avec une notion de cycle et d’équilibre. Les dauphins considéraient les hommes au-dessus donc… Et la honte des humains quand ils purent enfin communiquer avec les dauphins. Je ne sais si je dois espérer ou pas que ça se vérifie un jour.
Bien dit !
Pour rebondir sur ton ouverture : une autre exception humaine fort sympathique :
http://www.sciencesetavenir.fr/fondamental/20120124.OBS9673/l-homme-la-seule-espece-dont-les-males-tuent-les-femelles.html
Pas de quoi en être fier, j’avoue. Par contre, les dauphins sont très « protecteurs » des femelles. Comme nos ancêtres, premiers hominidés, ils volent, en groupe au nombre supérieur, les femelles des autres plus petit groupes de dauphins. Ils les entourent constamment, question de ne pas les laisser s’échapper. C’est un comportement général chez les dauphins. On peut donc leur apprendre un truc ou deux de civilisation
…
C’est amusant parce que pas plus tard qu’hier, je regardais un documentaire sur les cétacés et la manière dont ils communiquaient par les sons. Je trouve ton article très intéressant, surtout pour cette question de la spécificité de l’humain, que je trouve extrêmement pertinente face aux données scientifiques (les cétacés, mais aussi les singes, que j’ai du mal à considérer comme des animaux comme les autres). De là à considérer qu’on pratique de l’esclavagisme… Je n’en suis pas là. Et puis, question bête peut-être : mais les animaux « exploités », ils ne donnent pas l’impression de l’être, dans la façon dont ils se comportent, si ? Enfin, je veux dire, ils ont l’air d »aller bien, quoi ! Les soigneurs, qui les connaissent très bien, n’ont pas l’air de se sentir dans le rôle du bourreau, il me semble…
Enfin, je voulais surtout te poser une question : qu’est-ce que tu appelles « culture », chez les cétacés ? tu parles d’une culture des chants et de la chasse, ça veut dire quoi concrètement ?
Bises !
Les canards colverts aussi tuent parfois leurs femelles lors de viols collectifs… Cela ne fait pas d’eux des humains. Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres animaux. Pour moi le seul caractère propre pouvant à la limite séparer l’espèce humaine du reste du règne animal est sa capacité phénoménale à transformer son environnement au point de créer une ère géologique propre (l’Anthropocène). Caractéristique qui se retrouve extrêmement rarement dans le Vivant.
Pas pour polémiquer mais quand même, les végétaux qui depuis l’origine assurent la teneur en oxygène de l’atmosphère, c’est quand même autre chose que notre « petit » anthropocène…
Or, personne ne parle de « phytocène », et pourtant…
Pour être exact, l’oxygène ne vient pas prioritairement des végétaux mais des bactéries anaérobies des débuts avant que la respiration ne devienne la voie métabolique royale – cela constitue la plius grande crise rencontrée par le vivant dans l’histoire de la planète. Les végétaux ne sont pas des producteurs purs d’oxygène, ils respirent comme nous et rejettent eux aussi du CO2 à côté de la photosynthèse.
Cela dit je suis d’accord sur le fond, l’homme n’est donc pas le seul à pouvoir altérer drastiquement son environnement.
Sauf que les cyanobactéries (puisque ce sont elles – ce ne sont pas des Végétaux – qui sont pointées du doigt dans l’émission massive de O2) ont agi sur une période géologique longue : le phénomène a duré près de 2 milliard d’années avant de basculer d’un monde anaérobie à un monde aérobie stable. Et certainement en présence de plusieurs espèces de Cyanobactéries. L’anthropocène a cela de catastrophiquement remarquable qu’il implique UNE espèce d’être vivant en à peine 250 ans ! Et encore, on peut si l’on veut jouer les fous furieux stériliser la Terre en quelques jours… Alors, pas si « petit » que cela notre Anthropocène.
On ne parle pas de « phytocène » car ça n’existe pas mais de « Grande Oxydation » ou bien de crise des gisements de fer rubané.
Mais je ne rêve pas, Lionel ! Après avoir dûment attendu, force m’est de constater que tu as snobé ma question !! 🙂
Oh, mes excuses, je n’ai répondu qu’à une partie de la question 🙂
La culture signifie ici des techniques de chasse, des comportements sociaux et des chants différents d’un groupe à l’autre, lesquels peuvent se transmettre au sein de la même lignée, ou d’un groupe à l’autre. Il y a donc un « réservoir » de savoir acquis et conservé par le seul support de la mémoire des animaux vivants.
Pas de problème 🙂 Merci pour cette réponse ! J’avais en effet vu dans un documentaire que les orques d’une même famille partageaient un langage propre à leur groupe… C’est assez étonnant.