Ma vie est ainsi faite qu’en ce moment, les seuls jeux vidéo que j’ai le temps de faire doivent durer une poignée d’heures tout au plus, mais ne partez pas, parce que Gris, même court, vous donnera plus de sens et d’émotion que bien des triple-A en mode games as a service avec ses loot boxes à la con.

Qu’est-ce que Gris ? Et sans vouloir reprendre une formule devenue cliché à force sur certains jeux indé : comment parler de Gris sans déflorer l’expérience ?

Eh bien, d’abord, Gris est beau. Beau à l’image : ne vous fiez pas aux captures d’écran qui ne rendent pas réellement justice au travail de Conrad Roset, artiste autour duquel le jeu s’est construit ; il n’est pas rare de s’arrêter à plusieurs reprises, pad en main, pour dire “Bon dieu, mais c’est beau, pour de vrai”. De faire des captures d’écran. Qui ne serviront à rien, car il faut vivre cet univers, le voir en mouvement, s’y impliquer, pour le ressentir – au-delà du moment, il ne restera que des photos figées qui ne racontent rien. Beau au son : la bande-originale réalisée par Berlinist, merveilleusement mélodique et mélancolique, sublime l’image, et le sound-design est impressionnant d’efficacité, malgré son minimalisme.

Qu’est-ce que Gris ? Je peux dire que Gris est un jeu de plate-forme réflexion, mais je n’aurais rien dit. Je peux dire, comme le font beaucoup de sites, que Gris commence par l’histoire d’une jeune femme (laquelle donne son nom au jeu), qui perd sa capacité de chanter dans un monde privé de ses couleurs. Mais Gris est avant tout un voyage, une expérience qui – ne vous y trompez pas – est un vrai jeu, et non une installation virtuelle. Il faudra réfléchir par moments pour avancer, regarder autour de soi pour comprendre la logique de ce monde étrange et intemporel, où reposent pourtant des vestiges qui semblent surgis des millénaires. Le level design, à ce titre, est exemplaire – une réelle leçon. J’ai rarement vu un jeu autant réussir à guider le joueur presque sans une ligne de texte, à lui faire passer des émotions seulement à travers des mécaniques de gameplay, comme ces toutes premières séquences où, loin de réaliser une action, la moindre pression sur un bouton fait au contraire s’effondrer Gris de désespoir.

Cette même transmission du sens transpire à travers le moindre élément du jeu. Depuis ces statues dispersées à travers les niveaux, jusqu’à la symbolique fondamentale de ce voyage – rendre la vie à ce monde –, Gris n’explique rien, mais invite à ressentir, à imaginer, à recevoir le sens de ce qui est montré à travers certaines images d’une force incroyable, que je ne veux pas dévoiler. Mais ce silence ne désigne nullement, comme certains jeux moins aboutis, un manque d’inspiration ou une paresse de la part des concepteurs. C’est le silence de l’œuvre d’art aboutie, qui offre au lecteur, joueur, spectateur, l’espace de l’habiter, et de la vivre, pour la faire sienne.

Gris n’est pas un jeu difficile, Gris n’est pas un jeu dangereux ; mais Gris est un jeu qui sait susciter des émotions et faire battre le cœur d’émotion, de mélancolie souvent, mais de joie aussi. Gris sait faire naître des sourires et serrer les tripes. Gris est fait pour être savouré, lentement, au fil des cinq petites heures qu’il dure, mais dont chacune est plus riche de sens et de beauté qu’un énième shooter stéroïdé ou que cinq épisodes d’une série TV débitée à la chaîne. J’ai été exaspéré par Braid (et surtout par la hype branchouille qui s’est fédérée autour). Pour moi, Gris est Braid en réussi, accessible, profond, beau et, surtout, en muet.

Je fais tout ce que je peux pour éviter d’en parler dans le détail car il est si court qu’il serait dommage d’en dire davantage. Mais Gris est pour moi une œuvre splendide, une preuve supplémentaire que le jeu vidéo n’est jamais aussi réussi que quand il arpente des terres artistiques, en termes d’émotions, qui s’appuient réellement sur sa grammaire narrative propre (tout comme le film, la littérature, la musique ont les leurs). Si vous avez un cœur, jouez à Gris. Et surtout, prenez le temps de le vivre, et de vous laisser gagner par lui. Le voyage vous accompagnera longtemps.