Soit l’affirmation suivante, largement relayée et établie par des études a priori solides :
Ceux qui téléchargent le plus sont aussi les plus gros consommateurs de l’offre légale.
Considérons, en premier approche, cette affirmation comme vraie.
Il en vient très fréquemment la conclusion : « Le téléchargement est bon pour l’offre légale. »
Mais j’ai quelques questions :
- Quelle est la proportion absolue d’offre légale dans ces habitudes de consommation ? Si un gros téléchargeur achète 1% de sa consommation quand un petit n’en achète que 0.90%, 1) nul ne saurait gagner sa vie ainsi 2) la différence est négligeable en volume, donc cela invalide la conclusion précédente.
- Combien sont les plus gros téléchargeurs ? S’ils achètent au contraire 90% de leur consommation mais ne représentent que 2% de la population, cela invalide la conclusion précédente.
- A-t-on étudié l’aisance vis–à-vis de la technologie ? Si un gros téléchargeur, de par son aisance vis-à-vis de l’informatique, achète quatre fois sur cinq le contenu qui l’intéresse, mais qu’un petit n’achète qu’une fois sur vingt, cela peut invalider la conclusion précédente.
- Quid du manque à gagner ? Un créateur (ou une industrie culturelle) peut-il s’installer, apprendre de son public, s’il lui faut produire d’abord à perte avant de dégager le seuil de rentabilité qui lui permettra de vivre ? Cela peut là aussi invalider la conclusion précédente.
Ces questions n’étant pas (forcément) posées dans le but d’obtenir des réponses mais pour marteler la vérité suivante :
Une statistique n’est pas une conclusion : c’est une observation quantifiée.
Toujours penser aux effets voisins, à la sous-représentation, aux conjonctions, d’effets, etc. C’est seulement quand on les a évacués, scientifiquement, que l’on peut alors formuler une conclusion, laquelle n’est pas quantifiée, mais devient toujours qualitative (« en approche raisonnable, je peux probablement – à 95% de confiance, par exemple – considérer que… »).
J’ai une petite histoire édifiante à ce sujet : soit l’article suivant, « Le piratage nuit à l’économie : la preuve en chiffres » publié ici-même en 2010. J’y avançais la conclusion suivante (édifiante, bien sûr) :
L’augmentation phénoménale et terrifiante du stock d’armes nucléaires cumulé sur les États-Unis et l’URSS coïncide avec le développement d’Internet – et donc, des capacités de stockage et du piratage. Comme par hasard, le pic d’armement correspond au moment où l’espace de stockage moyen avoisinait les 650 Mo – soit la taille d’un CD audio ou d’un film en DivX. J’ignore quelle preuve supplémentaire il faut au monde : Internet a non seulement creusé la dette nationale des États-Unis, mais les disques durs sont directement responsables de l’instabilité politique de notre époque.
Une conclusion tout à fait convenable pour un 1er avril. (Pour ceux que ça intéresse, l’article est tout entier basé sur une erreur logique classique, le biais de corrélation : deux phénomènes en évolution conjointe ne sont pas nécessairement reliés de façon causale.)
Quelle n’a pas été ma surprise (et mon effroi) en constatant que cet article a été cité très sérieusement, deux ans plus tard, dans des travaux d’étudiant post-bac en ligne.
Auguste lectorat, tu es fort et vaillant, alors : NE SOIS PAS CES MECS.
Et les pingouins expliquent la diminution du lectorat de la presse; en plein dans le sujet —->
http://www.smbc-comics.com/?id=3129
Merci pour cet article. Tu as parfaitement raison de dire qu’une statistique n’a pas valeur de preuve scientifique, même à l’heure du Big Data. J’y vois néanmoins une ouverture (et je ne dis pas qu’il faudrait généraliser l’expérience à tous les acteurs de l’industrie, hin) : ce qui serait intéressant, ce serait de voir de statistiques de dissémination de contenu légalement payé en version « piratée ». En français, étudier les contenus que les gens sont enclins à payer pour lire/écouter/voir d’un côté et de l’autre les contenus dont les gens veulent profiter, mais qu’ils ne sont pas prêts à payer (ou peut-être pas au prix proposé). J’ai l’intuition qu’en étudiant formellement ces données, nous aurions une leçon à en tirer, même si j’ignore laquelle.
Tout à fait d’accord avec toi: je me disais ce matin avant d’écrire l’article qu’il y a probablement une corrélation positive entre volume total des ventes et volume du piratage d’une oeuvre donnée, ce dont on conclut souvent: piratage => ventes, alors qu’il s’agit probablement de ventes => buzz => piratage.
D’autre part, dans les marchés de niche, on peut aussi, peut-être, présupposer une plus grande fidélité du public et donc un volume piraté moindre.
We need moar datas. 😉
« ce dont on conclut souvent: piratage => ventes, alors qu’il s’agit probablement de ventes => buzz => piratage. »
Je pense que tu passes d’une simplification à une autre et que dans les deux cas ce n’est pas un reflet de la réalité, qui à mon avis est plus complexe.
Le cas de l’adaptation télé Game of thrones en un bon exemple d’ailleurs. Ici ça a commencé par un buzz autour d’une série télé, laquelle est adaptée d’une série de livre déjà bien reconnu dans le milieu de l’imaginaire (mais ignoré globalement du grand public). Le buzz a généré du piratage sur les épisodes, lesquels ont ensuite généré des ventes de livres (et de dvd/bluray). Ici c’est plutôt buzz -> piratage -> vente.
Tout ça pour dire qu’en prenant différents exemples on doit pouvoir trouver différents cycles, probablement aussi avec d’autres étapes. 🙂
Herbefol, pose-toi la question: comment GoT a-t-il pu être monté en série? Parce que grosses ventes en papier D’ABORD, c’était déjà un gros succès. Tu ne peux pas démarrer sur un projet comme ça en venant de nulle part, on peut tortiller comme on veut mais il faut des fonds et une réputation solide. Ce sont toutes ces portes qu’on fragilise et qu’on ferme de plus en plus.
Certes, mais ton schéma oublie le fait que le pirate peut créer une boucle de rétroaction positive. Et c’est bien ce que je disais, c’est plus complexe que les schémas simplificateurs. :p
Si on parle de logique pure : ventes => piratage, alors non piratage => non vente 😉
Non, FAIL!
La logique formelle n’est pas la logique causale. http://fr.wikipedia.org/wiki/Proposition_contrapos%C3%A9e#Notation
Hey, pardon oui : je voulais dire « logique pure » avec « pure » dans le sens formel (mauvais terme). D’où d’ailleurs le « 😉 » à la fin, et la précision au début.
(Pas de souci, je me doutais que c’était un trait d’esprit, mais il me semblait important de pointer l’erreur quand même 😉 )
Dommage que je n’ai plus les liens vers les articles qui relataient les études en questions mais je me souviens très bien avoir lu l’une d’entre elles en 2013. L’article disait, en résumé, que les « pirates » achetaient plus d’offres légales (musique, film) que les clients lambdas, pas que le « piratages » faisait vendre plus, nuance. Il faudrait voir avec Nicolas Gary parce qu’il me semble que c’était un article d’actualitte.com qui citait une étude de GfK.
ps: je vais crossposter mon commentaire dans le partage fait dans le DdS 🙂
Ravi de voir quelqu’un pousser enfin un peu plus loin la réflexion.
On peut aussi se dire aussi que ceux qui téléchargent le plus consommeraient encore plus d’offre légale s’ils ne téléchargeaient pas.
Et on en arrive souvent aussi à la conclusion « il faut légaliser les échanges non marchand sans compensation ».
Or, cette théorie n’est-elle pas valide tant que seule une mince partie des oeuvres sont en P2P ? A compter du moment où tous les ouvrages seraient rapidement en P2P (notamment avec une légalisation des échanges non marchand) et la lecture essentiellement numérique, je ne vois pas très bien comment les ventes directes pourraient continuer (mais serait vraiment très heureux d’avoir un éclairage sur le sujet 🙂
Bon.. je reposte à quelque détail près un commentaire laissé récemment sur Long Shu Publishing.. mais la question me semble fondamentale en ce moment…
Encore merci pour ce billet, ce sujet est bien souvent abordé de manière trop succincte.
Merci Menbiens, et pour ton excellent blog que j’invite tout le monde à aller lire 🙂
Ton article a été cité sérieusement, Lion ? Extraordinaire !! Ou flippant, au choix…
« Les statistiques, c’est comme les mini-jupes. Ca cache l’essentiel, mais ça donne des idées »
Oui. J’ai envoyé un mail au prof / responsable du site qui m’a dit, un peu emmerdé: « heuuu ce sont des travaux d’étudiants, suis pas responsable, j’y suis pour rien » et le truc a disparu magiquement très vite. Je n’en jamais su davantage.
http://jvoulaispaspirater.tumblr.com/
Certes. 🙂
[…] Soit l'affirmation suivante, largement relayée et établie par des études a priori solides : Ceux qui téléchargent le plus sont aussi les plus gros consommateurs de l'offre légale.[La suite sur le blog…] […]
Sur un marché anglosaxon voire mondial, ok vu le nombre de personnes ok ca pt contrebalancer. Sur un marché bcp plus réduit comme le marché français (pire encore celui de la SFFF) je ne suis pas sûr du tout.
Parce que ça marche à fond pour une série, ça doit marcher pour tout le reste ?
Nicolas touche au coeur du problème. Cela fonctionne sur un marché mondial. Nous donnons le marché à l’anglais (et peut-être à l’espagnol et au chinois). Le français deviendra une langue régionale en 2100.
Si vous avez tant compris de choses, sinon, impliquez-vous dans des initiatives économiques pour mettre vos idées en application. Faites vos démonstrations, chiffres à l’appui, nous n’attendons que ça. Réellement.
(Julien Simon se bouge, par exemple, lui.)