Pourquoi je ne me revendique plus du féminisme (mais continue à le défendre)

men_and_feminism_2_400x400Spoiler alert : la clé est dans le mot « revendiquer », pas dans le mot « féminisme ». 

J’ai écrit pas mal de trucs ici, assez agressifs d’ailleurs, sur le fait que, principalement, le patriarcat n’est qu’un étalage de faiblesse, de peur, de petitesse intellectuelle et émotionnelle, et, probablement, d’une béance psychologique aussi tragique qu’ancienne. Je les écrirais peut-être un peu différemment aujourd’hui pour certains détails mais, globalement, je les assume et, surtout, je suis content qu’ils existent, et soient disponibles d’une manière ou d’une autre dans les archives.

Pourtant, aujourd’hui, je n’écris plus rien sur le sujet, même si cela ne m’empêche pas de continuer à partager un certain nombre d’articles sur les réseaux sociaux concernant les aberrations moralistes de régimes oppressifs venus d’un autre temps (hint : on parle ici de diktats religieux davantage que politiques, les premiers gouvernant les seconds), que mon opinion n’a pas changé sur le sujet, et qu’au contraire, à force d’éducation personnelle, j’ose espérer qu’elle s’est raffinée et renforcée.

Alors, quoi ?

Eh bien, toute la clé est dans cette simple équation. M’entendre dire avec un air méfiant « dis-donc, tu serais pas féministe, toi ? » sera toujours pour moi un grand compliment, que je prendrai comme la preuve que je fais peut-être deux ou trois trucs correctement. Dans l’écriture, j’espère profondément que je traite mes personnages féminins avec la même dose de forces et de faiblesses que mes personnages masculins. (Ce qui veut dire que mes femmes sont potentiellement tout aussi faillibles que mes hommes, pas qu’elles sont parfaites – car c’est une autre forme de sexisme insidieux.) Avoir été l’homme invité sur la table ronde des Utopiales portant sur le féminisme il y a quelques années restera pour moi, sincèrement, un des plus grands honneurs et plaisirs de mon existence.

En revanche, je constate que j’ai arrêté depuis un moment d’affirmer, clairement et fortement « je suis féministe ». Pourquoi ? La réponse en trois points, comme dans toute bonne dissertation.

La main-mise masculine sur l’étiquette

Un article que j’ai en vain cherché à retrouver, d’un autre auteur, présentait plus ou moins la thèse suivante, qui m’a fait beaucoup réfléchir : une certaine frange masculine a plus ou moins fait main basse sur l’appellation pour s’attirer une forme de crédit et de respectabilité. Voire, dans un placement qui s’apparente à une forme retorse de mecsplication (mansplaining), pour tirer à soi la couverture de l’anti-sexisme.

Je me suis toujours qualifié de féministe en toute bonne foi, et je continue à défendre l’appellation au quotidien quand elle est interprétée de travers (comme c’est hélas encore souvent le cas). Mais j’éprouve une fausse note quand je l’endosse moi-même comme une revendication. Même si toute population est infiniment diverse, certain-es ne voient pas d’un œil favorable la revendication d’une mouvance vue comme une lutte par un membre de l’oppresseur.

Ce qui amène au point suivant :

No man’s club ?

L’attitude féministe envers la place et le rôle des hommes dans les luttes varie énormément : l’exclusion radicale (qui tombe heureusement en désuétude), l’exclusion « de survie » (pour éviter à court terme le noyautage par des emmerdeurs, pour résumer rapidement – comme certaines réunions de Nuit Debout), jusqu’au travail en concertation.

Certaines féministes soutiennent qu’un homme ne peut pas, voire ne doit pas, parler de lutte sexiste parce qu’il fait partie de la classe privilégiée. Cette attitude est pour moi aussi absurde que décourageante – mais devinez quoi : je ne me bats pas contre, parce que j’ai mieux à faire.

Elle me semble absurde et décourageante car elle nie l’une des capacités les plus fondamentales de l’être humain, à savoir l’empathie – la capacité de se mettre à la place d’autrui. Tous les jours, j’écris des livres parlant d’autres personnes que moi ; c’est justement pour moi une façon très personnelle d’explorer mon empathie, et si j’ai une telle proportion de personnages « cassés » ou extrêmes (Julius, Masha, Alukar ou Puck dans Léviathan, une grande part des militaires de l’Empire d’Asreth, etc.), c’est parce que je suis obsédé par la quête de la part humaine dans l’inhumain, de ce qui reste de l’identité quand l’humain pousse au dernier degré l’une de ses pulsions les plus fondamentales mais aussi, peut-être, les plus monstrueuses, la quête de la transcendance et la transfiguration qui s’ensuit. Plus prosaïquement, je peux activement clamer le droit républicain au mariage pour tous sans avoir envie d’épouser un homme.

Je comprends pleinement, intellectuellement, qu’exclure les hommes représente fréquemment une réaction de survie ou de ras-le-bol après d’innombrables confrontations avec de sombres individus indignes de confiance, incapables de cette empathie, justement, et qu’éduquer les masses mal dégrossies est un travail profondément usant et dont on peut légitimement souhaiter s’affranchir. De même, à titre purement personnel, je ne suis pas obligé, en tant qu’individu, d’apprécier ni d’approuver, et ce sans donner dans le not all men ; il est bien plus simple, pour tout le monde, de ne pas insister à vouloir à tout prix être admis dans certaines franges d’un club où l’on n’est pas le bienvenu. Car quelle insécurité, malaise ou faille cela cacherait-il ? Une des belles leçons que j’ai apprises en passant trente ans, c’est que chercher à tout prix à affirmer son identité peut (j’insiste : peut et à tout prix) cacher une forme d’insécurité et une quête de validation par l’extérieur – tout particulièrement dans le cas de l’appartenance aux strates privilégiées (d’où l’insistance sur le peut et à tout prix). (Culpabilité, anyone ?) La soif de reconnaissance et de validation par l’autre est, bien sûr, bien plus fondée quand on se trouve du mauvais côté de l’injustice (quelle qu’elle soit – un autre jour, on pourrait parler du diktat de la reproduction).

Pour quelle raison chercherais-je (et cherche-t-on) à tout prix à être admis dans les strates féministes qui me refusent l’entrée ? Pour être rassuré sur un statut de mâle respectable ? Pour être différent, privilégié ? Pour qu’on me confirme que « not all men » ? À quoi cela rime-t-il – et si on passait son chemin, plutôt ?

Faisant partie sur ce point de la classe privilégiée, je n’ai pas à me sentir menacé en aucune manière, je n’ai pas à donner de leçons même si je ne suis pas d’accord ; c’est la beauté de la liberté offerte par la civilisation, et du lâcher-prise qui est toujours accessible à l’individu.

Peter via Flickr CC License by CC

Striving to be a « man of quality ». Peter via Flickr CC License by CC

Plus beau encore : je peux agir en féministe, défendre le féminisme, sans chercher à tout prix à à le revendiquer pour moi, à m’en réclamer, à mendier une admission sans condition dans l’intégralité de cercles qui sont de toute façon vastes et divers ; je pense que c’est une dépense d’énergie totalement vaine et, de plus, psychologiquement suspecte. Les débats sans fin concernant qui peut se réclamer de quoi dans quelles circonstances me, désolé, gonflent prodigieusement. Il me paraît plus intéressant (et important) de réfléchir et surtout d’agir en accord avec cette réflexion, à chaque instant. Pleine conscience, tout ça. C’est aussi là que, quand on appartient à la classe privilégiée, on porte une importante responsabilité quand à l’usage à bon escient de sa parole et au respect d’autrui (en commençant, par exemple, par laisser aux autres la place de parler).

Mais je ne suis pas un homme d’action collective, de toute manière.

Cent féminismes différents

Ce qui enchaîne sur un point encore plus fondamental (et je remercie Anne Larue et d’autres pour les discussions enrichissantes) : il n’y a pas « un » féminisme mais des féminismes (historiques, géographiques, etc.) – une discussion féministe entre deux femmes (pour éviter le biais sus-nommé) conduit de toute façon rarement à un assentiment parfait – et pourquoi cela devrait-il être le cas ? Existe-t-il une Vérité Féministe Ultime à laquelle « la » femme (unique et archétypale, comme on le sait, comme « la » ménagère, « le » lecteur, « le » musulman) accéderait-elle une fois la révélation reçue ?

Lolilol.

C’est, en théorie, la beauté du débat et du pluralisme respectueux d’une civilisation qui aspire à être éclairée : la reconnaissance et le respect de la diversité des opinions, une réflexion de fond subséquente conduisant à une évolution (ou pas), et un peu de cuir tanné chez tout le monde pour qu’on puisse gratter un peu là où ça pique et où, justement, ce serait intéressant de gratter.

Des intellectuels et des bancs

En conclusion, Gandhi disait « sois le changement que tu souhaites voir dans le monde », une phrase que je ressors à toutes les sauces parce qu’elle me paraît le meilleur guide éthique de la personne : elle incite à l’action, à se confronter au monde, à chercher l’inspiration dans cette action pour soi-même et, si l’on y parvient, à la propager peut-être aussi.

C’est dorénavant ma ligne directrice, dans ce domaine mais aussi beaucoup d’autres : je me frotte à la réalité, j’essaie d’agir et de me surveiller plutôt que de parler et de revendiquer. J’ai très envie que « Les Dieux sauvages » porte un fort message féministe (à l’image de « Quelques grammes d’oubli sur la neige », nous sommes à une époque semblable d’Évanégyre), et il y a près d’un an, j’en parlais en ces termes ; mais j’ai arrêté, et c’est la dernière fois que je le mentionnerai ici ou ailleurs de moi-même de cette façon, pour toutes les raisons qui précèdent. Parce que, pour reprendre les trois points précédents : a) je ne veux pas m’arroger l’étiquette. b) Je n’ai pas envie qu’un débat sur l’étiquette et son bien-fondé prenne l’ascendant sur les autres aspects du roman (car ce sont des romans). c) La littérature parle de diversité, elle s’efforce de mimer la vie ; mes personnages féminins sont des gens, ils sont faillibles, agaçants, adorables, courageux, inquiets, balaises, drôles, comme tous les autres, en tout cas j’espère, et vous aurez pleinement le droit de ne pas tous les aimer autant, d’en haïr certains, et c’est justement tout le fond de la question : j’aimerais que vous les aimiez, ou pas, parce que ce sont des êtres humains, et que j’ai des gens sympas, stupides, tragiques, intéressants, amusants, en raison de ce qu’ils sont et d’où ils viennent (leur genre formant un pan de leur identité, certes, mais un pan seulement).

En résumé, un intellectuel assis va toujours moins loin qu’un con qui marche ; approchant de la quarantaine, je me suis dépouillé de l’illusion d’être un jour un véritable intellectuel (… et là encore, nous pourrions parler des insécurités relatives à ce genre d’aspiration). Alors, dans le doute, autant que je marche.

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