Un commencement est un moment d’une délicatesse extrême
Les débuts sont finalement tous un peu les mêmes (non pas du point de vue du contenu, mais de l’approche, évidemment). Même un auteur structurel comme ton serviteur, auguste lectorat, qui aime construire des langues fictives, des cartes, définir le passé et l’origine sociale de chaque personnage, connaître son âge au mois près, a forcément besoin de se lancer dans l’arène. Aucun plan de bataille ne survit au contact de l’ennemi, ce qui n’est pas de Sun Tzu, bien qu’on aurait pu le croire, mais d’Helmuth Karl Bernhard von Moltke, un mec qui devait se marrer quand il s’agissait de signer sa carte 12-27 dans ce foutu petit emplacement tout minuscule.
L’écriture d’un roman commence à peu près toujours pareil, et je commence à en avoir commencé (tu suis ?) – et fini, surtout – suffisamment pour mesurer que : c’est normal. Passer dix minutes sur une phrase, se trouver atrocement lent, ne pas comprendre comment, sur les manuscrits précédents, on a pu connaître des moments de grâce et des journées à 50 000 signes et se voir péniblement en boucler 10 000 pour l’instant, tout cela est normal, cela fait partie du processus. L’écriture est un muscle, ou bien : un moteur diesel, il faut que ça chauffe. Surtout quand on s’engage dans une trilogie au long cours comme « Les Dieux sauvages », laquelle contiendra une flopée de personnages et de lieux (à telle enseigne que, pour la première fois, je pense placer un aide-mémoire des noms, notamment pour ceux qui lisent sur une longue période et peuvent avoir oublié qui est qui) ; il faut se familiariser avec les personnages, avec le ton, le vocabulaire, s’apercevoir que ces gens ne disent peut-être pas « ouais » ou « merde » aussi naturellement que nous, qu’on a besoin d’un juron local tout de suite, et d’une information sur la chasse au collet, et d’ailleurs à combien de mois sommes-nous exactement de la fonte des neiges, et ah, tiens, finalement, Machin, tu veux dévider tout ton passé là tout de suite parce que ça te pèse et que ça ne peut pas attendre le chapitre 12 ? Okay…
Pour ma part, l’écriture suit une courbe logarithmique, avec un début lent, le temps que tous ces gens trouvent leur voix (et moi avec), que l’orchestre apprenne à se connaître, qu’on entame le voyage tous ensemble. La préparation est bien jolie, mais vient toujours un moment où il faut se lancer aux côtés des protagonistes, et nul plan n’y suffira jamais. Mais c’est aussi une partie du plaisir, justement, et c’est pour cela, je le crois de plus en plus, qu’il ne faut pas trop s’appesantir en préparation – oui, je vous regarde, camarades auteurs structurels. La préparation donne un filet de sûreté, nous savons où nous allons, nous n’allons pas caler en plein désert, mais, en principe, on peut finir par s’abstenir d’étudier de façon obsessionnelle la carte pour davantage profiter de la promenade, des chemins de traverse, des éventuels raccourcis ou meilleurs trajets qui se présenteront, et prendre du plaisir à la balade. Pour avancer, il suffit peut-être d’avoir un objectif de long terme bien compris et assimilée, d’une idée claire de la scène en cours et d’une vague conception de la poignée qui suivra ; avec les bonnes questions narratives – où sont-ils, que veulent-ils, comment cela fait-il avancer l’histoire – l’auteur détient toujours une boussole, ce qui compte peut-être davantage, au bout du compte, qu’une carte très fiable. On n’écrit qu’une scène à la fois, qu’une phrase à la fois, jamais un roman tout entier ; il faut arrêter d’angoisser qu’il faut tout avoir en tête à chaque instant. Impossible.
Du moins, découvre-je, c’est ce que vers quoi je tends de plus en plus actuellement dans ma pratique, et dans l’écriture des Dieux sauvages. Et tu sais quoi, auguste lectorat ? Eh bien, c’est fun. Mais je me rends compte aussi que j’aurais été incapable d’une telle approche il y a plusieurs bouquins, parce que j’avais trop peur. Bon sang, il faut bien que j’apprenne des trucs sur la durée, à force, le plus important étant : me faire confiance, mon inconscient sait ce que je fais et me guidera si je le laisse faire, mon conscient peut lâcher prise et se concentrer juste sur l’action du moment. Ça va aller. J’ai déjà fait tout ça plusieurs fois, au bout d’un moment, ça ne peut pas être entièrement un coup de chance (ainsi que le hurlent évidemment, toujours, tous les egos névrotiques de tous les auteurs de la Terre). Je ferai de mon mieux, comme à chaque fois, et je le referai – je ne peux pas davantage, et je refuserai moins. Et j’ai appris des trucs. Donc, si je prends seulement soin de m’écouter, cela a même de fortes chances de devenir meilleur à chaque fois1.
Au fait, le titre de travail du Livre I des « Dieux sauvages », titre qui a de fortes chances de devenir définitif, est La Messagère du ciel.
- Cela ne veut pas dire qu’il faut attendre ma mort pour acheter mon dernier bouquin, hein. Mon éditeur n’est pas d’accord. Et moi non plus. Sinon, ma mort arrivera plus tôt que tard, de toute façon – d’inanition. ↩