Suite et fin de ces deux articles sur la chaîne du livre et la rémunération de ses acteurs. Lundi, nous avons considéré le cas général et l’ensemble des partenaires économiques veillant sur la réalisation et la commercialisation d’un ouvrage. Aujourd’hui, nous allons considérer les deux marchés qui, dans l’idée générale, font mentir l’article d’hier : poche et numérique. Nous allons voir qu’il n’en est rien, ou plutôt que leur dynamique est différente. Suspense, teasing, musique de blockbuster.
Et le poche ?
Quand je discute de cela, la contrepartie aussitôt ajoutée généralement est : « Oui, mais le poche ? Le poche se vend moitié, voire deux tiers moins cher que le grand format. Comment cela se fait ? Hein ? Hein ? Réponds-moi ou bien je ne te libère pas l’accès aux saucisses cocktail. »
On commet souvent l’erreur d’équivaloir marché du grand format et marché du poche. Or, ils n’ont rien à voir1. Le marché du poche est un marché de masse (le terme anglais le dit bien : mass market paperback). Qui dit tirage de masse, grosse diffusion, dit risque important. C’est là que se trouve le coeur du marché du poche : si le prix est bas, ce n’est pas principalement en raison d’un format plus petit et d’une qualité de fabrication de l’objet parfois inférieure au grand format, mais parce que le poche se vend à des échelles bien plus vastes, et que le chiffre d’affaires se réalise sur le volume.
Pour cette raison, les éditeurs poche ne prennent en général que des livres qui ont fait leurs preuves en grand format – qui ont déjà bien fonctionné et/ou ont été appréciés, ce qui motive l’éditeur poche à lui donner une deuxième vie pour le porter auprès d’un autre marché. Pour cette raison, auguste lectorat, dire « je vais attendre le poche » quand tu vois un livre qui te plaît n’est pas un raisonnement durable. (Cela résulte cependant, je te l’accorde tout à fait, d’une situation paradoxale, et oui, j’ai parfaitement conscience que le livre est cher et que ce n’est pas forcément un choix pour tout le monde.) Parce que si le livre ne se vend pas en grand format, si tout le monde attend le poche, alors il ne sortira jamais en poche, parce qu’il ne se sera pas assez vendu. Je dis cela car l’idée générale assez répandue semble être que la sortie en poche est automatique, comme on retrouve les films en DVD après leur sortie au cinéma. Dans le cas du livre, c’est faux2. Pire, ce raisonnement peut parfaitement handicaper la vie d’un livre. Bref, si vous avez les moyens et que vous êtes intéressé-e, soutenez les livres que vous aimez en grand format.
Pour mémoire, enfin, la rémunération de l’auteur est généralement deux fois moindre sur le poche que sur le grand format (dans les 5%). Là encore, le volume des ventes est censé rattraper l’écart. Les marges sont beaucoup faibles pour tout le monde sur ce marché.
Et le numérique ?
Les choses évoluent tellement vite dans ce domaine qu’il est difficile d’en donner une vision claire. Mais là aussi, l’idée reçue est qu’un livre numérique ne coûte rien à produire, parce qu’il n’y a pas de copie physique, d’acheminement… (L’idée populaire est généralement que l’impression est ce qui coûte le plus cher dans un livre – idée compréhensible, puisque c’est ce que l’on voit, palpe, soupèse. C’est là encore faux, voir le diagramme d’hier : c’est même une part assez faible du prix de vente final.)
Mais un livre électronique coûte de l’argent à produire. Les postes évoqués hier existent toujours, pour la majorité. Notamment :
- Il faut toujours faire retravailler le texte ;
- Il faut toujours produire des fichiers de bonne qualité, lisibles, légers, compatibles ;
- Il faut toujours mettre ces fichiers à disposition du lecteur là où il est susceptible de les trouver – et cela veut dire, entre autres, les grandes enseignes, qui prennent leur part au passage ;
- Enfin, il faut toujours faire connaître le livre… écueil que découvrent souvent les auteurs auto-publiés avec beaucoup de déconvenues : ce n’est pas parce qu’on sort un livre que tout le monde va l’acheter…
Est-ce que la rémunération de l’auteur devrait augmenter ? Sans aucun doute, puisqu’un certain nombre d’étapes disparaissent tout de même dans l’équation. Mais le livre électronique est moins cher (parfois de beaucoup)… Et l’on retombe sur la logique de masse du poche. Et dire que l’électronique ne décolle pas en France à l’heure actuelle est un aimable euphémisme. L’usage que l’on commence généralement à trouver acceptable aujourd’hui est toutefois en train de converger vers une rémunération d’environ 30% (plus ou moins 5-10, en fonction des conditions) si le livre est distribué par un tiers et 50% si le livre est distribué directement par l’éditeur sur sa plate-forme. De toute façon, le volume ne représente pas encore grand-chose aujourd’hui. Un gros ou un petit pourcentage de pas grand-chose équivaut toujours à environ que dalle. Ce qui est important, à l’heure actuelle, c’est de prévoir la renégociation des droits, plus tard. Mais on entre là dans du technique qui dépasse le cadre de ces articles.
Donc…
Donc, auguste lectorat, te voilà bien armé pour répondre (d’un petit air hautain et sûr de son fait, bien entendu, car c’est beaucoup plus drôle) dans tes cocktails et vernissages aux objections et idées reçues sur le prix du livre et le fonctionnement de son économie. Il ne s’agit pas là de critiquer ni même de proposer d’autres solutions ; ces articles ne constituent qu’un tour d’horizon du système actuellement. Et qui, tout bien considéré, malgré ses imperfections, reste quand même celui qui donne à l’auteur le meilleur revenu et la meilleure visibilité.
Et si on ne te libère toujours pas l’accès aux saucisses cocktail, considère l’éventualité d’un atemi.
- Du moins à l’heure actuelle. Nous ne sommes plus tellement à l’époque où beaucoup de livres sortaient directement en poche, parce que les chiffres de vente sont généralement trop bas aujourd’hui pour permettre ce genre de stratégie. ↩
- Bien sûr, cela ne s’applique pas aux immenses locomotives des genres, G.R.R. Martin, Robin Hobb, J.K. Rowling, où là, la sortie en poche est quasiment certaine. ↩
Armée pour l’accès aux saucisses cocktails ! 😉 Merci pour ces 2 articles qui éclairent un peu le monde obscur du livre. 🙂
Merci à toi, content que ça t’ait intéressée! 🙂
ouaip, merci pour ces eclaircissements. Pour les saucisses cocktails, j’ai un faible pour le mawashi-geri.
hehe
L’explication du prix du numérique me paraît un peu légère quand même et n’explique absolument pas que, plusieurs années après la parution d’un livre, on nous vende encore sa copie numérique une quinzaine voire une vingtaine d’euros…
Ça, c’est une aberration, effectivement passée sous silence car discutée ailleurs sur ce blog. 🙂 Mais ce n’est, bien heureusement, pas une généralité.
Non seulement le numérique a toujours besoin d’une diffusion, mais il a besoin d’une diffusion plus « efficace ». Si le diffuseur n’a plus vraiment besoin de convaincre le libraire de prendre l’ouvrage dans son stock (parce que vu les espaces de stockage, la plupart des librairies numériques sont capables d’accueillir à peu près tout ce qui sort en numérique), il doit par contre travailler à fond sur la mise en avant de l’ouvrage (primordiale avec des étagères virtuelles de dimension quasi-infinie). Ça demande moins de commerciaux que pour écumer les libraires de France et de Navarre, mais ça demande toujours du personnel efficace.
Extrêmement juste, avec en plus le fait qu’un libraire numérique peut parfaitement gagner sa vie avec des ventes atomiques éclatées sur un inventaire quasi-infini, mais pas l’auteur ni l’éditeur. (C’est d’ailleurs la stratégie d’Amazon.)
Ceci dit, les éditeurs/auteurs peuvent quand même élargir un petit peu leur perspective par rapport au papier, en rendant justement disponible toute la partie de leur catalogue qui n’est plus trouvable en papier. (combien d’auteurs ont la chance d’avoir l’intégralité de leur production disponible en papier ?)
L’effet est évidemment infiniment moindre que celui dont profite Amazon, mais je pense qu’il n’est pas à négliger, surtout pour ceux qui ont déjà une bibliographie assez riche et sous-exploitée.
Tout à fait d’accord. Surtout que le public que cela intéresserait est plutôt constitué de lecteurs assidus, donc plus enclins à lire en numérique.