Donc voilà, tout le monde s’est réveillé avec un « c’est pas vrai ? » en voyant le résultat de l’élection du président du monde. Un homme que l’écrasante majorité de la presse et des dirigeants des grandes compagnies américains ont refusé de soutenir. Il est des élections qui semblent tellement évidentes, tellement jouées d’avance – « ils ne vont pas élire ce fou furieux, lui donner les codes de l’arme nucléaire alors que son propre QG de campagne lui retire l’accès à son propre compte Twitter ? » – que le résultat donne l’impression de s’être réveillé dans un monde parallèle.

La même chose s’est produite au moment du Brexit : un référendum dangereux, mais qui semblait si évident, dont le résultat ne pouvait pas décemment insulter la raison, mais qui, bien évidemment, s’est soldé en une catastrophe dont on peut douter que le pays se relève un jour.

Donald Trump a remporté sa victoire sur la base de la haine, de la démagogie et d’une forme institutionnelle d’ignorance (et, dans une moindre mesure, c’est vrai, de l’abus d’assurance joint à l’incompétence crainte de sa rivale). C’est le triomphe de l’Amérique suprémaciste et obscurantiste, celle qui nie le changement climatique, qui croit qu’on peut arrêter l’immigration mexicaine en construisant un mur géant façon rideau de fer à la frontière, etc. Le Brexit, quant à lui, a été décidé sur la base de mensonges éhontés – irréfutablement démontés depuis…

Dans les deux cas, la consultation générale, démocratique, du peuple a engendré un résultat aberrant, allant à l’encontre de la raison même. Voire, de la réalité. Dans les deux cas, il est plutôt facile de pointer les causes principales : les mensonges éhontés des politiques (le Brexit, mais aussi Trump) et le tragique déficit d’éducation des électeurs, conduisant à des réactions absurdes nées de la peur et du malaise ambiant (Trump, mais aussi le Brexit).

L’économie et la démocratie ont ceci de commun qu’elles sont fondamentalement basées sur une hypothèse impossible : elles postulent une décision rationnelle qui s’appuie sur une information parfaite de l’acteur individuel. Ce n’est plus possible, sur tous les sujets, en 2016. La démocratie est « la pire forme de régime à l’exclusion de tous les autres », pour citer Churchill, mais là, un problème sévère se pose. Parce qu’entre autres causes, une certaine forme d’obscurantisme intellectuel (religieux, mais pas que ; Chomsky pointe à juste titre que l’élite d’un régime démocratique n’a aucun intérêt à avoir des électeurs informés et instruits) crée un peuple crédule, ignorant, manipulable à l’envi, et que la voix de la raison se fait toujours plus faible avec le temps dans la cacophonie. C’est ainsi que le Royaume-Uni se retrouve à quitter l’union européenne et que les États-Unis élisent Trump.

Dans les circonstances actuelles, la démocratie façon XXe siècle a vécu – comme tout système, elle est en train d’atteindre ses limites dans un monde qui a changé ; ses failles – rares et subtiles, mais présentes malgré tout – ont été trouvées et exploitées par des politiciens qui savent s’appuyer sur le viscéral au lieu de la raison, sur l’instantané au lieu du long terme – et les réseaux sociaux, stimulant l’appétence pour le contenu viral, fort, émotionnel, n’y sont pas étrangers, car ils sont conçus pour stimuler ce qu’il y a de plus bas dans l’espèce humaine.

Que faire alors ? Fichtre, je n’en ai aucune idée. Je ne suis absolument pas en train de dire qu’il faut exclure des citoyens de la consultation, ni revenir à une forme de gouvernement plus centralisé encore, ce qui ne conduirait qu’à davantage d’abus. La solution serait bien évidemment de renforcer l’éducation dans toutes les strates de la société, mais, à ce stade, en tout cas à court terme, cela semble tenir de l’utopie – car il faut la volonté politique et les moyens, sans compter qu’une spirale descendante d’ignorance semble s’amorcer, à mesure que les incultes et les menteurs se retrouvent au pouvoir, et promeuvent davantage ces mêmes phénomènes qui les ont vu élire. Je suppose qu’il existe déjà quantité de réflexions sur des modes de consultation ou de gouvernance alternatifs fondés entre autres sur Internet – si vous avez votre favori à recommander, n’hésitez pas à le faire en commentaires, qu’on puisse éventuellement changer cette farce tragique en réflexion sur l’avenir, dusse-t-elle dépasser notre propre espérance de vie (mais restez courtois, il s’agit d’être constructif). Par exemple, à titre personnel, ces temps-ci, je m’interroge sur le suffrage universel : j’ai de vagues notions d’économie, mais je ne suis pas économiste – il me paraît curieux que ma voix, sur un dossier économique par exemple, ait le même poids qu’un spécialiste, vu que je suis, à peu de choses près, incompétent. Bien sûr que je souhaite faire usage de la possibilité de m’exprimer, mais je ne vais pas non plus prétendre lutter à armes égales avec un chercheur en la matière qui a des années d’étude et d’expérience derrière lui. Le grand nombre, c’est risquer le triomphe de l’ignorance ; mais le petit nombre, c’est risquer la confiscation du pouvoir (et la féodalité). What then? 

À ce stade, je me prends à trouver un attrait certain pour le tirage au sort hérité des Grecs – ces jours-ci, ça nous donnerait au moins une chance de tomber sur le bon choix… Si je me souviens bien, dans Chants d’une Terre lointaine, Arthur C. Clarke plaisante même en disant que c’est la seule chance pour un peuple d’avoir un dirigeant un tant soit peu correct, car qui n’aurait surtout pas envie de se retrouver à ce poste – et que ce devrait être le premier critère de compétence.

George Bernhard Shaw affirmait que la démocratie est le régime qui assure qu’un peuple n’est jamais gouverné par mieux que ce qu’il mérite. Le problème, c’est que les peuples sont multiples, et que beaucoup vont souffrir des quatre ans à venir. (Heureusement que ce n’est « que » quatre ans.)

À nous d’être intelligents chez nous l’année prochaine…