J’interromps le rythme plan-plan d’une publication par jour à 10h30 pour parler de quelque chose de beaucoup trop grave.

Quand on est un mec évoluant dans un milieu professionnel donné depuis un certain nombre d’années (plus de vingt, maintenant) et qu’éclatent sur ledit milieu des révélations comme celles de Mediapart, il me semble, même quand on a choisi d’observer l’équivalent d’une retraite numérique loin des tumultes du monde, que l’on est tenu de dire un mot, parce que le silence, autrement, frise de manière extrêmement dangereuse la complaisance.

D’abord, piqûre de rappel exhaustive (je ne ferai pas de récapitulatif – allez aux sources) :

Pour être honnête, en première approche, je ne voyais pas quoi ajouter d’intelligent, si ce n’était que, comme dit plus haut, le silence s’apparente pour moi à de la complaisance. Mais de quelle position réagir ? Je n’ai jamais travaillé avec Bragelonne que pour une poignée de traductions de nouvelles avec un directeur d’ouvrage extérieur il y a des années.

D’autre part, tout comme je m’en remets au processus scientifique dans la quête de la vérité, j’ai tendance à m’en remettre aux processus judiciaires et, donc, à rester en général dans la réserve.

Que diable fous-je ici, alors ?

Parce que justement, il faut sortir de la réserve.

Dans son droit de réponse, Stéphane M. en appelle à la présomption d’innocence et rappelle que « la propagation publique de rumeurs […] a des conséquences irréversibles telles que le suicide, à l’instar d’une affaire récente » (pas forcément le meilleur parallèle à employer si l’on veut clamer son innocence, franchement, mais bon). Je ne souhaite nullement la mort ni le déshonneur à qui que ce soit ; c’est mon vernis bouddhiste, même si je crois puissamment aux principes d’ordre et de rétribution dans une société qui cherche à maintenir l’harmonie (voir Compassion, mais prison).

Mais, comme le rappelle Stéphanie, la presse est entièrement légitime à enquêter et recueillir des témoignages, et ce n’est pas incompatible avec la présomption d’innocence. Et dans un monde parfait, on laisserait la justice (et les processus scientifiques) décider sur des bases purement factuelles avec une confiance absolue en leur objectivité ; tout cela serait fort bel et bon si les recours légaux et les innombrables biais défavorables envers tout ce qui n’est pas mec cis blanc hétéro n’existaient pas, or, au risque de clamer une énorme évidence, ben non. Et c’est toute la racine du problème. Le monde n’est pas un idéal platonicien ; on peut y aspirer, mais dans l’intervalle, la vie (et les victimes) se préoccupent de l’ici et maintenant, et l’ici et maintenant, c’est que quantité d’hommes en position de pouvoir se permettent des comportements intolérables en croyant à leur impunité, et que le système, bien trop souvent, la leur accorde encore.

News flash : la balance demeure énormément en la défaveur des victimes. Ben voui. Cela a été dit quantité de fois mais cela vaut la peine d’être répété (si vous avez besoin d’un exemple récent, rappelez-vous le GamerGate) : oser parler d’une agression nécessite un courage énorme et les victimes ont la plupart du temps beaucoup plus à perdre qu’à gagner quoi que ce soit. S’offusquer de #MeToo et des dénonciations qui agitent la parole publique, c’est bien sympa, c’est très joli théoriquement, et dans un monde parfait, on règlerait toutes nos affaires dans un système équilibré (ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas travailler d’arrache-pied à cet objectif de civilisation). Mais c’est du raisonnement de privilégié qui ne voit pas le problème puisqu’il n’y est pas sujet : c’est s’offusquer contre son nerf sciatique enflammé alors qu’en fait on a toujours eu les pieds en-dedans. Le problème n’est pas la réaction, bordel, c’est la cause !

S’offusquer de #MeToo et de tous les mouvements dénonciateurs sur les réseaux ou des articles comme celui de Mediapart au titre de « quand même, rendez-vous compte la présomption d’innocence » n’est valide que si la dynamique sociale offre de réels recours officiels et sans risque contre les harcèlements et agressions.

Offusquez-vous donc de la société qui ne laisse pas le choix d’employer de tels moyens parce que le silence est trop lourd face aux dynamiques de pouvoir et qu’il n’y a, littéralement, pas d’autre manière d’être entendu·e que de frapper un grand coup de poing sur la table.

Très franchement, le droit de réponse de Stéphane M. m’a glacé. Alors que les femmes ayant témoigné quant aux comportements dont elles ont été victimes l’ont souvent fait sous couvert de l’anonymat, il identifie en retour très clairement chacune d’entre elles, laissant un horrible goût de « t’as vu, je sais où t’habites ». En le lisant, j’ai eu l’impression de lire l’exacte preuve des dynamiques prédatrices dénoncées.

Reprenons. Que diable fous-je ici, donc ? Déjà pour exprimer tout ça. Parce que, comme le dit Stéphanie Nicot, je crois résolument qu’on ne peut avancer qu’ensemble. Et, là aussi, ce sont des évidences (mais le fait qu’on doive les dire montre qu’en fait non) : d’une, pour partager toute ma révolte ; de deux, pour dire toute ma compassion et ma solidarité aux personnes qui se trouvent, ici ou ailleurs, à subir et à devoir naviguer à travers des dynamiques de pouvoir et de domination sexuelle là où d’autres ont le merveilleux luxe d’en être ignorants et de ne pouvoir se préoccuper que de leur boulot – et donc, « de ne pas voir où est le problème ».

Et du coup, pour déclarer très clairement que si vous ne voyez pas le problème, ce n’est pas qu’il n’y en a pas, hein. C’est que vous devez, de toute urgence, apprendre à voir en quoi ces dynamiques puent la charogne. Et si vous avez du mal, parce que houlà, ça vous secoue un peu les préjugés quand même, eh bien, restons dans des domaines de fiction : commencez par regarder The Morning Show, que, humblement, j’ai trouvé renversant d’intelligence et d’écriture (et aussi de tragique humanité).

Une pétition a été mise en ligne pour exprimer clairement le désir de voir les choses changer. C’est ici.

Note de service : je laisse pour l’instant les commentaires ouverts, mais je les surveille avec une claymore à la main, et je modérerai avec tout l’énervement d’un Highlander face aux Anglais ; je les fermerai sans préavis si je juge que ça part en sucette. Merci de toujours rester excellent·es envers les unes et les autres.